Le Capharnaüm Éclairé

lundi 5 juin 2023

"Cher connard" de Virginie Despentes

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L’histoire : Cher connard,
J’ai lu ce que tu as publié sur ton compte Insta. Tu es comme un pigeon qui m’aurait chié sur l’épaule en passant. C’est salissant, et très désagréable. Ouin ouin ouin je suis une petite baltringue qui n’intéresse personne et je couine comme un chihuahua parce que je rêve qu’on me remarque. Gloire aux réseaux sociaux : tu l’as eu, ton quart d’heure de gloire. La preuve : je t’écris.

La critique de Mr K : Lire un Virginie Despentes est toujours un moment particulier dans ma vie de lecteur. J'adore cette auteure, sa langue, sa gouaille, son franc-parler et sa manière d'aborder certaines thématiques lourdes et difficiles de manière totalement inversée ou du moins différente du mode de pensée ambiant. Dans Cher connard, elle change de forme littéraire et sous l'aspect d'un échange épistolaire, deux personnages se heurtent, discutent, apprennent à se connaître et finalement passent au crible notre époque.

Oscar est un écrivain polytoxico engoncé dans sa solitude. Un jour de désœuvrement, il poste sur son réseau social un commentaire désobligeant pour ne pas dire insultant sur Rebecca, une actrice trash en pleine crise professionnelle et personnelle. La dame a du retour, lui répond vertement et s'en suit le début d'une correspondance entre deux personnes qui n'étaient pas forcément faites pour s'entendre. Au fil des messages, un lien se noue, au début ténu puis qui se développe, faisant le lien entre un passé commun, des expériences similaires ou approchantes et au final un certain mal de vivre.

Ce roman épistolaire est avant tout une excuse pour Virginie Despentes. À travers ces deux personnages haut en couleur, elle nous parle de nous, de l'évolution de la société, des mœurs, de nos pratiques. Évidemment ce n'est pas tendre, le miroir présenté met bien en avant les travers de notre époque avec ici plus particulièrement un focus sur les réseaux sociaux et l'aspect néfaste qu'ils peuvent revêtir à l'occasion avec ici tout particulièrement l'exemple du harcèlement d'une jeune femme qui a libéré sa parole dans le sillage du mouvement #Meetoo. Vous l'imaginez bien l'œuvre tourne beaucoup autour de la question du rapport entre les hommes et les femmes, rapports conflictuels mais pas que. Ainsi dans cet ouvrage Oscar et Rebecca vont voir leur relation profondément changer sans pour autant se rencontrer IRL. Avec ce lien de l'écriture ils vont creuser quelque part, effectuer une sorte d'expérience quasi psychanalytique, beaucoup changer, évoluer.

Pêle-mêle dans ce roman, Virginie Despentes revient aussi sur le confinement, la politique de santé suivie par le gouvernement, la montée de son autoritarisme, la psychose liée au Covid, les questions d'éducation, de la famille, de l'école, de l'équilibre précaire de beaucoup de personnes dans cette période difficile... On retrouve tout le talent de l'auteure pour brosser des portraits réalistes, sans fioritures, sans pathos, ni exagération. C'est la vraie vie et rien d'autre. Elle revient aussi assez longuement sur le féminicide, avec une théorie fort juste sur l'idée que finalement c'est accepté dans la société contrairement à d'autres crimes qui choquent davantage l'opinion. Ces passages sont iconoclastes mais m’ont profondément marqués. On touche une vérité qui dérange et une fois de plus Despentes met le doigt sur nos consciences bien trop bourgeoises parfois. Elle règle d'ailleurs aussi ses comptes au passage avec le féminisme bobo bien pensant mais bien souvent décalé de la réalité. Là encore la démonstration est impeccable.

Enfin c'est un très bel ouvrage sur l'addiction au sens large, l'addiction dans tous ses aspects, ses exigences, ses obligations et l'immense difficulté à en sortir. Nos deux personnages sont à un moment clé de leur vie où ils doivent choisir entre continuer sur la voie de l'autodestruction ou essayer de s'en sortir. Vous vous doutez qu'ils vont essayer de s'en sortir au contact l'un l'autre et au rythme de leur écriture. Le processus est superbement illustré, l'immersion totale, on ressent la souffrance, les doutes, les espoirs ainsi que l'impact que cela a sur leur vie, leur rapport avec les autres ou avec leur famille. J'ai lu ici ou là que certaines personnes ne se sentaient pas concernées par le propos, je pense que c'est se voiler la face car derrière ces addictions aux drogues dures (alcool, héroïne, crack…), on retrouve les mêmes symptômes que quelqu'un qui est dépendant aux écrans, au sexe ou à tout produit qui rend accro. Despentes touche juste, là où ça fait mal et encore une fois c'est effroyablement efficace.

J'ai lu Cher connard sans pouvoir m'arrêter tant j'ai été pris par le souffle, la portée des propos et la personnalité des deux protagonistes principaux. Bien qu'il soit sombre, cet ouvrage n'est pas exempt d'une certaine lumière. Certes l'époque est morose, les questions nombreuses ainsi que les dangers qui nous guettent mais Virginie Despentes ne se contente pas de ça, elle introduit ici ou là des éléments d'optimisme, des petites lumières qui illuminent l'existence et nous permettent d'avancer. L'écriture est toujours aussi belle, rythmée, poignante peut-être un petit peu moins trash mais toujours aussi jubilatoire et éclairante. Un bien beau roman que je vous invite à lire au plus vite.

