dimanche 5 janvier 2020

"Le Cap" de Kenji Nakagami

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L’histoire : La terre avait commencé à grésiller. Un son à peine perceptible, semblable à un bourdonnement d'oreille. Toute la nuit durant, les insectes allaient continuer à bruire. Il pensa à l'odeur, la nuit, de la terre froide...

Ainsi commence Le Cap, qui en 1975 propulsa Nakagami parmi les grands noms de la littérature japonaise contemporaine. Tous ses livres se nourrissent du lyrisme mythique d'une terre prise entre les montagnes, les rivières et la mer : la péninsule de Kishû. Elle est au cœur de la vie d'une communauté d'exclus aux confins du Japon - celle où est né l'auteur -, d'une famille prise, de génération en génération, dans la complexité de liens consanguins, avec leurs obsédantes énigmes qui ne trouveront leur issue que dans le meurtre et l'inceste. Akiyuki, sous la force de désirs contradictoires et d'une sexualité à fleur de peau, pris dans le tourbillon des événements qui assaillent sa famille, accomplira un destin scellé vingt ans plus tôt.

La critique de Mr K : Petit voyage en terres nippones avec Le Cap de Kenji Nakagami, ouvrage sorti en 1975 au pays du Soleil Levant où cette parution a eu son petit effet. Il faut dire qu’on se rend tout de suite compte, dès que l’on parcourt les premières pages que l’on n’a pas affaire à un auteur japonais traditionnel. Langue épurée et frontale, on explore avec Nakagami les arcanes d’une famille dysfonctionnelle d’une communauté pauvre vivant dans la péninsule de Kishû, localité d’origine d’un auteur qui ne transige pas avec la morale générale et livre un portrait au vitriol d’une partie de ses concitoyens. Vous imaginez bien que j’ai aimé !

Ce très court roman (156 pages) tourne autour d’Akiyuki, un jeune homme de 24 ans qui bosse dans le bâtiment. Au fil des pages, on fait connaissance avec lui et surtout avec sa famille qui est plus que recomposée. En effet, sa mère a eu des enfants avec trois pères différents et son nouveau beau-père a lui-même eu une descendance d’un précédent mariage. Rajoutez là-dessus la marmaille de ses demi-sœurs et d'éventuels enfants que son père aurait eu avec d’autres femmes et vous obtenez une sacrée smala qui embrouille le lecteur. Heureusement, les éditions Picquier ont rajouté une liste de personnages en début d’ouvrage pour apporter une clarté bienvenue aux éléments complexes qui composent cette famille. Au bout de trente pages, on se fait très vite aux patronymes et l’on commence la lente exploration de ces âmes torturées.

Dans ce monde, on plonge dans le quotidien de gens du peuple, très simples qui n’ont vraiment pas la vie facile. Ouvriers du bâtiment, femmes au foyer, prostituées peuplent ce livre et tentent de survivre chacun à sa manière. Cela donne des pages âpres qui ouvrent des fenêtres sur un quotidien plutôt méconnu de ce pays : les galères financières, la dureté des conditions de travail, la pauvreté et le désespoir même parfois transpirent de ces pages qui marquent le lecteur durablement. On ressent très vite un malaise grandissant, une impression que toute cette affaire va mal finir dans ce lieu quasi paradisiaque où l’homme doit s’échiner à gagner sa vie.

L’ouvrage est surtout prétexte à nous conter la chronique d’une famille haute en couleur. Les difficultés matérielles évoquées auparavant ne sont que la partie visible de l’iceberg. Les secrets sont nombreux au sein de la cellule familiale, ce qui démultiplie les souffrances de chacun, les non-dits s’accumulent et avec eux les tensions. Ressentiment, frustration, espoirs douchés se conjuguent, font monter la pression et vont faire bouger les lignes dans un final qui fait froid dans le dos. Violence, crises existentielles, folie et mort se donnent rendez-vous et l’on n’en sort pas indemne. Avec finesse et jusqu’au-boutisme, l’auteur nous offre une analyse jubilatoire des rapports à l’autre au sein de la famille et propose une vision bien pessimiste mais tellement réaliste.

Le Cap se lit quasiment d’une traite malgré un contenu rude, à la limite de la décence parfois. Le récit conserve toujours une certaine élégance, l’âpreté cachant des trésors d’humanité dans ce qu’elle fait de mieux et de pire d’ailleurs et ménage un suspens qui devient presque insoutenable dans le dernier acte. Certes ce livre n’est pas à mettre entre toutes les mains mais il vaut le détour et détonne un peu dans le panorama littéraire japonais. Une petite pépite que je vous conseille de découvrir si vous avez le cœur bien accroché !


dimanche 1 décembre 2019

"L'Hiver dernier, je me suis séparé de toi" de Fuminori Nakamura

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L’histoire : Un journaliste est chargé d’écrire un livre sur un photographe accusé d’avoir immolé deux femmes, mais pourquoi l’aurait-il fait ? Pour assouvir une effroyable passion, celle de photographier leur destruction par les flammes ?

A mesure que son enquête progresse, le journaliste pénètre peu à peu un monde déstabilisant où l’amour s’abîme dans les vertiges de l’obsession et de la mort. Un domaine interdit où il est dangereux, et vain, de s’aventurer...

La critique Mr K : Retour en terres nippones pour cette lecture aussi glaçante qu’envoûtante. L’Hiver dernier, je me suis séparé de toi de Fuminori Nakamura est de ces livres qui ne peuvent laisser indifférent, de ceux qui vous marque dans votre chair et votre esprit. Personnages torturés, réalité déviante, secrets honteux enfouis, Eros et Thanatos mêlés sont au rendez-vous d’une lecture qui dépote et séduit, entre thématiques extrêmes et écriture d’orfèvre. Suivez mes pas, si vous l’osez...

