"Je vous dépose quelque part ?" de Cécile-Marie Hadrien
L’histoire : Gabriel et Apolline sont-ils des anges de la route ? Les voix des deux narrateurs alternent et se croisent tandis qu'ils pratiquent le covoiturage. Aux passagers de quelques heures embarqués avec leurs problèmes, leurs humeurs et confidences parfois envahissantes, ils offrent davantage que leur conduite expérimentée et l'habitacle confortable de leurs voitures respectives. L'impromptu s'invite à bord et les protagonistes goûtent alors aux extras de l'ordinaire.
La critique de Mr K : Retour aux éditions Quadrature aujourd’hui avec la chronique d’un très chouette recueil de nouvelles qui a réussi à m’émouvoir parfois jusqu’aux larmes. Je vous dépose quelque part? de Cécile-Marie Hadrien allie à la fois puissance évocatrice, petits récits inventifs tout en restant toujours au niveau des personnages qu’elle met en scène, dans une réalité à hauteur humaine où chacun d’entre nous peut se retrouver.
Les quinze nouvelles qui composent l’ouvrage suivent le même principe d’écriture : Apolline et Gabriel, les deux narrateurs, alternent leurs souvenirs dans les nouvelles et nous racontent une expérience de covoiturage, une rencontre avec quelqu’un ou quelques-uns qu’ils ne connaissent pas du tout. Le hasard, le contexte extérieur, la météo, la prédisposition mentale des uns et des autres va provoquer un événement ou des échanges sur eux, la vie voire la nature de la condition humaine.
Cela donne lieu à de belles rencontres avec des échanges riches en émotion. C’est parfois surprenant mais il faut dire que l’habitacle d’une voiture force la proximité et à l’occasion peut délier les langues. On aborde nombre de sujets qui nous touchent en plein cœur à commencer par l’amour et le rapport à l’autre qu’il soit charnel, spirituel ou simplement empathique. On décortique les mécanismes de la famille avec des pages pleines de bons sens, des souffrances aussi parfois à vif... Chaque passager apporte avec lui ses soucis, un sourire, une histoire qui va faire écho avec celle du conducteur bien souvent. Un lien d’ailleurs se crée entre le lecteur et Apolline et Gabriel. La dernière nouvelle clôt l’ensemble de manière magistrale.
Construction et déconstruction de soi, de nos habitudes, de nos certitudes... au fil des rencontres, ce sont des vies humaines dans toute leur complexité qui nous sont exposées avec simplicité, sans artifices stylistiques inutiles. La langue est ici belle, accessible, sereine je dirais même. L’auteure nous enveloppe dans un cocon et nous invite à partager ses rencontres tantôt poignantes, tantôt drôles, toujours marquantes en tout cas et éclairantes.
Un bien beau recueil que je vous invite à découvrir au plus vite si vous êtes amateur de nouvelles contemporaines. Vous ne serez pas déçus.
"Paradox Hotel" de Rob Hart
L’histoire : 2072. Imaginez pouvoir vous extraire de la réalité, côtoyer Mozart, Cléopâtre ou des dinosaures du Jurassique pendant quelques heures. Grâce au Paradox Hotel, voyager dans le passé est possible. Mais, faute de rentabilité, le lieu est menacé. L’annonce d’enchères privées sème le trouble. Car beaucoup discernent dans ce rachat une menace bien plus grande : et si un milliardaire décidait de changer le cours de l’Histoire ?
Responsable de la sécurité de l’hôtel, January Cole sait que se balader dans le temps a un coût qui n’est pas que financier. À chaque passage, le cerveau se dégrade ; elle en a elle-même fait les frais. Et surtout, January est désormais capable de dériver vers l’avenir. Elle seule peut empêcher un crime de se produire...
Au Paradox Hotel, les dimensions temporelles s’entrechoquent pour le plaisir de touristes fortunés. Ici, le temps vaut beaucoup d’argent, et certains sont prêts à tout pour se l’approprier...
La critique de Mr K : Chronique placée sous le sceau de la SF aujourd’hui avec Paradox Hotel de Rob Hart, deuxième ouvrage d’un auteur qui a fait parler de lui avec MotherCloud son précédent roman que je n’ai pour l’instant pas lu. M’est avis que ça va changer vu la claque que j’ai reçue en lisant celui-ci. Accro dès le premier chapitre, j’ai lu l’ouvrage quasiment d’une traite avec un plaisir sans borne.
Dans un futur pas si lointain, on peut désormais organiser des voyages dans le temps, proposer des excursions touristiques d’un nouveau genre, totalement immersives et réservées à une élite très friquée. Le Paradox Hotel les accueille et les loge en amont et après l’expérience. Tout y est luxe, calme et confort, le service d’étage est impeccable et l’on vous entoure d’égards. Des bruits courent cependant que l’hôtel est hanté par des images, des spectres errants dans les couloirs. Les affaires marchent moins bien, l’État veut se dégager de l’entreprise et va bientôt la vendre au plus offrant. On attend dans quelques jours l’arrivée de quatre à cinq acheteurs potentiels, tous plus riches et puissants les uns que les autres et aux aspirations bien différentes.
January Cole, l’héroïne, est la responsable de la sécurité de l’hôtel. Auparavant, elle voyageait énormément dans le temps pour vérifier que les visiteurs n’agissent pas sur le passé, changeant par là même l’avenir. Mais ces voyages ont fini par altérer le cerveau et elle est "décollée" (sa conscience est capable de dériver dans le passé et l’avenir). Elle doit désormais, à cause de cette tare dégénérative, se cantonner à exercer au Paradox Hotel, sa maison et deuxième famille. Dur dur pour cette solitaire au caractère bien trempé et parfois très garce envers ses collègues, notamment le drone à l’IA très développée qui l’accompagne partout.