Lus et chroniqués du même auteur au Capharnaüm Éclairé :
- Les chiennes savantes
- Les jolies choses
- King Kong theorie
- Apocalypse bébé
- Bye-bye Blondie
- Baise-moi
- Vernon Subutex

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dimanche 4 juin 2023

"Mille mères" de Véronique Bitouzé

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L’histoire : Le département maternité d'une clinique, c'est un pêle-mêle de récits de vie. On y rencontre mille mères, des fières-comme-des-paons, des presque-mères, des désirantes, des abîmées, des je-fais-de-mon-mieux, des perdues, des éperdues. Dans une maternité, la gravité et la légèreté se côtoient et nous font mesurer le prix de l'existence.

La critique de Mr K : Nouvelle incursion dans le catalogue de la belle maison d’édition Quadrature aujourd’hui avec le recueil de courts textes Mille mères de Véronique Bitouzé, psychologue clinicienne spécialisée en périnatalité, qui livre ici un ouvrage touchant au possible sur une thématique qui nous est très chère au Capharnaüm éclairé depuis l’arrivée de Little K : la naissance d’un enfant avec son cortège d’émotions contradictoires qui l’accompagne.

Ce livre s’apparente donc à un bric à brac de situations mettant en scène patientes, familles et professionnels de santé dans une maternité lambda. Rendez-vous prénataux, irruption en urgence sous le coup des premières contractions, accouchement en lui-même, retour en chambre avec le nouveau né (ou pas), atermoiements de chacun et doutes qui peuvent nous assaillir à ce moment clef et même avant lors de la découverte de difficultés de conception ou encore un couple qui se divise sur la volonté d’avoir ou non un enfant. Tout ceci est au cœur de ces mini-nouvelles au réalisme crû et parfois rude.

L’écriture en elle-même n’a rien de phénoménal, on est plutôt dans le factuel, la constatation même. Simple, fluide et accessible, elle évoque pourtant de manière très juste et avec une économie de mots bienvenue une foule d’émotions diverses comme les regrets et les envies, l’amour et la déception, le désir, l’appréhension ou encore la perte et la mélancolie. C’est aussi une fenêtre sur le quotidien des soignants et assimilés, leurs fonctions et missions nombreuses et complexes entre soin, conseil et accompagnement. Tout ces portraits se complètent très bien et donnent un ensemble cohérent, parfois très touchant aussi.

Bonne lecture donc même si elle se révèle pas facile par moment par rapport à ce qu’elle aborde. Tout le monde je pense pourra s’y retrouver en bien ou en mal. À tenter si le cœur vous en dit.

vendredi 2 juin 2023

"Le jeune acteur 1" de Riad Sattouf

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L’histoire : En 2008, Riad Sattouf réalise son premier film, Les Beaux Gosses.
Il choisit comme premier rôle le jeune Vincent Lacoste, timide et complexé, qui n'avait jamais imaginé être acteur.
Le collégien de 14 ans se retrouve alors propulsé dans le monde secret, fascinant et parfois flippant du cinéma !
L'histoire vraie d'un adolescent anonyme devenu l'un des acteurs les plus talentueux de sa génération.

La critique de Mr K : À la maison, on aime beaucoup Riad Sattouf que ce soit en BD ou en film, on a quasiment tout lu et vu de lui. Nelfe a eu la très bonne idée d’emprunter le dernier né de l’auteur et ce fut une fois de plus une très belle expérience entre sensibilité, humour et parfois drame à travers le parcours du Jeune Acteur, à savoir Vincent Lacoste qu’on ne présente désormais plus.

Le récit débute avec la proposition de film que l’on fait à Riad Sattouf, qui avant Les Beaux Gosses n’a jamais réalisé un seul métrage. Il n’est alors qu’un "simple" dessinateur de BD qui commence à se faire connaître avec La Vie secrète des jeunes et Pascal Brutal. Cet amateur forcené de Truffaut et de son acteur fétiche Jean-Pierre Léaud découvre un monde nouveau et se met en quête de l’acteur idéal pour incarner Hervé, 14 ans, vivant seul avec sa mère à Rennes et qui va inexplicablement intéresser la fille la plus brillante de sa classe. Les castings se succèdent avec beaucoup de candidats qui ne conviennent pas, puis un jeune acteur pédant et insupportable qu’ils ne garderont pas et finalement arrive Vincent Lacoste...

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Son look improbable, son regard perdu, son côté ronchon, sa grosse voix, sa touffe de cheveux qui lui cache les yeux, sa naïveté vont accrocher le futur réalisateur. Certes il n’est pas éblouissant mais il se passe quelque chose... il y a du travail en tout cas ! On suit alors les aventures du jeune Vincent Lacoste au cinéma avec les répétitions, les prises de becs, le rapport qui commence à se créer avec Riad Sattouf, les impacts que l’expérience a sur son quotidien d’ado dans la cour, avec ses parents, le tournage puis le passage à Cannes (l’ouvrage se termine à ce moment là). En changeant de point de vue (en prenant dans une deuxième partie celui de son acteur), on découvre aussi un jeune ado dans son intimité, ses doutes, ses questionnements. Le procédé est très intelligent, touchant au possible et l’on alterne entre tous les états lors de la lecture.