Le personnage principal est chargé par son éditeur d’écrire un livre sur un condamné à mort. L’homme en question était photographe et a été jugé pour le meurtre particulièrement horrible de deux femmes, deux modèles qui ont posé pour lui et qu’il aurait immolé pour pouvoir les prendre en photo lors de leur dernier souffle. L’histoire commence par une première entrevue qui n’est pas sans rappeler celle entre un certain Hannibal Lecter et Clarice Starling. La comparaison ne s’arrête pas là car très vite on plonge ici dans les profondeurs abyssales de l’esprit humain, sa propension à faire le mal et à se laisser porter par ses pulsions les plus inavouables. Sachez qu’une fois ces pages ouvertes, il est tout bonnement impossible de s’échapper, que vous serez confrontés à des êtres cabossés, abîmés, malades et que les apparences sont décidément trompeuses, l’ouvrage lorgnant vers un scénario à la Old Boy, c’est à dire vers une fin plus que déstabilisante et impossible je pense à deviner avant l’ultime chapitre.

Un condamné fatigué et usé par des pulsions troubles, sa sœur qui s’apparente à une mante religieuse, une prostituée à qui on propose un rôle à sa mesure, un homme mystérieux qui ne se remet pas de la disparition tragique de sa fiancée, un journaliste dépassé par la tâche qui lui est confié... autant d’éléments clefs qui vont livrer tous leurs secrets au fil des chapitres qui s’égrainent sans que l’on ne s’en rende compte. Pulsions, passions, sexe, sang et désirs se mêlent, troublent les frontières du réel, du bien et du mal dans une sarabande macabre et mortifère qui prend à la gorge. L’ambiance générale est suffocante du début à la fin, le dégoût se dispute à une certaine curiosité car ici peu ou pas de tabous, seulement la lente et effroyable exploration de psychés détournées, seulement portées par des désirs et aspirations destructeurs.

Au fil de l’avancée de ses investigations, le journaliste va rencontrer des personnes parfois très étranges (mention spéciale au fabricant de poupées à échelle humaine), creuser les rapports complexes et ambigus du criminel et de sa sœur (deux personnages vraiment hauts en couleur en terme de dépravation) et finalement se sentir irrépressiblement attirer par le côté obscur qu’il côtoie d’un peu trop près. Plutôt classique dans son principe, l’ouvrage pourtant court (180 pages) prend une toute autre dimension au bout d’un tiers parcourus avec des révélations surprenantes, de nouveaux personnages qui renversent la donne initiale semant le doute et la confusion dans l’esprit du lecteur déjà bien fragilisé par ce qu’il lit.

J’ai aussi été séduit par le style de l’auteur, le dépouillement apparent de l’écriture n’est une fois encore qu’une apparence. Il y a une forme de poésie minimaliste qui se dégage de l’ensemble, une poésie dark, sans concession mais une poésie quand même qui m’a littéralement emporté et a magnifié à mes yeux une histoire bien sombre. Ils sont fous ces japonais ! ... et Fuminori Nakamura tout particulièrement ! Voila un livre qui ravira les amateurs de sensations fortes et de lectures japonisantes. Personnellement, j’essaierai de refréquenter cet auteur au plus vite !

dimanche 16 juin 2019

"Le Secret de la petite chambre" de Kafu Nagai et Ryûnosuke Akutagawa

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L’histoire : Un original, séduit par le charme d'une ancienne maison de rendez-vous, l'achète et y fait quelques travaux. Il découvre, en grattant le papier d'origine des cloisons coulissantes, l'existence d'un texte écrit serré. Piqué par la curiosité, il se met à le déchiffrer et nous offre le récit d'une nuit passée avec une geisha.

Un Japonais, revenu d'Europe, se souvient d'une aventure amoureuse qui lui est arrivée à Berlin. Il confie, à la première personne, dans un journal, les aventures de ces quelques jours et des deux nuits d'amour passées avec une jeune fille allemande.

La critique de Mr K : Voici un ouvrage qui était dans ma PAL depuis un petit bout de temps et pour souffler entre deux lectures de haut vol, je m’accordais une récréation d’un type bien particulier. Le Secret de la petite chambre est un recueil qui regroupe en fait deux courts récits érotiques japonais datant des années 20. À l’époque, ils n’avaient pas obtenu l’autorisation d’être édités, la censure étant très rigoriste au pays du soleil levant. On retrouve donc le récit éponyme qui est l’œuvre de Kafu Nagai et La Fille au chapeau rouge de Ryûnosuke Akutagawa, deux auteurs très connus dans leur pays et qui ont touché à pas mal de genres différents. Adepte de littérature nippone, j’avais été séduit par la quatrième de couverture et une incartade coquine n’est pas pour me déplaire à l’occasion d’une lecture.

Les deux histoires nous narrent les aventures amoureuses de deux japonais en goguette. Dans le premier récit, le héros achète une ancienne maison close et va tomber sur le témoignage anonyme d’un homme qui raconte une nuit d’amour intense avec une geisha. Dans le deuxième récit, un japonais séjournant en Europe va succomber aux charmes d'une jeune allemande qui sait ce qu’elle veut. Les deux histoires même si elles n’ont rien à voir l’une avec l’autre font la part belle à la sensualité et aux plaisirs charnels.

Très raffinées dans leurs écritures respectives, ses deux histoires se lisent vite et avec un certain plaisir par moment. Au delà des scènes olé olé qui émaillent ces lignes et qui s’avèrent crues (et sans doute dérangeantes pour les âmes prudes), en filigrane les auteurs étudient des aspects de la société japonaise que l’on n'a pas forcément l’habitude de croiser en littérature nippone. On retrouve ainsi la figure de la geisha (prostituée qui doit tout donner à ses clients sans pour autant s‘abandonner), la quête du plaisir au masculin et au féminin (avec en prime les différences qui vont avec), la vision de l’amour et du mariage (et de ses arrangements), les pulsions qui nous gouvernent mais aussi les soucis de communication entre sexes opposés. Sans compter dans la deuxième nouvelle, une histoire qui se déroule dans une Allemagne ruinée par la guerre 14-18 qui donne une épaisseur au niveau background pas inintéressante.