L’histoire débute avec un crime impossible qui fait penser à un mystère à la Conan Doyle. January est la seule à pouvoir voir un cadavre dans une chambre. En parallèle, la vente de l’hôtel approche, les voyages sont annulés pour de mystérieuses causes, on observe des chutes de tension électrique et le temps ne semble plus suivre son rythme naturel... L’héroïne va tenter de résoudre cette enquête malgré les nombreux obstacles qui vont se dresser devant sa route : son esprit qui déraille de plus en plus et ses visions qui se multiplient, son chagrin insurmontable d’avoir perdu la seule personne qu’elle ait vraiment aimé, l’incurie des puissants et son caractère bien pourri qui ne l’aide pas. L’intrigue est très créative et réserve nombre de surprises à January et au lecteur.
Personnellement, j’ai été totalement emporté par le récit qui se révèle être un parfait huis clos. Ici on ne voyage pas dans le temps, on essaie avant tout de résoudre un crime dans une écriture page turner. On est face à un véritable thriller d’anticipation avec son lot de rebondissements, de personnages bien tordus et des scènes d’action bien tendues (le lâché de dinosaures est un modèle du genre!). Le background SF rajoute une densité folle à l’histoire, donnant à voir des implications nombreuses et un sous-texte passionnant et bien engagé. À l’image de l’héroïne, le cynisme est de mise dans l’écriture avec quelques punchlines bien senties à l’endroit des milliardaires et autres personnages s’écoutant beaucoup parler, ne suivant que leurs intérêts au détriment des autres, à commencer par les employés de l’hôtel. C’est assez jubilatoire, mordant et ça flatte les causes qui me sont chères à commencer par ma détestation du capitalisme ultralibéral qui ici en prend un coup (il semblerait que la charge est encore plus importante dans MotherCloud qu’il faut décidément que je lise au plus vite).
J’ai beaucoup aimé January et son caractère difficile. Elle est relou, traite tout le monde n’importe comment mais on sent bien que cela cache une grande souffrance. On aborde avec elle des thèmes douloureux comme le deuil, la mémoire, la difficile reconstruction de soi après un événement traumatique. Les choses sont en plus rendues impossibles par ses défaillances corticales, la prise de plus en plus importante de médocs qui n’arrangent rien et une pression de plus en plus forte de ses supérieurs. La trajectoire de January ressemble à ces comètes en flammes qui traversent le ciel et semblent vouées à disparaître. Là encore, le récit nous réserve des surprises... Tous les personnages qui gravitent autour d’elle sont réussis, bien croqués et apportent leur pierre à l’édifice. L’intérêt est que malgré une apparence parfois caricaturale, ils se révéleront tous surprenants à un moment ou un autre. L’auteur ne nous prend vraiment pas pour des buses.
Que dire de plus ? Ce roman est un bijou, une expérience de lecture tripante qui ne sacrifie jamais le plaisir de lire en proposant une trame riche, une écriture subtile et rythmée, et un message politique puissant. Tout ici est parfait, enveloppant et totalement enthousiasmant. À lire au plus vite !
"Chroniques de Jérusalem" de Guy Delisle
L’histoire : Guy Delisle et sa famille s’installent pour une année à Jérusalem. Pas évident de se repérer dans cette ville aux multiples visages, animée par les passions et les conflits depuis près de 4000 ans. Au détour d’une ruelle, à la sortie d’un lieu saint, à la terrasse d’un café, le dessinateur laisse éclater des questions fondamentales et nous fait découvrir un Jérusalem comme on ne l’a jamais vu.
La critique de Mr K : En 2019, je découvrais Guy Delisle avec ses Chroniques Birmanes qui m’avaient beaucoup plu entre tranches de vie intimes, découvertes dépaysantes et contextualisation passionnante. Je remets donc le couvert avec ses Chronique de Jérusalem que j’ai aussi dévorées mais qui m’ont sérieusement calmé dans mon envie un jour d’aller sur place tant l’ambiance pesante, le ségrégationnisme institutionnel m’ont sautés au visage et m’ont mis mal à l’aise durant toute ma lecture...
L’auteur est marié avec une employée de Médecins sans frontière et la suit lors de ses affectations. Vous l’avez deviné, les voila parti pour le Moyen-Orient dans une des zones les plus chaudes du monde tant au sens propre qu’au sens figuré. Installé à Jérusalem Est, la partie arabe de la ville, l'auteur va découvrir peu à peu la réalité des choses sur place, une situation complexe et tendue où les codes sociaux et religieux prennent souvent le pas sur le naturel, provocant un sérieux décalage pour ce français de passage pendant un an qui nous livre un regard éclairant et plutôt neutre sur la situation.
Divisé en grandes parties correspondant au mois de l’année qu’il a passé sur place, il propose des micro-récits plus ou moins longs (allant d’une planche à plusieurs successives) sur des sujets très variés. Dans le domaine plus léger, il y a sa vie de famille avec ses appréhensions et peurs pour sa femme parfois bloquée loin des siens (notamment quand elle doit aller à Gaza et que les événements s’enveniment), les devoirs du bon père avec les allers retours pour aller chercher ses enfants (et oui la famille s’est agrandie, en plus de Louis, il y a maintenant sa petite sœur Alice), l’aménagement dans l’appartement, les déboires en voiture entre embouteillages, pannes impromptues... On retrouve ici l’humour décalé d’un auteur qui sait croquer les instants avec justesse et une économie de mots, la situation suffit et provoque bien souvent un petit sourire en coin au lecteur conquis.