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Très bonne BD donc qui livre un portrait juste et émouvant de Vincent Lacoste mais aussi en parallèle celui de Riad Sattouf que je ne devinais pas aussi carré voire paternel avec ses jeunes acteurs sur certaines questions (les conseils qu’il donne de ne pas prendre le melon, ses interdits et reprises en main, la nécessité absolue de poursuivre ses études brevet et BAC pour Vincent notamment). C’est une belle alchimie en tout cas qui se produit quand ces deux-là se rencontrent et travaillent ensemble. On retrouve tout le talent de l’auteur pour illustrer cela avec son trait inimitable et comme dit plus haut entre humour, sensibilité et réalisme.

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Le jeune acteur est finalement un beau conte de fée qui parle autant de cinéma que de l’adolescence. On passe vraiment un très très bon moment. Si en plus, on aime les deux protagonistes principaux pour ce qu’ils font, cela devient un véritable ravissement. À lire !

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mardi 30 mai 2023

"Un bel esprit de famille" de David James Poissant

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L’histoire : Richard et Lisa Starling, universitaires à la retraite, ont invité comme chaque été leurs fils trentenaires et leurs conjoints à passer un week-end dans leur maison familiale au bord d'un lac de Caroline du Nord. Ce que les deux frères ignorent, c'est que leurs parents ont décidé de la vendre pour s'installer en Floride.

Est-ce cette nouvelle ou le tragique accident auquel ils assistent impuissants qui fait voler en éclats l'harmonie dont leur maison n'était que la façade ?

La critique de Mr K : Enorme coup de cœur aujourd’hui avec Un bel esprit de famille de David James Poissant, un auteur qui m’avait épaté avec son superbe recueil de nouvelles Le Paradis des animaux. J’ai été totalement conquis par cette histoire de famille où à la faveur des événements, des fractures et des non-dits intimes qui vont remonter en plein jour, on assiste à l'explosion de l’harmonie familiale. Langue subtile, personnages charismatiques et révélations nombreuses provoquent une addiction immédiate !

Comme chaque été, les Starling se retrouvent dans la maison de vacances familiale au bord du lac. Cette année cependant, une surprise de taille attend Thad et Michael, les fils de Richard et Lisa. Leurs parents ont décidé de vendre la maison pour partir s’installer en Floride pour y couler des jours tranquilles. C’est tout un pan de leur vie  familiale qui va s’éclipser, ils sont sous le choc de cette décision venue de nulle part, ils ne viendront plus dans ce lieu chargé de sentiments et de souvenirs qu’ils caressent régulièrement avec une nostalgie non feinte.

La réunion, dès les premiers jours, est marquée par un drame : un enfant tombe d’un bateau et se noie dans le lac sans que Michael qui a plongé pour le récupérer n’ait pu le sauver. À partir de là, tout vrille. L’édifice familial Starling s’avère fissuré et derrière la belle harmonie apparente se cachent des secrets honteux, des frustrations jusque là contenues, des non-dits délétères et des sentiments enfouis qui pourraient tout emporter sur leur passage s’ils se libéraient... Il semble bien que le temps soit à l’orage.

Chaque chapitre alterne le point de vue en passant d’un membre de la famille à un autre. Il y a Richard, le patriarche qui en a gros sur la conscience après un coup de canif dans le contrat de mariage, Lisa, sa femme qui ne s’est jamais remise de la perte prématurée de son premier enfant, Michael, leur fils qui a un sérieux problème de boisson et qui va devenir père, Thad, le second, gay et toxico qui se cherche toujours, Diane, la femme de Michael qui ne soupçonne pas l’addiction de son mari et va tout faire pour le persuader de garder l’enfant à venir, Jake, le compagnon artiste libertaire de Thad autocentré et addict au sexe qui ne peut se résoudre à brimer sa liberté au nom de son amour. Ces six personnages sont au cœur de ce roman polyphonique où se heurtent désirs et sentiments, vérités et mensonges et surtout le poids des ans, l’héritage familial, les lieux communs et les mauvaises habitudes qui pervertissent parfois les relations les plus simples.

Je savais l’auteur extrêmement doué pour peindre les émotions humaines et planter un décor de manière rapide et concise, qualités essentielles et brillantes de tout nouvelliste. Avec ce roman, il s’affirme encore plus comme un écrivain de tout premier plan. Sous ces aspects classiques dans sa thématique, sa construction même, Un bel esprit de famille est un piège délectable pour tout lecteur amateur de sensations fortes et de révélations multiples. On les aime ces Starling et leurs pièces rapportées. C’est beau, profondément humain et touchant au possible. Quelque soit l’aspect de leur vie abordée par Poissant, c’est d’une justesse à toute épreuve, sans effets gratuits et superficiels, la vie quoi ! On passe allégrement de moments de joie, de partages de souvenirs attendrissants, drôles et parfois tragiques, à des prises de décisions cruciales, des moments de vie essentiels qui se jouent ici sur quelques jours qui vont littéralement bouleverser la vie des personnages. C’est brillamment construit, chaque chapitre apporte sa pièce à un ensemble tortueux comme une existence humaine avec son lot d’espoirs, de renoncements, d’amour et de regrets. Franchement, c’est puissant, les mots me manquent pour traduire l’excitation et l’addiction qui m’ont habité durant cette lecture.