Cette finesse et la qualité d’écriture ne font malheureusement pas tout, je dois avouer que je me suis ennuyé ferme et que la chair s’avère finalement assez peu excitante en soi : la faute à une forme de machisme larvé, une espèce de quête de toute puissance et d’auto-congratulation de l’homme qui gâche l’intensité et même la poésie des actes donnés à lire. Finalement, la bestialité semble l’emporter sans pour autant tomber dans une hybris qui désarçonne le lecteur ou au moins le choque. Je suis donc plutôt mitigé quant à cette lecture, dans le genre on a fait beaucoup mieux. Tant pis...

samedi 4 mai 2019

"L'Enfant et l'oiseau" de Durian Sukegawa

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L’histoire : Johnson, tombé du nid, est le seul survivant de sa fratrie. À bout de forces, le jeune corbeau est recueilli par Ritsuko, femme de ménage et mère célibataire, qui décide de le ramener chez elle au mépris de l’interdiction d’héberger des animaux dans son immeuble. Bien lui en prend, car son fils adolescent, Yôichi, se passionne pour l’oiseau qu’il entoure de mille soins. Un jour, le gardien fait irruption chez eux et Johnson, que Yôichi avait caché sur le balcon, s’envole. C’est le début pour lui d’une longue errance. Il sait qu’il ne peut retourner auprès de son ami et cherche à survivre dans une ville hostile. Une rencontre va lui sauver la vie…

La critique de Mr K : Je m'en vais vous parler aujourd’hui du dernier ouvrage de Durian Sukegawa, un auteur japonais que j’aime tout particulièrement et à qui nous devons les très beaux Les Délices de Tokyo et Le Rêve de Ryôsuke. Je ne vous cache pas que j’avais hâte de lire L’Enfant et l’oiseau car cet auteur conjugue langue magique et thématiques universelles. Je peux déjà vous dire qu’il n’a pas fait long feu et que je l’ai lu en un temps record !

Durant tout l’ouvrage, on alterne deux points de vue qui se croisent et s’épousent selon les moments du récit. La majeure partie du récit est consacrée à l’existence de Johnson, un jeune corbeau qui très tôt connaît d’épouvantables épreuves. Il voit ses frères de couvée mourir les uns après les autres et finit par tomber du nid. Il est alors récupéré par une japonaise qui le ramène chez elle malgré l’interdiction de s’occuper d’animaux sauvages au sein de sa résidence. Cette trouvaille fait le bonheur de son jeune fils Yôichi qui trouve là un palliatif à son chagrin de ne plus avoir de père. Il se prend très vite d’affection pour Johnson et c’est réciproque ! Malheureusement ce bonheur sera de courte durée et les deux amis vont être séparés. Chacun entame alors un véritable chemin de croix.

On se prend au jeu très vite dans cette lecture qui s’avère accrocheuse dès les premières ligne. L’originalité tient au fait que l’on suit au plus près un animal. Pas n’importe lequel en plus, mon oiseau préféré : le corbeau, lourd de signification mais aussi de symboles. Ils sont peu appréciés par les autorités dans ce roman et cela a des conséquences dramatiques pour Johnson qui va vivre tour à tour le deuil, l’exil, une relation d’amitié hors norme puis de nouveau l’errance et le deuil. On passe par tous les stades, la tonalité restant cependant souvent dramatique. En cela, cette lecture de Sukegawa est différente des deux précédentes, il n’y a pas beaucoup de place pour l’espoir, celui-ci est bref et cède souvent la place à des épreuves difficiles. Très bien rendu, cette existence d’oiseau est poignante, planante (dans tous les sens du terme) et source de colère face aux humains qui sèment chaos, confusion et mort sur leur passage.

En parallèle, on suit la vie de Yôichi et de sa mère. N’ayant plus qu’elle, on ressent un certain vide chez lui, une forme d’apathie que la découverte de l’oiseau va faire reculer. Cela donne de très beaux moments sur l’amitié mais aussi la responsabilité, surtout quand ils vont être séparé. Le personnage de la mère n’est pas inintéressant non plus, on sent une fêlure, un souci du passé qui ressurgit avec notamment une tendance à la kleptomanie et une nervosité qu’elle n’arrive pas à totalement dissimuler. Cette famille a gravement dysfonctionné et les conséquences se font encore sentir avec notamment l’évocation du père absent qui n’existe plus aux yeux de son fils.

Derrière le conte initiatique avec le nécessaire passage à l’âge adulte et les épreuves qui forgent une existence, L'Enfant et l'oiseau est aussi en filigrane une fine critique du genre humain et sa manie de vouloir tout contrôler au mépris des lois naturelles, une ode à la nature sauvage (thématique chère à l’auteur) et un très beau message de tolérance. Certes parfois les ficelles sont un peu grossières avec quelques personnages plus caricaturaux comme le maire ou encore le chef du syndic de la résidence mais ils mettent en exergue les difficultés de la vie moderne, le problème d’écoute et de respect entre habitants.

On retrouve dans cet ouvrage tout le talent de Durian Sukegawa en terme de sensibilité, de finesse et sa manière d’écrire si envoûtante qui provoque toujours autant de plaisir lors de la lecture. C’est typiquement le genre de roman que l’on ne peut relâcher après l’avoir entamé. Moins lumineux que les précédents avec une fin sombre qui laisse peu de doute sur le devenir des êtres rencontrés, j’ai vécu un voyage livresque éprouvant et d’une intensité impressionnante. À lire !

dimanche 18 novembre 2018

"La Boucle" de Koji Suzuki

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L'histoire : Une nouvelle forme de cancer, provoquée par un mystérieux virus et semble-t-il contagieuse, commence à faire des victimes au japon.

Kaoru, étudiant en médecine, est directement concerné : son père est atteint et condamné à brève échéance. Plusieurs des anciens collègues de celui-ci sont déjà morts. Pourquoi l'épidémie frapperait-elle en priorité des informaticiens de haut niveau ? Y aurait-il un lien avec "La boucle", gigantesque projet nippo-américain de simulation en réalité virtuelle, auquel son père avait participé ?

Pour en avoir le coeur net, Kaoru se rend en Arizona où s'est réfugié l'un des promoteurs du projet. Là, dans une maison abandonnée, il découvre un ordinateur qui lui donne accès à l'univers inquiétant de "La boucle", tombé sous l'emprise de la sorcière Sadako...

La critique de Mr K : Au programme aujourd'hui, la chronique du troisième volume de la trilogie Ring de Koji Suzuki avec La Boucle, qui débute juste après le précédent intitulé Double hélice. Traumatisé à l'époque de sa sortie au cinéma par Ring d'Hideo Nakata, j'avais été rudement content de tomber sur la trilogie littéraire lors d'un chinage et l'occasion m'était enfin donnée de pouvoir me faire mon avis sur le matériel littéraire originel. On prolonge ici le plaisir une troisième fois avec un volume qui mêle roman initiatique, ésotérisme et hard science. On est pleinement dans la lignée du précédent et même si on ne frissonne pas à un seul instant, il est bon de replonger dans cet univers si particulier et qui finit par livrer tous ses secrets ou presque...