Et puis, il y a le contexte. La plongée dans un monde interlope aux codes parfois ésotériques, dépaysants, étonnants parfois choquants. Nous sommes dans un pays en guerre perpétuelle avec un antagonisme qui semble inconciliable entre religion, souveraineté territoriale et disons-le tout de go racisme. L’auteur se fait le témoin ainsi de pratiques et de lois iniques, par exemple les routes interdites aux palestiniens qui doivent faire des détours énormes pour aller travailler leur champs car l’axe principal est réservé aux colons, les spoliations de terres et les colonies sauvages défendues par une armée israélienne toute puissante... On est clairement dans la provocation, l’avilissement par moment. On vit aussi dans la menace des roquettes du Hamas, des attentats terroristes islamistes, les fouilles à l’aéroport et les interrogatoires à rallonge. Compliqué vraiment. L’auteur arrive à nous faire ressentir tout cela sans pour autant tomber dans le cliché et surtout le côté partial.
Pour autant, Guy Delisle semble se détacher quelque peu de ces tensions même s’il n’est pas de bois. On s’amuse à errer avec lui dans les ruelles de Jérusalem, à croiser d’étranges juifs orthodoxes, à tenter de visiter des lieux cultes qui ne sont jamais ouverts ou qui lui sont refusés sans raison valable. Le réveil violent de l’appel à la prière le matin, la nounou qui gave les gosses de télé, la religion encore et toujours omniprésente et qui saoule quelque peu notre athée convaincu, la chaleur, les soirées entre expats... Non vraiment, cette année n’est pas de tout repos et quand il commence un peu à s’habituer il est temps pour lui de repartir vers d’autres cieux.
L’ouvrage fort instructif se double d’un bel ouvrage en terme esthétique. L’aspect dépouillé convient parfaitement au sujet et on se laisse guider avec un plaisir non feint, les pages se tournent toutes seules. Un très bon moment que cette lecture que je vous invite à entreprendre à votre tour.
Déjà lus et chroniqués du même auteur au Capharnaüm éclairé :
- Chroniques birmanes par Nelfe et par Mr K,
- S'enfuir.
"Nous aurions pu être des princes" d'Anthony Veasna So
L’histoire : À Stockton, Californie, les temples bouddhistes et les épiceries cambodgiennes ont fleuri depuis l'arrivée massive de familles ayant fui leur pays et le régime génocidaire des Khmers rouges. Dans cette ville entre Asie et Amérique, on croise ainsi des bonzes, de vieilles tantes intrusives et des adolescents mortifiés par l'ennui, tout un monde d'histoires passées sous silence, de désirs naissants, de tiraillements identitaires et sexuels, où l'avenir tente de se construire sur les fondations d'un traumatisme profond et en dépit du poids des traditions.
La critique de Mr K : Escale en Terres d’Amérique aujourd’hui avec ce recueil de nouvelles doux-amer proposant un focus sur la diaspora cambodgienne de la côte ouest US. Neuf récits composent Nous aurions pu être des princes d’Anthony Veasna So, neuf récits qui font la part belle à cette communauté méconnue, réfugiée aux USA suite aux méfaits des khmers rouges et qui tente de se faire sa place au soleil en courant à son tour après le rêve américain. L’ouvrage se lit très bien, avec un plaisir renouvelé et ne nous épargne pas dans son évocation des affres de l’existence.
Les neuf récits nous font donc partagé le quotidien à priori banal de cambos (nom donné aux membres de la communauté par les narrateurs) : une femme et ses deux filles tiennent un bar à donuts et voient un mystérieux homme venir commander sans le manger un donut aux pommes, on fait la connaissance de l’entraîneur d’une équipe de badminton ancienne gloire reconvertie dans le commerce de détail de produits cambodgiens, deux cousins en pleine adolescence qui glandent et fument tout en refaisant le monde, un fils surdiplômé qui bosse au garage de son paternel, un jeune homme qui fait une retraite d’une semaine au wat du secteur en hommage à son père décédé, un after de mariage complètement débridé où les langues se lâchent, une relation intense entre deux hommes que tout semble opposer, la fin de vie douloureuse d’une vieille dame que son infirmière de petite nièce tente d’accompagner au mieux ou encore le témoignage d’une mère à son fils sur son arrivée sur le sol américain.
L’ouvrage met en lumière les relations intergénérationnelles avec en toile de fond, souvent évoqué, le génocide perpétré au pays par les khmers rouges. La plaie est encore béante, le chagrin immense et chacun baigne dedans entre les souvenirs des anciens, le devoir de mémoire, la transmission aux plus jeunes. C’est aussi durant ces pages de nombreuses références aux us et coutumes allant de la nourriture aux rites ancestraux que l’on continue à suivre, les croyances que l’on a transposées aux USA notamment en matière de vie après la mort avec la notion essentielle de réincarnation, le rôle central des moines, le devoir moral qui incombe aux vivants pour perpétuer le souvenir des défunts. Tout est abordé avec finesse, sans lourdeur par un auteur très moderne dans son approche de l’écriture de ses origines.