Et puis quelle langue, quel verbe ! Ça coule tout seul, ça se déguste, ça se savoure, ça se digère et ça s’intègre sans difficulté et avec une joie pure malgré la dureté de certains passages. Ce roman est dans son domaine un bijou servi dans un écrin merveilleux, jamais pédant, qui ne s’écoute pas écrire, qui produit un effet extraordinaire et nous laisse au final avec un sourire vissé au visage en se disant: Wouah, j’ai lu un sacré livre ! Grosse grosse claque que cet ouvrage, un grand coup de cœur que je vous invite à découvrir au plus vite.

vendredi 26 mai 2023

"Sauvages" de Nathalie Bernard

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L’histoire : Jonas vient d'avoir 16 ans, ce qui signifie qu'il n'a plus que deux mois à tenir avant de retrouver sa liberté. Deux mois, soixante jours, mille quatre cent quarante heures. D'ici là, surtout, ne pas craquer. Continuer d'être exactement ce qu'ils lui demandent d'être. Un simple numéro, obéissant, productif et discipliné. En un mot, leur faire croire qu'ils sont parvenus à accomplir leur mission : tuer l'Indien dans l'enfant qu'il était en arrivant dans ce lieu de malheur, six années plus tôt.

La critique de Mr K : Belle claque que cet ouvrage qui m’a été conseillé par la professeur documentaliste de mon établissement. Sauvages de Nathalie Bernard traite d’un sujet hautement douloureux de l’histoire récente du Canada : l’acculturation des jeunes autochtones dans des pensions ressemblant à s’y méprendre à des camps de travail. En 2021-2022 des milliers de tombes anonymes de jeunes amérindiens avaient été découvertes provoquant l’effroi chez nombre d’entre nous. L’auteure nous propose de nous immerger dans cet univers concentrationnaire et de suivre le parcours de Jonas qui ne veut pas être un numéro et veut reconquérir sa liberté. Un voyage aussi brillant que glaçant.

Comme tous ses camarades du camp, Jonas n’est plus qu’un numéro. Il ne s’appelle pas Jonas d’ailleurs, son nom a été christianisé. Le but est simple, il faut tuer l’indien qui est en lui, briser ses liens avec son identité d’origine, lui interdire de parler sa langue, de pratiquer ses rites. Les journées s’apparentent à une routine infernale entre prière envers un Dieu soit disant miséricordieux, travail éreintant, cours propagandistes et repas insipides, le tout sous l’autorité drastique de sœurs et de frères dont la froideur n’a d’égal que la cruauté. L’espoir est bien mince voire inexistant pour ces enfants arrachés à leur famille, perdus au milieu de nulle part, dans une forêt glacée inhospitalière où les dangers sont nombreux à commencer par les chasseurs du crû d’une bêtise et d’une sauvagerie inouïe.

Dans la première partie du récit, Jonas nous raconte ses journées placées sous le sceau d’un compte à rebours devant le mener à sa "libération" (jour de ses seize ans). Le garçon est immédiatement attachant, il fait le dos rond mais intérieurement il bout. Révolté mais prudent, il attend patiemment son heure. Il faut dire que des choses étranges arrivent dans ce camp. Des jeunes disparaissent, d’autres subissent des mauvais traitements et les tombes s’accumulent dans la cour. La vie est difficile, les rapports biaisés par le système mis en place entre les jeunes prisonniers. On se méfie de tous, on pèse ses mots et parfois on se prend à se rapprocher, à partager, à se serrer les coudes mais gare à la chute... Les sentiments exacerbés, les convoitises, jalousies et faux semblants mènent une valse bien funèbre avec en milieu de volume un événement qui va précipiter la trame vers une fuite et une chasse à l’homme impitoyable.

La complexité des émotions et sentiments humains sont remarquablement traités dans cet ouvrage. On n’est jamais dans la surenchère, la facilité, le pathos. Jonas nous touche par sa justesse, son courage, son amour de la liberté. On croise présent et passé avec des scènes de flash-back touchantes au possible, sur sa vie d’avant, si proche et si lointaine à la fois. Une famille perdue, une amie chère, des instants de bonheur fugace brisés par cette incarcération inique et destructrice. Quand on pense que ça a pu exister jusqu’à encore très récemment (fin du XXème siècle)...

Pour contrebalancer l’horreur, il y a les rêves éveillés d’échappatoire et il y a surtout la Nature. Magnifiée, décrite dans toute sa beauté, son aspect sauvage, elle est omniprésente dans ce lieu reculé et dans le cœur de Jonas. On ressent les odeurs, le froid, la pureté de ces lieux magiques et parfois effrayants. Un torrent glacé, des arbres à perte de vue, des animaux invisibles dont on devine la présence… autant d’éléments qui densifient le récit, lui donnent une touche unique et contribuent à un climax des plus immersifs.