Kaoru, 20 ans et étudiant en médecine, se partage entre ses études et les visites à son père, hospitalisé à cause d'un cancer impitoyable qui le ronge petit à petit. Loin d'être commune, cette maladie sous ses apparences de cancer classique serait liée au mystérieux virus Ring entr'aperçu dans l’ouvrage précédent. Il semble être contracter au départ par des informaticiens de haut niveau mais la contagion progresse et touche désormais toutes les strates de la société. Féru de science depuis son jeune âge, mû aussi par son amour indéfectible envers son paternel et sa quête de vérité, Kaoru commence à enquêter sur le passé de son père qui a travaillé sur un projet nippo-américain de réalité alternative nommée "la Boucle" et qui semblerait bien être liée à l'épidémie qui sévit. Au fil de ses découvertes, Kaoru va mettre à jour de nombreux éléments qui vont le faire douter de tout ce qu'il a connu jusque là...

Ce qui est bien avec cet auteur japonais, c'est qu'il ne tombe jamais dans les clichés de la littérature d'épouvante japonaise. Versant volontiers dans un style thriller à l'américaine, il se calme ici et propose avant tout un bouleversant portrait de personnage. Kaoru est en effet traité de manière très fine, loin des silhouettes auxquelles on nous habitue lors de la lecture de ce genre d'ouvrages. Certes au départ, il ne présente pas trop d'intérêt, plutôt effacé, ses interrogations scientifiques absconses nous passent complètement au dessus... Mais en fait, très vite, au bout d'une quarantaine de pages, ces informations font écho à ses relations avec sa famille, son rapport au monde et surtout la maladie qui se propage de plus en plus. On se rend compte que l'ouvrage ne va pas l'épargner ainsi la fin vient nous cueillir avec une ultime révélation à la fois logique et terrifiante.

Sadako est quasiment absente de ce volume. Bien sûr, des références y sont faites régulièrement mais l'on s'attache plus ici à l'aspect virus de la malédiction. Étrange rencontre donc que ce mélange ésotérisme / science qui fonctionne pourtant très bien. Ainsi, il est passionnant de revenir sur les notions de base de l'ADN et de la génétique pour les transgresser dans d'étranges expériences qui mènent certains à la folie et d'autres vers des actes irréparables. On est loin de la jeune fille qui marque de sa haine inextinguible une bande vidéo pour condamner à mort les infortunés qui auraient le malheur de la regarder, la portée d'action est ici mondiale et la biologie est le vecteur principal du mal (ainsi que l'informatique). Le défaut principal du livre réside du coup dans l'absence totale de tension et de peur, on est plus face à un thriller mâtiné de parcours ritualisé menant à une fin qui clôt définitivement les débats. C'est déjà pas mal,me direz-vous ! Surtout que les rebondissements sont assez rythmés et à partir de 50 pages, on enchaîne les pistes et les retournements de situation, le tout parsemé de très belles pages sur les affres de la vie humaine : l'amour, la parentalité, l'échéance d'une mort annoncée ou encore la nécessaire quête de sens à une existence.

Ce roman est décidément bien malin et se lit quasiment d'une traite tant on est pris par les enjeux que l'auteur fait miroiter et on est emballé par le charisme d'un personnage principal plongé dans une recherche qui va très vite le dépasser. Bien écrit avec une langue efficace, technique par moment mais toujours dans l'intérêt du récit et du lecteur, on tourne les pages avec bonheur tout en se demandant bien ce que la suite nous réserve. Vous l'avez compris, La Boucle est à lire dans la continuité des deux premiers et termine avec brio une trilogie vraiment à part. Il me reste encore Ring 0 dans ma PAL, une compilation de courtes nouvelles mettant en avant certains personnages de la trilogie, lecture pour bientôt...

Egalement lus et chroniqués du même auteur au Capharnaüm éclairé :
- Dark Water
- Ring
- Double hélice


jeudi 26 avril 2018

"Danse, danse, danse" d'Haruki Murakami

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L’histoire : Danse, danse, danse, dit l'homme-mouton tapi au cœur d'un étage fantôme de l'hôtel du Dauphin pourtant transformé en cinq étoiles où le narrateur essaie de retrouver ses marques.

Alors, il danse, danse, danse entre cet irrationnel qui envahit son quotidien et une réalité non moins baroque avec pour seul ancrage les airs de jazz, la musique pop anglo-saxonne, les petits plats mijotés dans son coin cuisine, les vieux films américains.

Il danse, danse, danse au rythme des filles passées, présentes et à venir, des glaçons qui tintent dans son verre de whisky, des insatisfactions d'un condisciple de lycée devenu star, des désarrois d'une très jeune fille déjantée, des problèmes existentiels en forme d'énigmes.

La critique de Mr K : Une excellente lecture aujourd’hui avec Danse, danse, danse d’Haruki Murakami. Et dire que ça faisait plus d’un an que je n’avais pas lu d’ouvrage de cet auteur qui est sans conteste mon écrivain japonais favori ! Quel retour avec cet ouvrage totalement dépaysant où réalité, rêves et fantasmes se mêlent pour emporter le lecteur vers des ailleurs insoupçonnés. Pas de doute, on est face à un grand Murakami qui aime tant flirter avec les barrières de la perception et de la condition humaine. Pour information préalable, sachez que ce titre est en quelque sorte la suite de La Course au mouton sauvage car on retrouve le même héros anonyme, mais on peut cependant lire ce livre sans avoir lu le précédent même si l’on rate deux / trois allusions savoureuses.