Gay et fêtard (il mourra d’ailleurs à 28 ans d’une overdose), Anthony Veasna So met beaucoup de lui dans ces nouvelles avec des personnages jeunes en roue libre. Ça jointe pas mal, ça glande, ça drague, ça couche beaucoup... mais aussi les protagonistes se questionnent sur leurs origines, la place que l’on doit se faire dans la famille, la société et le décalage parfois énorme entre les origines cambos et l’Amérique. L’homosexualité masculine est abordée frontalement avec des scènes explicites nombreuses, une quête des limites aussi dans son rapport à l’autre, à son corps, au bonheur… La mélancolie est prégnante globalement, on sent bien que la vie n’a pas été facile pour lui à travers ces pages. Je tablerais plus sur des difficultés à se définir, à s’engager plutôt que dans le fait de se faire accepter, il n’y a pas des traces d’homophobie dans ces textes, de rejet des proches. Il y a souvent un aspect initiatique dans ces nouvelles, des rites de passages plus ou moins forts qui vont amener le protagoniste principal à faire des choix, à s’engager d’une manière ou d’une autre sans que le résultat soit garanti.
Ces textes indépendants les uns des autres où l’on retrouve cependant certains personnages croisés ici ou là sont d’une sincérité à toute épreuve, cashs, sans concession. L’écriture très moderne, immersive à souhait nous offre une vision large d’une jeunesse qui se cherche entre traditions, identité et aspirations en devenir. Ce fut vraiment une très belle lecture que je conseille à tous les amateurs de nouvelles américaines magnifiées ici par un style vif et incisif.
"Un grand bruit de catastrophe" de Nicolas Delisle-L'Heureux
L’histoire : Voilà longtemps que Louise Fowley n’avait pas emprunté la route 385 pour rejoindre Val Grégoire, une petite ville au nord du nord de la forêt boréale. C’est là qu’elle a passé son enfance avec Marco Desfossés, le fils du despote local, et le clairvoyant Laurence Calvette. Ensemble, ils formaient un trio flamboyant. Jusqu’à l’événement. Aujourd’hui, vengeance en bandoulière, Louise est prête à relancer les dés, racheter ce qui peut l’être.
La critique de Mr K : C’est encore une superbe lecture que je vais vous présenter aujourd’hui avec Un grand bruit de catastrophe de Nicolas Delisle-L’Heureux, un ouvrage venu tout droit du Canada, paru aux éditions Les Avrils en ce début d’année. On est littéralement emporté par cette histoire d’amitié bouleversée par le destin dans un microcosme géographique frappé par un fatum implacable. Rajoutez là-dessus la langue si chantante qu’on ne trouve que de l’autre côté de l’Atlantique, une gestion parfaite des personnages et vous prenez une très belle claque littéraire.
Louise, Marco et Laurence se rencontrent à l’école de Val Grégoire. Entre eux c’est une évidence. Louise est la cheffe naturelle par son bagou et son charisme, Marco est le dernier né des caïds de la localité il est la force brute du groupe et Laurence est le plus discret, sans doute aussi le plus sensible. Chacun se débat avec sa vie à sa manière : l’une a des parents bigots extrêmement rigides, l’un veut sortir de sa condition et l’autre subit sa famille qui l’aliène. Une chose terrible va se dérouler et va les séparer définitivement. Louise va être éloignée de la ville et elle ne reviendra que bien plus tard. L’auteur nous invite à suivre successivement les trois protagonistes, croise les informations pour livrer un récit dense et marquant.
On s’attache immédiatement à ces trois personnages, trois jeunes un peu paumés dans une ville qui ne l’est pas moins. Nicolas Delisle-L'Heureux nous offre des portraits très justes, touchants et sans pathos des trois gamins (et que l’on va suivre aussi plus grands). La vie est rude là-bas. Pas que le climat, l’ambiance est pesante. Val Grégoire d’ailleurs est un personnage en soi avec ses coutumes, sa communauté reculée qui obéit parfois à ses propres règles pour le pire. La mairie s’hérite de père en fils, le magnat local règne un peu en despote, dépasse ses fonctions, il édifie littéralement la ville (dans les pas des pères fondateurs). Là dessus se greffe une population taciturne, encroûtée dans ses habitudes, avec en toile de fond un certain marasme culturel et économique. Et pourtant, c’est leur ville à ces trois jeunes, et ils l’aiment.
On rentre dans l’intimité familiale de Louise, Marco et Laurence avec son lot de révélations, de conditions de vie difficile, de conditionnement aussi. Nous ne sommes que le fruit de notre éducation, de nos gènes aussi (ici ou là dans le roman, la filiation est claire entre certains personnages), ces trois-là sont abîmés par la vie, marqués dans leur chair et leur esprit par la violence larvée qu’ils côtoient, l’isolement de Val Grégoire qui enferme les espoirs et les paysages froids et enclavés. Malgré les difficultés, chacun cherche cependant à changer, à évoluer, à conquérir une forme de liberté, d’émancipation, d’apaisement aussi vis à vis des adultes qui sont tout sauf des modèles ou des référents bienveillants. À ce propos, des scènes chocs m’ont littéralement retourné, on se dit parfois qu’on est bien peu de chose face aux autres, aux événements, aux actes déviants qui peuvent changer à tout jamais une vie. Cependant l’ensemble reste solaire, lumineux, porteur d’espoir à sa manière malgré une rudesse de l’existence.
La construction de l’ensemble est très réussie, maligne. Tout n’est pas dévoilé d’un coup, c’est au fil des différentes trames que les événements s’entremêlent, que les pièces du puzzle s’assemblent laissant alors voir une toile d’ensemble complexe et très bien construite. L’écriture est très inventive à sa manière aussi, il y a le ton québecois bien sûr mais pas que... In supplément d’âme, un attachement profond aux personnages et un rythme qui ne se dément jamais. Tout cela concourt à une addiction profonde et durable jusqu’à un dénouement parfait qui cloue littéralement sur place le lecteur.