L’écriture est un petit bijou. Cette fausse simplicité qui rend l’ensemble accessible cache des trésors de finesse et explore à merveille la psyché des personnages tout en décrivant les charmes profonds de la nature environnante. On se laisse prendre par le récit qui nous porte, nous accompagne et nous émeut au plus profond. Qu’il est bon d’être ainsi transportés et enrichis ! Un pur bonheur de lecture que je vous invite à découvrir au plus vite et ceci quel que soit votre âge. Vous n’en sortirez pas indemne et il vous marquera pour longtemps.


mercredi 24 mai 2023

"Trois jours" de Muriel Andurand

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L’histoire : On dit que, face à la mort, notre vie tout entière défile, mais ce ne sont que des fragments qui apparaissent à Muriel : sa mère appuyant sur le bouton rouge qui mettra fin à ses jours, son mari claquant la porte sans se retourner, sa relation tendre et éphémère avec un jeune inconnu... La vie n’est à l’évidence que ça, une suite d’heureux et malheureux événements. Au milieu du chaos ambiant, tous les crashs émotionnels de son existence ressurgissent, pour le meilleur et pour le pire...

La critique de Mr K : Le pitch de départ était vraiment accrocheur avec cette femme prénommée Murielle – sic –, prisonnière d’un avion au bord du crash. Dans ce moment terrible, elle repense à des moments-clefs de son existence, des moments où son équilibre personnel est mis en difficulté et où sa vie va prendre de nouvelles directions voire un nouveau sens.

Cela démarre très bien avec l’évocation de la perte de sa mère, figure tutélaire qui décide de se faire assister en Suisse pour son suicide, une maladie incurable la rongeant depuis trop longtemps. Touchant au possible, emprunt d’une sensibilité à fleur de mot et très crédible dans ce qu’un tel acte peut provoquer dans un microcosme familial, j’avais le cœur au bord des lèvres pendant la lecture de ces pages. Moi qui aime avant tout ressentir des choses en lisant, j’étais très enthousiaste et séduit par l’écriture et les idées dégagées. On enchaîne brillamment ensuite sur l’évocation d’un rapport sexuel non consenti lors de sa jeunesse de nageuse de haut niveau ou encore sur son divorce très douloureux avec l’homme qu’elle considérait comme étant celui de sa vie. Toutes ces épreuves, l’héroïne a dû les traverser bon gré mal gré et le rendu est très satisfaisant, on se laisse prendre au jeu et porter par ces réflexions intimes à plus de 10000 pieds d’altitude.

Mais voila… arrivé à la moitié de l’ouvrage ça commence à se gâter et l’agacement le plus profond m’a envahi pour ne plus me quitter. Murielle, désormais seule avec ses deux enfants à charge, tente de se reconstruire et de rencontrer un homme, un compagnon qui la respecterait et l’aimerait pour ce qu’elle est, qui lui permettrait de redécouvrir le bonheur. On tombe alors dans la mièvrerie la plus confondante, des clichés enfilés comme des perles serties de réflexions creuses, lues et entendues mille fois: le bellâtre aventurier qui se recoiffe à la table de café d’à côté, l’incurie des hommes et la pauvre petite chose qu’elle est, des scènes érotiques que j’ai trouvé sans âme alors qu’elles devraient en avoir, vu le sens donné, la ville de Paris vue comme la ville de tous les possibles, l’amour de ses enfants qui surpasse tout le reste... Cette deuxième partie est très convenue, parfois inutilement cucul, pleine de pathos. Arrivé à la toute fin, je me fichais totalement de ce qui pouvait arriver à Murielle dans cette avion en perdition et ressentais quasiment de l'aversion à son endroit...

Vous l’avez compris, Trois jours de Muriel Andurand est pour moi une grosse déception. Cet ouvrage n’était pas fait pour moi malgré de très bons passages. Trop lisse et lénifiant finalement, creux et vain. Un coup dans l’eau...

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dimanche 21 mai 2023

"La Cité des nuages et des oiseaux" d'Anthony Doerr

La_cite_des_nuages_et_des_oiseauxL'histoire : Un manuscrit ancien traverse le temps, unissant le passé, le présent et l'avenir de l'humanité.
Et si seule la littérature pouvait nous sauver ?

La critique Nelfesque : Quel roman ! "La Cité des nuages et des oiseaux" a été une excellente surprise et un ouvrage que je ne cesserai dorénavant de conseiller autour de moi. Après le coup de coeur que fut "Toute la lumière que nous ne pouvons voir" sorti et lu en 2015, c'est 8 ans après que je décidais de découvrir le dernier né, vierge de tout le concernant. J'ai intentionnellement évité de lire toutes les critiques, j'ai fermé les yeux sur la 4ème de couverture et j'ai même attendu un an avant de le sortir de ma PAL. Comme j'ai bien fait ! Anthony Doerr m'a une nouvelle fois cueillie, émue, marquée.

"La Cité des nuages et des oiseaux" est un livre somme, un hommage à la littérature, à l'amour sous toutes ses formes, à la vie. A la fois roman historique, conte et légende, roman contemporain et ouvrage de science-fiction, entre ses pages, le lecteur voyage de la Constantinople du XVe siècle à un futur lointain au sein de l'Argos, un vaisseau où la survie de l'humanité se joue dans le vide spatial, en passant par l'Amérique des années 50 et de nos jours. Nous suivons Anna et Omeir de part et d'autre du mur en pleine prise de Constantinople, Zeno de la Corée jusqu'à aujourd'hui, Seymour de son arrivée tout jeune dans l'Idaho avec sa mère et sa solitude à son face à face avec Zeno, Konstance à 42.399 années-lumière de la Terre à bord de l'Argos lancé en direction d'une exoplanète à 7.774.958 km/h. Leurs histoires se croisent, difficile au début de les relier entre elles et c'est même assez déconcertant de changer de genre littéraire à chaque chapitre. Puis en acceptant de se laisser balader, d'être charmé par chacun d'eux, on ne peut plus lâcher l'ouvrage. 700 pages plus tard, on est changé !