Le personnage principal, un ancien publicitaire désormais reconverti dans le journalisme free-lance vit au jour le jour. La mort de son meilleur ami dans l’ouvrage précédent et le divorce inattendu avec sa femme ont laissé des traces, il ne se transpose plus dans une quelconque aspiration et laisse le temps s’égrener sans réellement penser au lendemain. Pas vraiment malheureux mais pas heureux pour autant, il semble traverser l’existence sans y prendre goût, sans s’accrocher à quoi que ce soit et qui que ce soit. Un rêve étrange le conduit à retourner dans un hôtel qu’il a autrefois fréquenté en compagnie de sa copine de l’époque. Au détour d’un étage mystérieux, il va se retrouver dans une espèce d’univers parallèle le temps de quelques heures (ça m’a personnellement fait penser à la Black Lodge de Twin Peaks, l’amateur forcené  que je suis de cette série a fortement apprécié !). Il y fera une rencontre déterminante qui va orienter sa vie vers de nouvelles directions et le confronter au monde réel qu’il semblait fuir depuis trop longtemps.

Volontiers contemplatif, amateur de plaisirs simples, on retrouve avec plaisir ce héros atypique et détaché de sa vie. On se plaît à le suivre dans ses errances et ses actes quotidiens : ses journées à rallonge pendant lesquels il ne fait pas grand chose, son appétence pour les bonnes boissons et la cuisine saine qu’il aime à l’occasion préparer lui-même (on salive beaucoup durant la lecture !), son goût pour le jazz mais aussi pour les jolies filles. Au fil de l’histoire, on suit aussi ses introspections sur un passé douloureux qu’il n’arrive pas totalement à laisser derrière lui, le narrateur aime se poser des questions, remuer ses sentiments et émotions. Lent et finalement peu communicatif avec les autres car renfermé sur lui-même depuis maintenant longtemps, cet homme de 34 ans va effectuer différentes rencontres qui vont lui permettre de se débloquer petit à petit et d’évoluer, de changer et d’appréhender la vie à nouveau comme un tout et non comme quelque chose que l’on subit.

Le déclic à l’hôtel suite à sa rencontre avec le mystérieux homme-mouton vu dans La Course au mouton sauvage va l’engager à s’affirmer et à s’investir auprès notamment d’une réceptionniste charmante qu’il va conquérir, d’un vieil ami qui ne supporte plus son statut de célébrité, mais aussi auprès d’une jeune fille de treize ans mal dans sa peau qui recherche un confident et ami. Comme toujours avec Murakami, les personnes prennent leur temps, hésitent, s’interrogent et le temps s’écoule lentement. Le changement n’est pas immédiat et se dilue à la manière du sable d’un sablier renversé que rien ne retournera jamais plus. C’est très poétique, très beau et l'ouvrage prend au cœur à la moindre ligne. Cette balade est donc assez unique et s’impose à notre esprit captif des multiples thèmes abordés par un auteur décidément universel et qui sait s’adresser à l’être humain que nous sommes et qui lui aussi s’interroge sur soi : l’amour et ses contradictions, la famille et son poids sur la destinée de quelqu’un, le capitalisme et la négation de l’individu résumé à un être de désirs et non plus de besoins, le sens de la vie tout simplement et les multiples chemins qui peuvent mener au bonheur si on s’en donne les moyens. D’où le titre de cet ouvrage qui invite chacun à avancer malgré tout et à continuer à profiter de l’existence malgré les obstacles qui nous guettent à chaque coin de rue.

On retrouve dans ce livre tout le talent de conteur d’un Murakami au sommet de sa forme. Écriture magique, déroutante mais toujours accessible, on navigue constamment en eaux troubles dans un quotidien qui peut basculer dans le fantastique le plus pur à n’importe quel moment. Les 574 pages de Danse, danse, danse se dégustent comme un bon encas avec un petit verre d'alcool fort pour accompagner le tout. Ça marque les esprits, ça ravit l’amateur de belles lettres et au final, on en ressort un peu plus conscient de soi et du monde qui nous entoure. Une bien belle expérience que je vous invite très fortement à tenter !

Egalement lus et chroniqués du même auteur au Capharnaüm éclairé :
"1Q84 : Livre I, Avril-Juin"
"1Q84 : Livre II, Juillet - Septembre"
"1Q84 : Livre III, Octobre - Décembre"
"Kafka sur le rivage"
"La Ballade de l'impossible"
"Sommeil"
"La Course au mouton sauvage"
"L'Incolore Tsukuru Tazaki et ses années de pèlerinage"
"Au sud de la frontière, à l'ouest du soleil"
"Le Passage de la nuit"
- "Après le tremblement de terre"

lundi 29 janvier 2018

"Hôtel iris" de Yôko Ogawa

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L’histoire : Mari est réceptionniste dans un hôtel appartenant à sa mère. Un soir, le calme des lieux est troublé par des éclats de voix : une femme sort de sa chambre en insultant le vieillard élégant et distingué qui l'accompagne, l'accusant des pires déviances. Fascinée par le personnage, Mari le retrouve quelques jours plus tard, le suit et lui offre bientôt son innocente et dangereuse beauté.

La critique de Mr K : Petit voyage au Japon avec ma chronique du jour où je retrouve avec un bonheur non-feint la plume si fascinante et dérangeante de Yôko Ogawa, une auteure qui m’a déjà soufflé deux fois par le passé avec à chaque fois un univers décalé, une plume splendide et une belle exploration de l’esprit humain dans sa complexité. Après La Petite pièce hexagonale et Les Tendres plaintes, je m’attaquais avec Hôtel Iris à l’un de ses titres les plus sulfureux qui relate entre autre la relation sadomasochiste entre une jeune fille et un homme beaucoup plus âgé. Autant vous prévenir de suite, si vous êtes une âme très sensible et / ou une personne très prude, passez de suite votre chemin, ce livre n’est pas pour vous.

Mari travaille dans l’hôtel miteux de sa mère dans une station balnéaire japonaise. Cette jeune fille plutôt banale ne va plus à l’école et se coltine une génitrice assez tyrannique dans son genre, qui l’emploie comme réceptionniste et bonne à tout faire dans l’affaire familiale. L’atmosphère est étouffante pour Mari qui ne se voit autoriser quasiment aucune distraction. Elle a peu l’occasion de se mêler aux jeunes de son âge et se distraire. Suite à une violente altercation entre une prostituée et son client, le hasard va remettre sur la route de Mari ce client indélicat mais au charme trouble. Fascinée par les manières très polies, maniérées et pleine d’empathie du vieil homme à son égard, elle va se laisser séduire et rentrer dans une relation étrange, faite d’attirance et de répulsion, de plaisir et de souffrance...

