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Le Capharnaüm Éclairé
20 novembre 2023

"À titre provisoire" de Deepak Unnikrishnan

À titre provisoire

L’histoire : Il existe un pays dont 90% des habitants sont étrangers. Les travailleurs immigrés, qui y construisent les villes, les routes, les immeubles, les hôtels de luxe et les centres commerciaux, rouages de la grande mécanique capitaliste, viennent pour la plupart du Kerala, un petit État au Sud de l’Inde. Ils ont le statut de "travailleurs invités" et ont laissé leur passeport en entrant au Pays. Ces non-citoyens invisibles restent parfois sans nom : des migrants génériques qui perdent leur langue, ou des morceaux d’eux-mêmes au bas des immeubles en construction.

La critique de Mr K : Je vous présente aujourd’hui ma première lecture d’un auteur abou-dhabien avec un ouvrage assez déjanté dans son genre et qui offre un miroir peu flatteur de cet émirat dont on parle beaucoup depuis quelques années. Dans À titre provisoire, Deepak Unnikrishnan donne la parole à ceux qui d’habitude n’en ont pas, les travailleurs pauvres expatriés qui sont au cœur de la réussite économique de la région se jouant sur leur sueur et leur sang. Le récit est bien barré entre satire, engagement fort et poésie à fleur de mots.

L’ouvrage se révèle être un regroupement de textes, de points de vue qui nous invite à partager des moments de vie, des focus qu’on a rarement l’occasion d’entendre. Ceux d’anonymes, de migrants qui représentent tout de même 9/10ème des habitants d’une puissance montante. Issus pour beaucoup du sous continent indien (comme l’auteur), ils viennent chercher fortune dans cet espace en pleine expansion et se retrouvent bien souvent au cœur d’un véritable enfer où l’exploitation de l’homme par l’homme est une réalité prégnante.

On croise nombre de personnes dans cet ouvrage, des êtres déchirés, exilés, dépossédés de leur identité au même titre que leurs passeports confisqués le temps de leurs "missions". Une infirmière qui soigne comme elle peut les migrants estropiés, un chauffeur de taxi obsédé par le sexe, un ingénieur agronome qui a découvert comment faire "pousser" des ouvriers étrangers... on mêle quotidien âpre et envolées délirantes pour mettre en mots la condition terrible de ces travailleurs oubliés de tous qui bien souvent ne reverront jamais leur pays.

Roman polyphonique, les voix se mêlent entre chaos, poussière et rêves brisés. Mémoire parcellaire d’un monde qui les a oublié, les récits prennent aux tripes, on se prend d’affection pour ces ombres humaines, ces vies jalonnées de malheur et de déceptions, ces humains à l’identité flouée et floutée qui survivent comme ils peuvent, comme on veut bien les laisser vivre. Chaleur écrasante, salaire de misère, frustration sexuelle (c’est une majorité d’hommes qui émigrent laissant femmes et enfants au pays), répression policière sont au menu de ces récits enchevêtrés qui ne laissent aucune échappatoire au lecteur happé par une réalité pas si lointaine que ça.

Il faut se laisser porter par les mots, accepter parfois de ne pas tout saisir de suite. Les destins ici exposés s’entrechoquent, se répondent et dressent au final un portrait édifiant d’une société qui écrase et exploite. De quoi en tous les cas ne pas regretter un instant de ne pas avoir vu un seul match de la coupe du monde de football 2023 qui se déroulait dans un pays voisin avec les mêmes conditions de travail inhumaines. J’avoue je n’ai pas eu beaucoup à me forcer...

L’écriture porte bien l’ensemble, elle semble sans limite stylistique ou thématique. Ça virevolte, ça déborde, ça surprend et ça détonne. J’ai rarement lu un ouvrage avec autant de folie dans la forme et de gravité dans le contenu. On sort au final bouleversé par cette lecture qui fait du bien tout autant qu’elle fait mal. Étrange expérience vraiment pour un livre à part, définitivement.

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