Au milieu de tout ça, un livre, un codex : "La Cité des nuages et des oiseaux" d'Antoine Diogène. Une curiosité, un espoir, un guide, un compagnon, une lumière dans la vie des personnages. A différentes époques, dans différentes conditions, sous différentes formes, il voyage avec eux. Récit lui-même d'un voyage aux confins des mers, du ciel et du monde, il est porteur d'un message, d'une philosophie, d'une vision. Anna, Omeir, Zeno, Seymour, Konstance s'inscrivent dans les pas du jeune Aethon.

Anthony Doerr réalise ici un coup de maître. Je le savais déjà talentueux, je le découvre ici multiforme, crédible dans tous les styles littéraires, nous alpaguant tout autant dans ses récits oniriques que dans ses projections futuristes. Il n'y a absolument rien à jeter dans cet ouvrage et on se plaît même à apprécier ici des genres qui nous sont d'ordinaire abscons et des histoires vers lesquelles on ne serait pas allé intentionnellement. "La Cité des nuages et des oiseaux" c'est un tout, un ouvrage qui ne souffre pas de superflu, où chaque élément a sa place et son importance jusque dans les détails anodins. Avec une facilité déconcertante, une écriture simple, Anthony Doerr nous livre une histoire pourtant complexe, celle de la vie qui nous traverse tous, qui forme un tout et nous relie les uns aux autres quelle que soit la temporalité. Un grand bravo Mr Doerr et respect !

samedi 20 mai 2023

"Le Vent dans les Saules - Intégrale" de Michel Plessix et Keneth Grahame

Le Vent dans les Saules

L’histoire : Le printemps est enfin là, avec toutes ses couleurs et ses saveurs. Taupe ne peut résister à son appel et abandonne ses tâches ménagères pour une promenade au bord de l’eau. Il rencontre Rat qui devient son compagnon d’aventures. Les deux amis se rendent chez le vaniteux Crapaud, spécialiste des lubies catastrophiques, qui leur propose d’entreprendre un voyage en roulotte...

La critique de Mr K : Lecture très sympathique, fraîche et totalement bucolique que cette intégrale de Le Vent dans les saules de Michel Plessix et Keneth Grahame (auteur du roman originel). Cette plongée au cœur de la nature en compagnie de personnages très attachants fait un bien fou et fera le bonheur de tous, quelque soit l’âge tant il se dégage de cet ouvrage du fun, de la nostalgie et une sagesse intemporelle.

Nous suivons principalement durant ces quatre tomes, les pérégrinations de cinq personnages principaux, cinq individus très différents d’espèce et de caractère mais surtout cinq amis à qui il arrive plein de choses. Il y a Taupe, le naïf, le discret, le maladroit qui est d’une bonté extrême. On se prend immédiatement d’affection pour lui, il est celui qui va le plus changer durant l’histoire. Il va rencontrer Rat, un bon vivant, qui n’aime rien de plus que de faire bonne chair et canoter sur la rivière. Il est fidèle, travailleur et se révèle être un soutien de tous les instants. Il y a aussi Blaireau, l’ermite sage et bourru qui a le cœur sur la main et va les aider à des moments périlleux. On croise à l’occasion Loutre, un brin vantard, père de famille dévoué à la force brute qui se révélera lui aussi très utile. Et puis, il y a Crapaud, le baron têtard par qui la plupart des ennuis arrivent. Suffisant, pédant, inconséquent et surtout très ridicule, adepte de nouveauté technologique vivant dans son manoir de parvenu.

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L’amitié est ici le maître mot, on partage avec eux des moments du quotidien où reviennent régulièrement les scènes de repas (d’ailleurs souvent ça met en appétit durant la lecture), la contemplation et l’observation de nature qui se renouvelle au fil des saisons avec un narrateur s’exprimant avec humour et malice. On se laisse bercer par le doux rythme contemplatif des débuts. Les dessins sont tout bonnement magnifiques, recèlent de multiples détails touchants et rigolos. On se plaît à tout scruter, à dénicher ici ou là des références, des éléments qui enrichissent la trame principale. Je dois avouer que je me suis bien amusé et que l’émerveillement était de mise durant toute ma lecture avec des traits précis, des animaux délicieusement croqués (aaah leurs expressions !) et des couleurs harmonieuses et douces.

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Puis grâce (à cause) de Crapaud, les choses s’accélèrent par la suite, l’action démarre et les aventures deviennent plus échevelées avec comme point d’orgue la prise du manoir par une mystérieuse menace et un Crapaud désespéré. Les personnages gagnent alors en densité, toutes les relations exposées précédemment prennent leur importance et l’on se prend au jeu avec un plaisir renouvelé. Même si on n’est pas dupe du dénouement, on se délecte des ressorts scénaristiques déployés et l’on ne s’ennuie pas une seconde. Et puis, les échanges entre personnages sont vifs entre rires, critiques et bons mots dispensés à l’occasion, c’est lettré et fun sans en faire trop, le dosage est parfait.