Au centre de l’ouvrage donc, cette relation ambiguë qui se tisse petit à petit entre Mari et ce mystérieux traducteur de russe qui vit isolé sur une île au large. Sans réelle personnalité propre, la jeune fille candide et naïve se voit transformée par sa relation. Emportée par sa passion, peu à peu elle ne se limite plus, s’échappe des griffes de sa mère et adopte un comportement obsessionnel. Toute passion se vit pleinement mais entraîne des conséquences parfois redoutables. Mari n’y échappera pas. Le vieux traducteur est lui aussi bizarre dans son genre car à l’extérieur et en société, il emprunte les traits d’un homme courtois et bien éduqués. Il n’en est pas de même quand les deux amants se retrouvent dans le privé, il cède la place à un tyran autoritaire adepte de la soumission de sa partenaire. Belle dichotomie du personnage qui intrigue et dérange énormément le lecteur dans ses certitudes.

Ce couple atypique est très bien décrit par l’auteure qui soigne toujours énormément la caractérisation de ses personnages. Caractères, émotions, fêlures sont disséqués d’une plume habile par une Yôko Ogawa toujours aussi précise et amoureuse de ses personnages. Ne vous attendez pas à une débauche de scènes crues dans cet ouvrage, quelques passages sont olé olé mais rien de bien thrash si ce n’est dans certaines idées véhiculées et les rapports tortueux qui gèrent cette relation tumultueuse. J’ai lu ici ou là des critiques outrées sur le web, je pense que ces personnes n’ont tout simplement pas choisi la bonne lecture et beaucoup appuyaient leur argumentation sur des aspects moraux et souvent simplistes voir réactionnaires. Ce livre interpelle forcément un peu mais il n’y a pas vraiment de quoi fouetter un chat, cette fiction va d’ailleurs bien au-delà qu’une histoire de fesses, de bondage (oui, le traducteur russe aime entraver ses conquêtes) et de rapport dominé-dominant.

C’est avant tout la chronique d’une pré-adulte qui se cherche et va se confronter à une passion amoureuse pour la première fois de sa vie avec son lot d’incompréhensions, d’expériences malheureuses et de questionnements intérieurs. C’est aussi une belle réflexion sur le rapport à l’âge, au temps qui passe et inévitablement à la mort qui hante le récit à travers des personnages disparus dans des conditions troubles, un être cher qui vous manque et vous transforme, le rapport que l’on entretient aussi avec le concept de mort et son application à soi. On alterne dans ce récit des scènes vives (principalement celles où les deux protagonistes sont en présence) et rythme plus lent, très "japonais" dans les passages plus descriptifs qui donnent à voir le quotidien de la jeune fille, la vie qui défile dans cette ville de bord de mer (animations du quartier, les flots touristiques, le mauvais temps qui impacte les chiffres d’affaire) et la nature qui se retrouve magnifiée à chaque phrase ou paragraphe la mettant en scène. D’ailleurs les éléments font bien souvent écho à l’état d’âme des personnages et leurs actions, le lien est ici indubitable et apporte un souffle puissant à un récit dont on sait dès le début qu'il se terminera mal.

Cette lecture fut très riche en émotions. Souvent contradictoires, elles résonnent encore en mon esprit à l’heure où j’écris ces quelques lignes. J’ai très vite été emporté par la magie des mots, le cadre et ce rapport très ambigu entre Mari et son vieux soupirant. Difficile de reposer cet ouvrage avant la toute fin tant il est subtilement écrit et composé. Le plaisir de lire est vraiment optimum et les amateurs de sensations fortes, de relations déviantes et hypnotisantes seraient bien inspirés de tenter l’aventure. Un petit bijou dans son genre.

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samedi 21 octobre 2017

"La Légende des Akakuchiba" de Kazuki Sakuraba

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L’histoire : Lorsqu’une fillette est retrouvée abandonnée dans la petite ville japonaise de Benimidori en cet été 1953, les villageois sont loin de s’imaginer qu’elle intégrera un jour l’illustre clan Akakuchiba et régnera en matriarche sur cette dynastie d’industriels de l’acier. C’est sa petite-fille, Toko, qui entreprend bien plus tard de nous raconter le destin hors du commun de sa famille. L’histoire de sa grand-mère, femme dotée d’étonnants dons de voyance, et celle de sa propre mère, chef d’un gang de motards devenue une célèbre mangaka.

La critique de Mr K : Attention chef d’œuvre, voici un livre d’une rare puissance qui conjugue vents de l’Histoire, saga familiale et écriture magique. Gare à l’addiction car une fois que vous avez pénétré dans La Légende des Akakuchiba de Kazuki Sakuraba, il est très difficile de s’en dépêtrer et de pouvoir revenir à la réalité.

C’est plus de 60 ans de la vie familiale de la famille Akakuchiba qui se déroulent sous nos yeux durant les 410 pages de cet ouvrage d’une rare densité. Tout débute par un mariage arrangé entre l’héritier de la famille et une jeune fille de rien, Man’yô, recueillie par une famille d’ouvriers suite à son abandon par une mystérieuse tribu des montagnes. Par cette alliance, elle rentre dans un nouveau monde, celui d’une famille aristocratique spécialisée dans l’acier et dont le rôle est proéminent dans le village de Benimidori. Le temps file entre événements heureux et malheureux, et drames historiques. La deuxième partie de l’ouvrage s’attarde davantage sur la fille de Man’yô, Kibari, jeune loubarde haute en couleur qui va devenir une mangaka (dessinatrice de manga) reconnue et adulée. Enfin, c’est au tour de la petite fille (la narratrice du livre) de raconter son existence et surtout de lever le dernier mystère qui plane sur sa grand-mère désormais disparue.

Entrer dans cette lecture, c’est voyager tout d’abord entre tradition et modernité. Des années 60 à l’heure de la croissance d’après guerre et l’ultra-développement japonais jusqu’aux années 2000 et la bulle économique qui a ruiné nombre de familles, que de changements ! À travers, les péripéties vécues par les Akakuchiba et tout ceux qui les entourent, c’est le monde qui change avec l’apparition de la télévision, la disparition de certains métiers, la généralisation des transports individuels (au premier rang desquels les voitures), les changements d’habitudes et de manières de vivre, les logements qui évoluent aussi... Un monde s’estompe peu à peu laissant place à un nouveau. Nostalgie mais aussi espoirs se côtoient entre les différentes générations qui se succèdent, ne se ressemblent pas, se heurtent parfois mais qui finalement restent de la même famille et soudées à leur manière. Ces bouleversements brutaux ou ces changements progressifs sont très bien rendus par l’auteur qui sans alourdir son récit, développe à merveille le contexte historique, immergeant complètement le lecteur dans l’Histoire, en la rendant digeste et intéressante.