Une sacrée découverte et un nouveau nom à retenir sur la scène littéraire. Un grand bruit de catastrophe est à lire absolument!
"La Vallée des Lazhars" de Soufiane Khaloua
L’histoire : La Vallée des Lazhars est l'histoire d'une jeunesse qui se heurte à des frontières de toutes sortes et qui tente de s'en affranchir, par la verve, le panache, la désobéissance – par une solution qui lui est une seconde nature, l'exil.
Un grand camion blanc parcourt une piste qui serpente au creux d'une vallée, à la frontière Est du Maroc. À son bord, Amir et son père. Cet été, ils rendent visite à leur famille après six ans d'absence. Amir est né en France, mais son père, ici, dans la vallée des Lazhars. Ils sont membres du clan Ayami. Le jeune homme a tout l'été pour retrouver une identité qui lui est un droit de naissance et dont il a pourtant du mal à s'emparer.
Une Renault 18 gravit une pente et fait une arrivée tonitruante dans la nuit. À son bord, Haroun, "cousin préféré" d'Amir, revient d'un exil de trois ans. Il vient assister au mariage de sa sœur Farah, fiancée à un membre du clan d'en face, les Hokbani, qui vouent aux Ayami une haine réciproque et immémoriale. Haroun apporte avec lui les histoires haletantes de ses aventures dans tout le Maghreb. Mais petit à petit, derrière ses récits luxuriants, Amir découvre une autre version, une réalité différente, intimement liée à la vallée et à ses secrets.
La critique de Mr K : Gros coup de cœur que cette lecture de La Vallée des Lazhars de Soufiane Khaloua, sorti en librairie début février aux éditions Agullo. Il est de ces romans qu’on ne peut relâcher avant la fin tant on est happé par l’histoire et sous le charme des protagonistes qui hantent ses pages. C’est beau, puissant et profond à la fois, le tout enveloppé dans une langue subtile et envoûtante.
Tout débute par un grand-père qui s’adresse à sa petite fille à qui il va raconter un passage de sa jeunesse, un été dans la vallée des Lazhars où réside sa famille restée au pays. Amir (c’est son nom) est né en France, il est de la deuxième génération d’immigrés, son père étant venu s’installer sur place. C’est à l’occasion du mariage de sa cousine qu’il va passer quelques semaines au bled avec son père. Il a dix neuf ans et ça fait un petit temps qu’il n’est pas descendu. Il a notamment hâte de retrouver son cousin Haroun avec qui il a fait les 400 coups. Une fois sur place, il va se rendre compte que tout ce qu’il percevait, imaginait sur les lieux, les personnes, la famille, est biaisé y compris l’image qu’il s’est faite d’Haroun.
Le personnage principal est de suite attachant par son décalage. Il ne se sent pas à sa place dans cette vallée où certains le considère comme un étranger. Il vit en France et n’est pas du pays malgré le sang qui coule dans ses veines. J’ai forcément pensé à mes anciens élèves du 93 à qui je demandais régulièrement en septembre comment s’était passé leur séjour au bled. Souvent ils revenaient blessés, déçus de l’accueil, ils me parlaient aussi de décalage. Dans ce roman, cela prend la forme de difficultés d’échanges avec la langue, des coutumes méconnues (comment dire bonjour lors d’une cérémonie, dans quel sens salue-t-on...), des comportements et réactions à adopter... Amir se prend plus d’une fois les pieds dans le tapis, se sent mis à l’écart, pas à sa place. Et pourtant, il l’aime cet endroit, il aime cet oncle râleur et cyclothymique, les paysages grandioses, les discussions passionnées avec Haroun et ses aventures picaresques dans l’Algérie voisine. Il y trouve les fondements de son identité d’Ayumi, cette haine immémoriale avec leurs voisins du versant d’en face, les Hokbani. Et puis, il y a cette jeune fille dont il tombe profondément amoureux et qui semble lui échapper. Elle est du clan d’en face et feint de l’ignorer.
L’immersion est totale, on accompagne Amir dans cette quête de soi. Véritable récit initiatique, le roman se fixe autour des notions de filiation, de la transmission des valeurs, des choses essentielles de l’existence. Loin d‘être parfait malgré une certaine naïveté, Amir en fera à plusieurs reprises l’amère expérience, lui qui n’appréhende que partiellement les réalités auxquelles il est confronté. Il est beaucoup question de frontières que l’on franchit ou pas, à commencer par la figure d’Haroun qualifié à de nombreuses reprises de démon. Né dans des conditions terribles, il porte sur ses épaules un poids, il représente aussi la jeunesse et sa fougue, une rupture avec les traditions. Après un exil de trois ans suite à une brouille dont on nous livrera les secrets en cours de roman, quand il revient les cartes sont rebattues, les certitudes fragiles s’écroulent et mettent en lumière l’animosité entre les deux clans malgré un mariage d’amour devant sceller leur rapprochement. Amir et Haroun entre confidences, expéditions et balades, jalousies nous invitent à découvrir les ressorts en jeu dans les relations familiales et à suivre leur propre construction. Chacun repartira en fin de roman irrémédiablement changé.
La Vallée des Lazhars nous embarque immédiatement, étendant son emprise au fil des pages qui se tournent toutes seules. On fait véritablement partie de la famille, on partage les conditions de vie difficiles dans la vallée, on ressent les tensions, les espoirs et l’on éprouve vraiment des sentiments mêlés au fil des révélations et péripéties contées par Amir. Et il s’en passe de belles durant cet été sous le soleil aride de l’est marocain : un mariage perturbé, un enterrement, une virée en roue libre en Algérie, des amours secrets, des pulsions incontrôlables et des écueils dans la tradition avec un conflit générationnel et des désobéissances qui vont changer à jamais certaines destinées. Le roman se termine avec le sentiment qu’on aurait bien continué encore un peu tant on se passionne pour ses trajectoires et qu’on s’attache à tous les personnages.