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"Le Vent dans les Saules" fut donc une excellente lecture, une bouffée d’optimisme qui fait du bien dans notre monde de brut. La nature est douce, il y fait bon vivre et malgré des dangers parfois importants, l’amitié surmonte tout et tout se finit toujours devant un bon repas. C’est le genre de pitch qui a tout pour plaire et quand c’est réalisé avec autant de brio, on ne peut dire que bravo !

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jeudi 18 mai 2023

"Tête en l'air" de Richard Gaitet

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L’histoire : Il a survécu à l’aiguille du Midi par l’intervention d’une providentielle main au cul, hurlé de peur dans la vallée d’Aoste, gravi cinq fois de suite en courant les deux premiers étages de la tour Eiffel, descendu sans corde des échelles d’acier sur 250 mètres, découvert les joies de la tomme de Savoie au petit-déjeuner, relu Tolkien, Lionel Terray, Mary Shelley et les mangas d’Akira Toriyama, et surtout... appris le maniement du piolet afin d’aller danser sur des arêtes sommitales de 40 centimètres de large, avec 2 000 mètres de vide de chaque côté, par - 8 °C et le visage battu par des vents de 50 km/h...

Plutôt branché bouquins que bouquetins, Richard Gaitet n’avait, avant cette épopée, aucune expérience de la montagne. Novice attentif à la parole du guide le plus romanesque qui soit, René Ghilini – vainqueur de l’Annapurna et chasseur de cristaux –, il livre l’authentique et drôlissime récit d’une première ascension du mont Blanc par un blond à lunettes inexpérimenté qui, au cours de son voyage, réapprit à marcher.

La critique de Mr K : Un livre bien fun pour ma chronique du jour avec Tête en l’air de Richard Gaitet, récemment réédité en version poche chez Paulsen. C’est l’histoire peu commune d’un homme pas forcément destiné à réaliser un exploit sportif tel que l’ascension du Mont Blanc, sommet le plus haut d’Europe occidentale avec ses 4807 mètres d’altitude. Je me suis bien amusé en lisant cet ouvrage qui mèle habilement le récit d’initiation, d’aventure sur un ton autoparodique du plus bon effet.

Sur le papier, Richard n’est pas taillé pour gravir le Mont Blanc. Un physique commun, un laisser-aller au niveau hygiène de vie en terme de bouffe et de boisson, un homme gai avec quelques soucis cardiaques hérités génétiquement... Mais voila, une occasion unique se propose à lui de monter cette sommet mythique et d’écrire sa préparation et ascension. Ce qui au début ressemble furieusement à un pari quelque peu insensé, va devenir une grande aventure humaine avec son lot de désillusions, d’espoirs et de franche rigolade car le Richard c’est un marrant qui suscite la sympathie immédiatement.

Très attachant, il ne se prend pas au sérieux et cela donne un ton délicieusement décalé là où certains se glorifieraient dans un nombrilisme des plus déplaisants (la maladie de ce début de siècle). L’auteur nous raconte tout de A à Z avec notamment, intercalés entre différentes phases clefs, des passages de son enfance révélateurs de cette envie de grimper le Mont Blanc. On apprend ainsi qu’il réalise un peu le rêve que son père n’a jamais pu concrétiser ce qui le rendra immensément fier quand cette montée aura été réalisée. Richard n’est donc pas qu’un simple journaliste voyageur à la plume légère et fun, on ressent un profond respect pour la montagne et les gens qui l’entourent, une simplicité, une humilité de tous les instants et un sens de la dérision vraiment rafraîchissant. Ce qui tombe bien quand on évolue en haute montagne vous remarquerez.

Et puis, il y a toutes les étapes qu’il doit franchir avant de pouvoir ne serait-ce qu’imaginer s'attaquer au grand Blanc. Exercices de préparation physique plus ou moins adaptés dans Paris, lectures diverses avec des références scientifiques et humaines à l’appui délicatement glissées ici ou là qui nourrissent le récit et l’enrichissent. Ensuite, c’est la rencontre avec René, guide de haute montagne, véritable légende du milieu qui va l’accueillir à Chamonix et l’entraîner réellement à savoir marcher dans la neige, grimper, escalader, surmonter sa peur du vide à l’occasion (le passage avec les échelles est aussi tordant que flippant), connaître son matériel et lui rappeler l’essentiel à des moment cruciaux car comme son titre l’indique l’auteur est tête en l’air (je m’y retrouve totalement) et possède un sens de l’équilibre tout relatif depuis longtemps. René m’est apparu comme une sorte de deuxième père pour son protégé, dispensant conseils et engueulades, recevant Richard chez lui pour partager un repas, la chaleur d’un foyer et des moments d’échanges parfois hauts en couleur.

Quand vient l’ascension proprement dite à la fin du volume, c'est peu de pages finalement au regard du reste mais l’intérêt est ailleurs finalement, l‘auteur se fait encore plus introspectif, poétique voire psyché par moments. Les effets de l’altitude sûrement ! On réalise avec lui que cette expérience valait vraiment le coup, qu'elle l’a éprouvé et transformé. C’est beau, immaculé comme la neige des sommets et l’on redescend presque déçu des cimes car on aurait voulu profiter davantage de ses impressions au sommet, de découvrir ce à quoi il a pensé et réfléchi.