Ce plaisir renouvelé, on le doit aussi clairement à l’amour porté par l’auteur à ses personnages qui sont remarquablement caractérisés. On pénètre ici au cœur de l’intime, de la vie d’une famille japonaise aisée qui doit survivre en s’adaptant à l’époque et aux circonstances. Unions arrangées, amours filiaux, jalousies et trahisons, grandes décisions sur l’avenir de l’entreprise familiale, nostalgie du temps qui passe, aspirations de la jeunesse et prises de consciences tardives ponctuent ce roman d’émotions fortes et renouvelées. On s’attache immédiatement à tous ces destins et même si certains personnages sont agaçants par leur nature même, on se prend à vouloir connaître leur destinée car chacun ici a sa part d’ombre et de lumière. C’est fin, lumineux et une fois de plus maîtrisé de main de maître.

Très belle fenêtre sur le Japon du XXème siècle et d’après, on retrouve cette douce langueur propre à cette littérature que j’apprécie beaucoup. Bien que moins poétique voir ésotérique que l’écriture d’un Murakami, Kazuki Sakuraba propose une langue d’une extraordinaire finesse entre exigence de précision et envolées intimistes d’une rare force. Provoquant l’empathie, l’addiction et le bonheur de lire tout simplement, cet ouvrage laisse un merveilleux goût d’érudition et de virtuosité narrative en bouche bien après la lecture. Un petit bijou de plus dans ma bibliothèque qui mérite amplement qu’on se penche sur son cas si on est amateur de littérature asiatique et / ou de saga familiale.

vendredi 21 juillet 2017

"Le Ruban" d'Ito Ogawa

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L'histoire : Une grand-mère fantasque et passionnée d'oiseaux trouve un oeuf tombé du nid, le met à couver dans son chignon et donne à l'oiseau qui éclôt le nom de Ruban. Car cet oiseau, explique-t-elle solennellement à sa petite-fille, "est le ruban qui nous relie pour l'éternité".

Un jour, l'oiseau s'envole et pour les personnes qui croisent son chemin, il devient un signe d'espoir, de liberté et de consolation.

Ce roman, où l'on fait caraméliser des guimauves à la flamme et où l'on meurt aussi, comme les fleurs se fanent, confie donc à un oiseau le soin de tisser le fil de ses histoires. Un messager céleste pour des histoires de profonds chagrins, de belles rencontres, et de bonheurs saisis au vol.

La critique de Mr K : Petite escapade japonisante aujourd'hui avec cet ouvrage que Nelfe m'a rapporté d'une escapade shopping dans un magasin discount du secteur. On y trouve parfois quelques ouvrages neufs de maisons d'éditions sympathiques comme ici Picquier, spécialisée dans la littérature asiatique, une de mes marottes en littérature. La quatrième de couverture a tout de suite mit la puce à l'oreille de ma douce en lui inspirant d'acheter l'ouvrage immédiatement pour ma pomme. Bien lui en a pris, tant ce fut une lecture à la fois grave et lumineuse, un pur moment intimiste et empli de sens comme sait souvent proposer la littérature nippone.

Tout part de l'idée incongrue d'une grand-mère et sa petite fille : couver un œuf abandonné pour donner la vie à un oiseau, une perruche plus exactement. Malgré la difficulté de la chose, elles y parviennent et c'est ainsi que Ruban naît et crée un lien indéfectible entre l’aïeul et sa petite fille. Mais la nature étant ce qu'elle est, Ruban finira par prendre son envol et avec lui l'ouvrage, qui par chapitre va nous faire rencontrer un certain nombre de personnages confrontés à des moments clefs de leur vie et qui vont de près ou de loin être en contact avec le mystérieux oiseau disparu. Plus qu'une apparition ou une présence animale, Ruban se révélera être autre chose,  un élément situé entre le principe vital et le sens de la vie.

À travers les tranches de vie qui nous sont données à lire, c'est un peu la condition humaine que l'on explore dans sa complexité et son aspect souvent dramatique. Ainsi, l'on croise une jeune femme peu sûre d'elle qui doit apprendre à surmonter ses craintes, une femme qui a perdu son enfant et qui n'arrive pas à surmonter son deuil, une ancienne actrice / illustratrice pour enfant à qui on annonce qu'elle va mourir et qui cherche la force de continuer à vivre malgré tout, deux enfants victimes d'un tsunami dévastateur, une famille en deuil qui tergiverse sur la garde d'un oiseau ayant appartenu à la défunte, le souvenir d'un amour impossible dans le Berlin de la guerre froide qui continue de hanter une femme... Autant de sujets pas des plus joyeux je vous l'accorde mais qui ici sont traités de manière très nippone entre recueillement, tristesse et mélancolie à fleur de mot mais aussi légèreté et spiritualité. Le rapport à la mort notamment est complètement différent de chez nous et même si l'épreuve en soi est difficile pour tous, elle trouve ici une certaine forme de douceur, d'acceptation et pour certains personnages une rédemption dans le calme et la plénitude.

On plane au gré des bonds de l'oiseau de personnage en personnage sans vraiment savoir où les pages nous mènent. Contemplatif et descriptif, l'ouvrage séduit par sa capacité à caractériser avec finesse et empathie les protagonistes livrés à des choix, des situations difficiles. À la manière de bonnes nouvelles (on se rapproche vraiment d'un recueil de textes courts malgré un fil rouge qui les unit), l'accroche est immédiate, la brièveté étant mis au service de l'essentiel : le(s) personnage(s), la situation et son dénouement ouvert ou non. J'ai aimé pour cela cette balade un peu voyeuriste mais aussi profondément philosophique, amenant la réflexion au niveau personnel et universel. Ici le moindre repas de nouille, l'élevage d'un oiseau, les rapports filiaux, le trajet d'un lieu à un autre est important, apportant son lot de raisonnement sur l'existence. Si on est fan de cet esprit très nippon qui décortique à tout va nos faits et gestes pour les transformer en leçon de vie, on est servi et ravi lorsque l'on referme l'ouvrage. Inutile de vous préciser que ce fut le cas pour moi !