Porté par une écriture solaire, souple, accessible et enveloppante, on passe un vrai moment de lecture exceptionnel et magnétique. À découvrir absolument.
"Mon enfant chéri" de Nina Laden et Melissa Castrillon
En 2021, je vous avais déjà présenté "Si j'avais un petit rêve", album coup de coeur poétique et sincère. Nina Laden et Melissa Castrillon ont depuis collaboré de nouveau, accouchant de cette pépite que je vous fait découvrir aujourd'hui.
L'histoire : Mon enfant chéri, tu es au tout début de ta vie. Savoure les mélodies. Savoure les paysages. Savoure les parfums et le vent sur ton visage.
La critique Nelfesque : Quelle beauté une fois de plus que cet album plein de poésie et superbement illustré mettant la nature et tout ceux qui la composent sur le devant de la scène. Du trésor des fleurs au mystère des insectes, il encourage les enfants à aller à la rencontre de ce qui les entoure, d'apprendre à connaître la nature, l'aimer et la respecter et d'être reconnaissants de ce qu'elle nous offre chaque jour.
C'est dès le plus jeune âge que nous devons sensibiliser nos enfants à la préservation de la nature et au respect du vivant. Dans les enjeux écologiques que nous connaissons aujourd'hui, il est d'autant plus crucial de leur inculquer les choses simples de la vie, les petits gestes naturels pour vivre en harmonie avec le monde qui nous entoure. C'est un cadeau de pouvoir entendre le chant des oiseaux chaque matin, de pouvoir s'émerveiller face à un beau paysage, de goûter les milles saveurs que la nature nous offre... Chérissons-le et faisons de nos enfants les futurs adultes de demain qui sauront que la course à la possession n'est qu'une fuite en avant et que l'essentiel est là, sous nos yeux. Il en va de l'avenir de notre planète.
Nous suivons ici une petite fille à la découverte du monde, la caresse du vent, les abeilles, les arbres fruitiers, les jeunes pousses, les marches en forêt, les animaux en liberté, la douceur du soleil sur la peau... Il y a une telle tendresse dans ces pages, un tel désir de vivre en harmonie, un tel besoin de transmettre, une telle confiance en l'autre ! C'est beau, tout simplement. Dans la plus simple définition du mot. Beauté et sincérité, c'est vraiment ce qui se dégage de ce présent album.
Les illustrations de Melissa Castrillon sont une nouvelle fois sublimes et en totale adéquation avec le propos. Avec des tons tirant ici davantage vers le violet et le vert, il ne ressemble à aucun autre. Il y a un vrai travail sur les couleurs, les dessins, tout en courbes, rajoutent de la douceur à l'ensemble et subliment les valeurs véhiculées par les mots.
"Mon enfant chéri" s'adresse tout autant aux adultes qui auraient tendance à oublier le monde qui les entoure qu'aux enfants qui le découvre. Merci à Nina Laden et Melissa Castrillon pour cette très belle piqûre de rappel et cette entrée en matière si douce et poétique.
"Les dangers de fumer au lit" de Mariana Enriquez
Le contenu : Peuplées d’adolescentes rebelles, d’étranges sorcières, de fantômes à la dérive et de femmes affamées, les douze histoires qui composent ce recueil manient avec brio les codes de l’horreur, tout en apportant au genre une voix radicalement moderne et poétique. Si elle fait preuve d’une grande tendresse envers ses personnages, souvent féminins, des êtres qui souffrent, qui ont peur, qui sont opprimés, Mariana Enriquez scrute les abîmes les plus profonds de l’âme humaine, explorant de son écriture à l’extraordinaire pouvoir évocateur les voies les plus souterraines de la sexualité, du fanatisme, des obsessions.
La critique de Mr K : Très très belle découverte que cette lecture d’un recueil servi très noir par Mariana Enriquez, une auteure argentine que je découvrais par la même occasion. Dans Les dangers de fumer au lit, elle nous offre dans un style fascinant, un panel étendu des vicissitudes humaines et le pire c’est qu’on en redemande ! Ces douze histoires se lisent quasiment d’une traite si l’occasion se présente. Perso, j’ai été aidé pour l’occasion par ma copine Gastro qui m’a cloué au lit durant une partie des vacances, j’étais donc dans un parfait état pour pouvoir me délecter de ses histoires horribles et édifiantes à la fois !
On peut dire qu’on en croise des personnalités interlopes dans ce recueil. Principalement féminins, les protagonistes principaux ont tous une fêlure, quelque chose qui déraille à plus ou moins grande échelle. Rajoutez une once de pression sociale, culturelle voire fantastique, et les éléments peuvent se déchaîner, nous amenant bien souvent vers des territoires malaisants, inconnus du commun des mortels. Chacune de ces histoires raconte un peu à sa manière la violence de nos sociétés capitalistes dominées par les hommes bien souvent au détriment des femmes, c’est aussi à l’occasion un petit focus sur la société argentine pas encore totalement remise de la dictature qui a ensanglanté le pays de 1976 à 1983.
Chaque histoire va donc explorer les aspects les plus sombres de l’âme humaine, parfois côtoyer la folie pure et le fantastique le plus frontal entre malédictions, sorcellerie, revenants, hystérie collective, rancunes tenaces et désirs qui nous consument. Ici on subit la violence mais on la donne aussi, quelque soit son âge avec bien souvent une fulgurance terrible liée à la brièveté de la plupart des textes et la langue inventive et incisive déployée.
