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Le Capharnaüm Éclairé
13 avril 2021

"Limbo" de Bernard Wolfe

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L’histoire : Ceci est l'histoire d'un monde pacifique. Après une guerre presque absolue, les hommes ont choisi de perdre leurs membres plutôt que de reprendre les armes.

Ils ont choisi l'IMMOB, suivant les idées qu'ils ont cru lire dans le journal intime d'un jeune chirurgien, le docteur Martine, devenu ainsi une sorte de messie. Mais les cybernétistes veillent.

Ils ont une autre solution. Des membres artificiels, plus résistants, plus fiables, capables de tout. Même de reprendre le combat, les armes.

C'est dans cet "entre-deux-guerres" du futur que réapparaît le docteur Martine, brutalement promu au rôle d'arbitre dans un conflit tragique dont il ignore les origines...

La critique de Mr K : Incursion en science-fiction aujourd’hui avec cet ouvrage qu'un ami m’a offert pour mon anniversaire, livre qu’il avait lui-même lu et adoré il y a déjà quelques temps. Je ne connaissais avant ni l’auteur ni le titre, ce qui est un grand tort. Quand on creuse un peu, on se rend vite compte que Limbo de Bernard Wolfe est considéré comme un classique du genre par les amateurs. L’erreur est désormais réparée et je confirme tout le bien que j’ai pu lire ici ou là sur cet ouvrage. C’est 768 pages de pur plaisir littéraire entre SF et essai philosophique, à la fois passionnant et immersif.

Tout débute sur une île de l’Océan Indien qu’aucune carte ne mentionne. On y fait connaissance avec le Docteur Martine, le héros de ce récit. Naufragé plus ou moins volontaire, cela fait 18 ans qu’il vit avec la peuplade du crû avec laquelle il entretient de bons liens et pratique la suite de ses travaux scientifiques sur le cerveau. On est plus ou moins plongé dans l’univers du bon sauvage cher à Rousseau, du moins la recherche de l’homme à l’état naturel sans velléité agressive ni possession terrestre. C’est l’occasion de commencer un voyage métaphysique sur la nature de l’être humain mais aussi sur ce qui s’oppose à elle : la Culture et notre propension à vouloir transformer la Nature selon notre volonté et nos désirs. Dès le départ, vous l’avez compris, on sait qu’on a affaire à une œuvre ambitieuse à l’universalité qui va aller crescendo.

Tout va se voir bouleverser avec l’arrivée d’intrus sur ce pseudo paradis terrestre. Venus de Limbo, territoire situé en Amérique du Nord (partie des États-Unis que nous connaissons), ces humains présentent la particularité d’être amputés de plusieurs membres remplacés par des prothèses aux capacités diverses (pales d’hélicoptère, scies, lance-flamme…). Le choc est forcément profond même s’il se déroule pacifiquement. Cependant cela agit comme un révélateur chez le Docteur Martine qui prend la décision de retourner chez lui pour voir ce que son monde est devenu et partir à la recherche de lui-même.

Parti en 1972, à la veille d’un conflit majeur, en 1990 (année de déroulement du présent récit), la Terre a subi une troisième guerre mondiale où les bombes atomiques ont ravagé une bonne partie du monde. Ainsi l’Europe n’a plus d’existence viable, les grandes villes du continent ont été rasées. Reste deux blocs antagonistes qui s’épient en chiens de faïence, un peu à la manière des tensions liées à la Guerre Froide dans notre propre réalité. Les deux camps ont adopté la mystérieuse idéologie de l’IMMOB au nom de la paix mondiale et de l’apaisement de l’être humain. Ils s’affrontent désormais via une nouvelle version améliorée des jeux olympiques et une paix durable semble s’être installée.

Tout en suivant Martine dans sa redécouverte de son pays et de ses racines (très beau passage dans les lieux de son enfance), on explore les contradictions de l’être humain et notamment sa volonté de poursuivre une utopie qui par essence n’est pas atteignable à partir du moment où des règles sont mises en place et dépassent l’idéal poursuivi. Par leur sacrifice ultime, celui de leurs membres représentant l’agressivité et l’idée de déplacement et donc de violence (je schématise à fond, le livre est beaucoup plus disert et rigoureux que moi), les êtres de cette civilisation nouvelle vivent dans une grande rigidité, une absence totale d’humour (au contraire du héros qui bien malgré lui a concouru à cet état de fait mais je vous laisse la surprise) et une volonté de contrôle total de soi y compris lors du moindre acte quotidien. Pour se rapprocher des machines qui ont finalement guidé le feu nucléaire, les hommes sont devenus des posthumains, alliant chair et cybernétique dans un mélange qui condamne la moindre nuance ou morale humaine élémentaire. Le manichéisme est de mise avec au final une société discriminatoire, où la liberté n’est qu’un leurre, où le sexe est dirigé, le libre-arbitre finalement absent à cause d’une propagande très bien huilée, un contrôle des foules total.

Limbo n’est pas pour autant un ouvrage très prospectif en terme de technologie pure. Il y a quelques détails sur les voitures automatiques, on y parle de cyborgs et de transhumanisme. L’intérêt est surtout dans l’aspect philosophique et psychologique qui est développé dans cette anti-utopie grinçante et finalement lorgnant vers la farce quand on apprend l’origine de la révolution à l’œuvre pour créer le mouvement IMMOB. Bien moins connu que 1984 ou encore Le Meilleur du monde, on navigue ici dans les mêmes eaux avec une partie théorique encore plus poussée qui vous rappellera avec joies quelques grands questionnements abordés en philosophie : Nature et Culture comme dit plus haut, la notion de Bien et de Mal, la Liberté, le Temps, la notion de progrès scientifique, de Bonheur... Finalement si on devait résumer les parties narratives, il ne se passe pas grand chose, par contre nombre de réflexions sont menées et apportent une densité incroyable à une histoire très prenante.

Bien que pointu par moment, le roman se lit d’une traite avec un plaisir renouvelé. Dense, complexe à l’occasion, la langue sert remarquablement la trame et les apports divers que nous propose l’auteur. Le personnage principal est un modèle de caractérisation, les révélations pleuvent sur lui mais aussi sur les personnages secondaires dont les destins prennent un tour parfois étonnant avec des rapports changeants et ambigus qui raviront les amateurs de récits à tiroir aux multiples surprises. L’auteur en plus d’être romancier fait montre d’une culture scientifique dans de multiples domaines ce qui donne à l’ensemble une gageure incroyable. J’ai beaucoup apprécié l’aspect psychanalytique de l’odyssée de Martine, ses réflexions sur l’Homme et le progrès. Il cite d’ailleurs bien souvent ses sources ce qui nourrit des idées de lectures futures fort intéressantes.

Je n’en dirai pas plus car on pourrait écrire des pages et des pages sur cet ouvrage qui s’apparente à un authentique chef d’œuvre qui va rejoindre dans ma bibliothèque les deux classiques de Huxley et Orwell suscités. Les fans de SF ne doivent absolument pas passer à côté. Quant aux autres, ils seraient bien inspirés de tenter l’aventure car au-delà d’une critique sans fard des déviances d’une utopie, il nous parle de nous et de manière fort juste. Un must read et un énorme coup de cœur.

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