Plus spécialisée dans la littérature jeunesse et la cuisine, l'auteur prouve ici qu'elle possède un très beau talent de conteuse qui nous transporte littéralement à travers des histoires quotidienne d'inconnus que rien ne fait sortir du lot. La plume est sensible, d'une incroyable concision et promesse d'évasion au détour de chaque phrase et paragraphe. J'ai été envoûté par cette légèreté, cette ambiance cotonneuse et cette facilité de lecture qui hypnotise entre simplicité et portée universelle. Une belle lecture que tout amateur de la littérature nippone se doit de tenter.

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lundi 1 mai 2017

"Le Rêve de Ryôsuke" de Durian Sukegawa

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L’histoire : Ryôsuke souffre de manque de confiance en lui, un mal-être qui trouve ses racines dans la mort de son père lorsqu’il était enfant. Après une tentative de suicide, il part sur les traces de ce père disparu, qui vivait sur une île réputée pour ses chèvres sauvages, et tente de réaliser le rêve paternel : fabriquer du fromage.

À travers les efforts du jeune homme pour mener à bien son entreprise dans un environnement hostile, Sukegawa dépeint la difficulté à trouver sa voie et à s’insérer dans la société, et souligne le prix de la vie, humaine comme animale.

La critique de Mr K : C’est avec une certaine impatience que j’entamai cette lecture juste avant de partir pour l’Angleterre avec mes loulous. Le précédent ouvrage de Durian Sukegawa, Les Délices de Tokyo, m’avait en effet laissé dans un état d’extase hautement prononcé entre poésie des mots et existentialisme à la nippone maîtrisé comme jamais, le tout saupoudré d’une dénonciation légère mais efficace des travers humains. En l’espace d’une petite heure, ce nouveau roman, Le Rêve de Ryôsuke, m’avait déjà conquis et envoûté par un récit une fois de plus immersif et diablement entraînant.

Ryôsuke et deux autres jeunes gens se retrouvent embauchés pour réaliser quelques travaux publics sur une étrange petite île où vit une communauté refermée sur elle-même, loin de la civilisation moderne et du mode de vie ultra speed de la capitale Tokyo. Eux-même s’exilent pour des raisons diverses et l’endroit est propice au lâcher prise et à l’introspection. Commence alors un étrange huis clos rythmé par les journées de travail harassantes (ils doivent notamment creuser un fossé long et profond pour restaurer une canalisation d’eau essentielle au confort des habitants de l’île), découverte de l’île par des promenades-randonnées, parties de pêche sur les rivages, rencontres avec les habitants pas toujours très aimables et leurs coutumes ancestrales, et révélations personnelles ricochants les unes aux autres et faisant irrémédiablement évoluer les personnages vers leurs rêves ou en dehors.

On retrouve dans cet ouvrage très différent cependant du précédent un esthétisme japonisant hypnotisant. La douceur des mots, le rythme lent englobe littéralement le lecteur et l’emmène très loin des sentiers battus. Les personnages nous sont amenés avec finesse, chacun réservant son lot de surprise avec des réactions et des révélations souvent surprenantes. On se laisse guider par ce magicien des mots qui instaure une ambiance très particulière entre naturalisme doucereux et violence des hommes entre eux et l’environnement. Le huis clos et l’isolement de l’île renforce cette tension sous-jacente qui se fait jour et malmène le lecteur, prisonnier avec Ryôsuke de cette île renfermée sur elle-même.

L’arrivée sur cette terre perdue dans la mer est une merveille du genre. Description succincte mais évocatrice à souhait, les réactions des personnages complètent la vision que l’on peut s’en faire : le village accroché à la côte, la forêt impénétrable, ces mystérieuses chèvres revenues à l’état sauvage, la mer indomptables et ses grottes côtières qui semblent refermer des secrets inavouables... Le mystère semble planer sur cette île et elle fait écho aux personnages torturés qui nous sont proposés ici bruts de décoffrages et sans fioritures : trois jeunes qui se cherchent et qui finalement vont se confronter à des villageois plutôt revêches.

A la nature sauvage qui les entoure, la communauté humaine de l’île impose des us et coutumes très anciens qui se heurtent aux velléités des trois jeunes. Certains en seront victimes, ne le supporteront pas et repartiront par la première navette vers l’archipel principal nippon. Ryôsuke lui marche sur les pas de son père et d’un secret de famille lourd à porter. Celui-ci va finalement éclater, lui permettre de prendre conscience de son identité et finalement de rebondir vers le rêve qu’il poursuit. Ses rencontres successives avec l’institutrice et surtout le vieil ami de son père défunt vont lui faire gravir les marches de l’existence et de la connaissance, l’amener à penser sa vie autrement et peut-être réaliser son rêve d’élevage et de production de fromage.

À travers cette aspiration simple d’apparence, l’auteur s’attarde sur la difficulté pour chacun d’entre nous de se réaliser avec par exemple les passages explicatifs sur la fabrication de fromage et les difficultés qui s’ensuivent (loin d’être fastidieux, ces passages à la manière du roman précédent sur les délices sont captivants), mais aussi les rapports qui s’enveniment entre Ryôsuke et les gens du crû qui ne comprennent pas son projet, lui préférant leurs coutumes de mise à mort des chèvres de l’île lors de cérémonie de passage ou autres festivités annuelles. Intervient alors l’autre dimension du livre qui traite de la souffrance animale, du respect de la vie au sens large et par moment, les yeux s’humidifient, les larmes pointent le bout de leur nez tant les tensions accumulées et la cruauté de certains personnages font mal au cœur. On bascule alors dans l’émotion la plus pure mais aussi la plus durable.

Je n’en dirai pas plus pour ne pas livrer de clefs de lecture essentielles mais Le Rêve de Ryôsuke est un roman électrisant qu’il est impossible de lâcher avant d’avoir le fin mot de l’histoire. À la beauté des mots s’ajoute un conte semi-initiatique qui pose beaucoup de questions sur l’homme et son rapport à la nature et à son existence. Un très bel ouvrage qui trouvera sa place dans toutes les bonnes bibliothèques !