"Une gourmandise" de Muriel Barbery
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L’histoire : C'est le plus grand critique culinaire du monde, le Pape de la gastronomie, le Messie des agapes somptueuses. Demain, il va mourir. Il le sait et il n'en a cure : aux portes de la mort, il est en quête d'une saveur qui lui trotte dans le cœur, une saveur d'enfance ou d'adolescence, un mets original et merveilleux dont il pressent qu'il vaut bien plus que tous ses festins de gourmet accompli. Alors il se souvient. Silencieusement, parfois frénétiquement, il vogue au gré des méandres de sa mémoire gustative, il plonge dans les cocottes de son enfance, il en arpente les plages et les potagers, entre campagne et parfums, odeurs et saveurs, fragrances, fumets, gibiers, viandes, poissons et premiers alcools... Il se souvient - et il ne trouve pas. Pas encore.
La critique de Mr K : Depuis ma lecture enthousiaste de L’élégance du hérisson, je n’avais pas repratiqué l’écriture ensorcelante de Muriel Barbery, l’occasion ne s’étant pas présentée. C’est une fois de plus lors d’une séance de chinage fructueuse que je tombai inopinément sur Une Gourmandise. Format court pour une histoire à la portée universelle, cette lecture fut aussi rapide qu’intense.
Au cœur de l’intrigue, un homme qui va mourir… et pas n’importe qui. Il s’agit d’une sommité, d’un maître dans sa spécialité, sans doute le plus grand critique culinaire du monde. À l’heure de rejoindre Charon au bord du Styx, il recherche dans ses souvenirs une saveur unique qui l’obsède, une saveur sur laquelle il voudrait mettre un nom, une saveur qui s’apparente à la fameuse madeleine de Proust. Il cherche, il explore et retourne son passé mais n’arrive pas à mettre le doigt dessus jusqu’à ce que…
L’ouvrage est organisé autour de chapitres très courts n'excédant que rarement les cinq à six pages. Un sur deux voit le protagoniste principal convoquer un souvenir précis plus ou moins ancien toujours en rapport avec le goût, une première expérience ou des habitudes ancrées depuis longtemps. Nous assistons donc à des premières fois, à des rituels familiaux, parfois aussi à des surprises et des découvertes totalement impromptues. Viennent s’intercaler des fulgurances et autres souvenirs des gens qui l’entourent ou qu’il côtoie. Relations familiales ou de travail, on tourne cependant souvent autour de son métier et de sa personnalité.
Disons-le tout de go, l’homme est détestable au possible. Suffisant et rigide, il inspire des sentiments contrastés oscillant entre l’admiration parfois l’amour mais aussi le rejet voire la haine. À travers différentes scénettes qui nous sont données à lire, se profile un individu passionné, obnubilé par son travail et autocentré. Sa famille est la première à en faire les frais, à commencer par son épouse cantonnée au rôle de potiche d’ornement et des enfants dont il s’occupe peu. Il batifole à l’occasion, noue des relations de travail ambivalentes et voyage énormément. Son érudition est aussi impressionnante et louable que sa personnalité peut s’avérer prodigieusement agaçante ! C’est un étrange sentiment que l’on nourrit à son égard.
En effet, la fameuse quête qu’il mène nous fait forcément penser à notre propre recherche de nos impressions et souvenirs d’enfance, cette part de naïveté, de plaisir immédiat que l’on perd définitivement (ou presque) lors de notre passage à l’âge adulte. Au fil de ses pérégrinations mémorielles, le personnage arrive à nous toucher et on se retrouve même parfois avec les yeux humides, très émus. Quand arrive la conclusion, l’édifice global se révèle dans son entièreté, sa richesse et un ultime élément aussi surprenant qu’au final logique. Le dénouement est parfait.
Il faut, je l’avoue, un temps d’adaptation de deux à trois chapitres pour se mettre dans le bain, domestiquer l’écriture relevée et tortueuse. L’addiction m’a tout de même gagné très vite sans jamais plus retomber. On se délecte et on déguste ces pages aussi raffinées que délicates et parfois cruelles. Le plaisir de lire est ici poussé à son maximum et l’on referme l’ouvrage heureux d’avoir suivi cette quête existentielle au pouvoir d’évocation formidable. À lire absolument !