Une fillette fantôme enterrée dans un jardin qui pleure quand il pleut, un groupe de copines jalouses mu par une tension sexuelle qui va leur faire commettre l’irréparable, un SDF chassé d’un quartier qui semble à l’origine d’une malédiction qui plonge les lieux dans la misère, une petite fille peureuse qui se rappelle d’une séance de guérison familiale chez une sorcière, une femme rend visite à une copine à Barcelone et va sentir la présence de fantômes d’enfants disparus tragiquement, une femme obsédée sexuellement par les battements de cœur, une star du rock récemment disparue qui exerce toujours autant d’attrait sur ses groupies hardcore, des enfants morts qui reviennent dans leurs familles et les rendent folles, un hôtel qui recèle un étrange mirador faisant le lien avec un passé profondément enterré, un homme réalise des vidéos interlopes sur la demande de ses clients, une femme mélancolique glande au lit en fumant ou encore une bande de jeunes qui s’adonnent au Ouija... autant de situations que l’on se plaît à suivre entre curiosité, dégoût, appréhension et, je l’avoue, parfois un certain sadisme.
L’expérience dans son genre est assez radicale, on rentre vraiment dans l’intimité des personnages, leur chair, leur esprit, leurs croyances et leurs errances. Les tabous volent, l’indicible explose et nous livre des histoires au souffle envoûtant, puissant, profondément dérangeant par moment. Il n’est pas rare de reprendre son souffle à la fin d’un texte qui n’apporte d’ailleurs pas forcément de réponse possible mais nous laisse pantelant après une apogée de révélations ou de violence. La langue concise, précise caractérise à merveille ces êtres humains livrés à leurs démons tout en ne sacrifiant jamais la poésie qui la caractérise, une poésie sombre, profondément romantique dans la définition originelle du terme. On explore ici les passions, elles dévorent, elles consument et il reste peu de place pour le reste...
Vous l’avez compris, on touche ici au sublime dans un genre macabre mais en même temps très révélateur de notre nature profonde. Une sacrée expérience que je vous invite à tenter à votre tour si vous êtes amateur. On fait difficilement mieux.
"Stupéfiant Moyen-Orient" de Jean-Pierre Filiu
Le contenu : La révélation de scandales liés aux stupéfiants alimente régulièrement l’actualité moyen-orientale. Mais sait-on que l’addiction de masse qui frappe l’Iran moderne trouve sa source dans une dépendance à l’opium diffusée depuis un demi-millénaire au sein de la société persane ? Que la position hégémonique sur le marché de l’héroïne qu’occupe aujourd’hui l’Afghanistan se fonde sur le choix d’un souverain modernisateur de développer, au début du siècle dernier, la culture du pavot ? Que le régime Assad, bien avant de devenir le principal producteur mondial de captagon, a longtemps joué un rôle névralgique dans les réseaux mondiaux d’héroïne, à partir des raffineries installées sous son contrôle au Liban ?
Au-delà de la mise en perspective d’une actualité brûlante, et loin des clichés culturalistes, l’ambition de ce livre est de remonter la trame historique du Moyen-Orient sous l’angle de la production et de la consommation des stupéfiants. Un fascinant voyage à travers les siècles, de l’Antiquité jusqu’à l’époque contemporaine, en passant par les Abbassides et les Mamelouks, l’empire ottoman, ou encore l’expédition d’Égypte, avec pour guide l’un des meilleurs spécialistes de la région.
Une histoire de pouvoir et de société qui confirme, sur la longue durée, que "plus la répression est dure et plus les drogues le sont". Une leçon à méditer.
La critique de Mr K : Une fois n’est pas coutume, je vais vous parler d’un essai, un genre que je ne lis plus trop préférant me plonger dans l’imagination romanesque. Mais voila un ouvrage qui m’a fait de l’œil dès que j’en ai entendu parler avec un sujet bougrement intéressant et aux manettes un spécialiste universitaire du Moyen-Orient officiant à Sciences-Po (oui je sais, ça en jette !). Stupéfiant Moyen-Orient de Jean-Pierre Filiu se lit quasiment d’une traite (il faut bien dormir) et se révèle aussi passionnant que facile d’accès.
L’auteur remonte le temps jusqu’à la période Antique. Le cannabis était déjà connu et on l’utilisait uniquement en médecine notamment chez les Égyptiens et les Assyriens. En Perse, dans le cadre de la religion zoroastrienne, certaines plantes aux vertus hallucinogènes comme l’éphédra servaient à la concoction de boissons servies lors de certains rites de passages... Les traces et témoignages sont nombreux et c’est seulement au Moyen-âge que le haschich ça commencer son expansion en terme récréatif car il est beaucoup moins cher que le vin et procure lui aussi une certaine ivresse...
Face au développement de ces différents psychotropes, les positions évoluent constamment alternant permissivité, prise en main étatique de la production et interdits religieux. Rien n’est vraiment clair dans les textes religieux évoqués et la donne est constamment rebattue entre Perse, Empire Ottoman et les autres territoires moyen orientaux. Rajoutez plus tard une louche de colonialisme avec des puissances occidentales qui trouvent leur compte dans l’affaire et cela donne une Histoire riche en péripéties et rebondissements parsemée de conflits, de répressions et au final une production et une consommation toujours en hausse.