Bel ouvrage vraiment que cette tranche de vie extrême et douce à la fois, qui nous parle aussi de nous-même à l’occasion de certaines réflexions et rigolades. Un très bon moment de lecture que je vous invite à entreprendre à votre tour si le sujet vous intéresse. Vous ne serez pas déçus.

lundi 15 mai 2023

"Crèvecœur" d'Emilio Sciarrino

crevecoeur

L’histoire : A 17 ans, Elise Maldue quitte son village de Crèvecœur, en Picardie. Parviendra-t-elle à laisser derrière elle l'horizon trop étroit, la langueur des soirées trop longues, la perspective d'une vie déjà écrite ? Peut-on jamais se réinventer ?

La critique de Mr K : Retour aujourd'hui sur ma lecture enthousiaste du roman Crèvecœur d'Emilio Sciarrino, lu en un temps record et avec un plaisir renouvelé. Au cœur de l'intrigue l'idée de déterminisme social, Élise issue d'une classe populaire va-t-elle pouvoir dépasser sa condition et gravir les échelons de la société ? L'auteur nous propose de suivre son parcours depuis la fin du lycée jusqu'à l'âge mûr. Avec un tel pitch, on pense de suite à du Zola ou du Balzac, Emilio Sciarrino marche dans leurs pas. La trajectoire décrite est vraiment passionnante et livre des vérités pas forcément très agréables sur la France d'aujourd'hui.

Élise est donc issue d'un milieu pauvre. Un père ouvrier, une mère femme de ménage, elle est fille unique. Le quotidien n'est pas très gai, on vit chichement, on compte ses sous et les perspectives ne sont pas réjouissantes pour la jeune fille que les parents voudraient mettre au travail au plus vite. Rajoutez là-dessus l'alcoolisme du Père qui a la main lourde sur la mère, elle-même cassante et castratrice envers sa fille... non, Élise ne part pas gagnante dans la vie et pourtant elle nourrit de l'ambition. Celle de quitter Crèvecœur, son village natal, et de réussir.

Cela commencera par une prépa après avoir brillamment réussi son bac. Les débuts sont difficiles, le niveau est haut, ses parents ne l'appuient pas dans son choix. Pourtant elle s'accroche, elle travaille énormément et finit par décrocher une place dans une école de commerce très prestigieuse. Durant ces différentes phases, elle fera des rencontres essentielles, se fera une meilleure amie, connaîtra des premières expériences parfois très douloureuses et croisera les hommes qui compteront dans sa vie. Finalement rien ne se passera comme prévu, comme si un fatum invisible planait sur elle et l'empêchait d'avancer, de réaliser ses rêves entre déconvenues amoureuses, pandémie mondiale et crise identitaire profonde de l'héroïne.

En soi, Élise n'a rien d'extraordinaire. Très commune, c'est le genre de personnage qui ne fait pas de vagues, discret, sans relief apparent. Pour autant cette normalité force l'empathie du lecteur car l'écrivain met en lumière un destin comme il en existe beaucoup. Rien n'est simple pour quiconque en ce bas monde encore plus quand il faut se bagarrer deux fois plus que les fils à papa et autres héritiers bourgeois. Petits boulots esclavagistes, fin de mois difficiles, non soutien de la famille, estime de soi défaillante, rien ne nous est épargné du quotidien difficile d’Élise. Difficile aussi la confrontation avec les autres, de devoir faire sa place dans un milieu très fermé où l'on juge bien souvent sur les apparences et le portefeuille. Et pourtant Élise avance ou du moins elle essaie.

En filigrane le portrait sociétal est assez saisissant, voire parfois écœurant notamment l'aspect patriarcal, la misogynie ambiante et le traitement que l'on réserve aux femmes dans bien des cas. Élise en fera la douloureuse expérience bien souvent entre les soirées de débauche qui finissent très mal, un compagnon étouffant qui l'avilit par son amour physique et sans issue, le rôle qu'on lui réserve dans sa famille. Bien rendu aussi la période du Covid avec les différents confinements, leur impact sur les étudiants, les gens, la société dans son ensemble avec des décisions politiques parfois absurdes et hors sol. On montre à quelle vitesse tout peut changer que ce soit au niveau des amis, du travail, de la famille et comment cette crise mondiale nous a tous impacté d'une manière ou d'une autre, en bien ou en mal d'ailleurs. Pour Élise ce moment fatidique va tout changer et dresser devant elle des murs qui vont changer son destin à jamais.

À travers toutes ces péripéties, Élise est en quête d'elle-même. Voulant sortir de son carcan familial, elle change d'identité selon les phases de sa vie : les études, le travail, la réinvention de soi à la fin. Il faudra pas moins de 200 pages pour qu'elle puisse peut-être entrapercevoir qui elle est vraiment. L'aspect initiatique du roman est très bien ficelé, sans effet de manche gratuit, ici c'est la vie dans ce qu’elle a de plus commun, parfois de routinier. J'ai beaucoup aimé suivre l'histoire d'Elise servie par une langue simple, posée. La distanciation de la narration par l'utilisation de la 3e personne du singulier donne à l'ensemble un aspect quasi documentaire mais non dénué d'émotions fortes. Une très belle lecture donc que je vous encourage à entreprendre à votre tour.

Posté par Mr K à 16:53 - - Commentaires [0] - Permalien [#]
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