La deuxième partie de l’ouvrage est beaucoup plus contemporaine avec de grands focus sur l’Afghanistan et sa malédiction, l’Iran où un fort pourcentage de la population est accro culturellement à l’opium, les affaires florissantes de la famille Assad à la tête de la Syrie véritable plaque tournante de l’héroïne puis du captagon, Israël, la Turquie, le Liban ne sont pas en reste avec pour chacun de ces cas une collusion forte entre pouvoir, répression et gestion des réseaux. Tout cela est évidemment remis en perspective avec l’Histoire avec un grand H et des événements marquants oscillant entre la Guerre Froide (l’épisode afghan), le 11 septembre et les récents développements dans la région sous fond de tension extrême et continue.
Il est impossible de tout résumer tant la matière est riche. En un peu plus de 200 pages, l’auteur nous offre un panorama complet, une vision historienne non partiale qui renvoie les responsabilités aux détenteurs de la bien-pensance pour se consacrer à l’aspect culturel et politique du phénomène. C’est frais et ça change des discours lénifiants d’un Darmanin totalement à côté de la plaque ou des discours démagos de certains membres de la gauche extrême. Une chose est sûre en tout cas, plus la répression est rude, plus le phénomène s’amplifie et finalement rien n’est résolu. Si la permissivité totale est à l’inverse de mise, on se retrouve avec parfois entre 25 à 30% d’addicts...
Le voyage, vous l’avez compris, est stupéfiant dans tous les sens du terme. Il se fait avec un plaisir renouvelé et avec une facilité déconcertante. Jean-Pierre Filiu se met au niveau du lecteur lambda, se montre pédagogue, avance ses pions avec une science sans faille et dresse un tableau saisissant. À lire absolument si le sujet vous intéresse, si vous êtes curieux de décrypter certains événements marquants de l’Histoire et si vous souhaitez au passage déconstruire certains clichés.
"Y avait-il des limites si oui je les ai franchies mais c'était par amour ok" de Michelle Lapierre-Dallaire
L’histoire : J’ai eu peur de mon désir... Je me sentais aspirée vers le fond, vers une noirceur exquise. Je sentais que vivre, pour une fois, rivalisait avec l’intensité et l’ivresse de la mort.
À force de désir, d’émotion, de douleur, l’auteure de ces lignes a connu plusieurs morts, pour revivre avec une ardeur insolente.
Depuis l’adolescence, elle teste les contours de son corps, de son être et de sa liberté, sans demander la permission d’exister.
La révolte dans la peau, elle dresse un témoignage incisif et lucide sur la manière de vivre, la violence familiale, la maladie mentale, et les relations sexuelles. Comment assumer puis rejeter les agressions subies depuis l’enfance et l’adolescence pour ne plus jamais être le jouet des hommes.
La critique de Mr K : Dans la catégorie des premiers romans, Michelle Lapierre-Dallaire frappe un très grand coup avec Y avait-il des limites si oui je les ai franchies mais c’était par amour ok, un livre incandescent, brut de décoffrage. Véritable déflagration littéraire, ça heurte, ça fait mal, c’est même malaisant... mais c’est profond et essentiel dans son propos. C’est un roman qui vous prend aux tripes d’entrée de jeu, le genre d’ouvrage qui resserre son emprise, vous étouffe, vous transporte et vous déchiquette sans vergogne tout en nous rendant totalement accro. Une très très grosse claque pour ma part.
Le livre s’ouvre sur un "avertissement" annonçant que le roman aborde des sujets sensibles : "troubles de la santé mentale, suicide, agressions sexuelles, pédophilie, violence, troubles alimentaires, alcool et drogues". Il est clair que les âmes sensibles peuvent passer leur chemin, le propos est bien borderline, totalement barré, extrême. Pour autant pour les courageux, les amateurs de récits jusqu’au boutiste (et j’en fais partie), l’expérience est totalement enivrante, fascinante et au final totalement enthousiasmante malgré des situations rudes et un personnage totalement en roue libre.
L’auteure / narratrice a vécu des choses affreuses dès son plus jeune âge car à partir de ses cinq ans, elle a été régulièrement abusée par un beau père pédophile. La mère finit par se suicider bien plus tard mais aura laissé faire... Autant vous dire que ça vous détruit une personne, un psychisme, et le récit s'en fait l’écho à travers une structure générale chaotique (du moins en apparence) où Michelle Lapierre-Dallaire ne respecte pas la chronologie mais propose des "confessions" instantanées qui s’entrechoquent temporellement entre flash-back et présent, entre la jeune femme désaxée et la petite fille désorientée et exploitée.
La jeune adulte se livre totalement et a pour le moins une sexualité libérée, déviante diront les pudibonds. Elle poursuit à travers ses aventures d’un soir une forme de quête d’amour, de reconnaissance, tout ce qu’elle n’a jamais vraiment connu. C’est profondément mélancolique, désespérant même de voir ce comportement auto-destructeur, cette folie douce, ce désordre mental exposé à nu causé par une souffrance extrême et une perte de repères totale. Mais on s’attache à elle, on veut qu’elle s’en sorte, que cesse sa consommation inextinguible de sexe, de drogue. On l’aime nous et on aimerait tellement qu’elle aille mieux.
Le style d'écriture m’a fait pensé à du Despentes, c’est crû, c’est rude, c’est féministe. On est dans le frontal, le direct à l’estomac littéraire au service de personnages forts, de rébellion incandescente et de dénonciation de la perversité humaine notamment la misogynie qui a entouré l’héroïne durant la majeure partie de son existence. La langue oralisante, thrash et poétique à la fois m’a bien souvent laissé pantois et admiratif malgré des crispations et des nœuds au ventre. C’est aussi pour ce genre d’expérience que j’aime autant la lecture. Un authentique chef d’œuvre à mes yeux.