"Un après-midi sous la neige" de Samer Nouh

L’histoire : "Tout à coup, Taïm est sorti de son silence et m’a demandé si je voulais prendre le sentier qui menait à la maison abandonnée — la maison où il y a deux ans, l’homme était apparu avant de s’évaporer. J’ai acquiescé. Avec le temps, cette maison était devenue un lieu de fugue. Cachée derrière les arbres, elle abritait les secrets du village et ses idylles clandestines, prenant la forme d’un univers clos, d’un territoire dans lequel tout ce que s’y produisait s’effaçait, s’oubliait. C’est à ce moment-là, dans le jardin de la maison, que Taïm m’a embrassé."

Dans un village des hauteurs du Liban, sur le flanc d’une colline aride, Emile reçoit le baiser interdit de Taïm. L’instant d’après un bruit étrange, comme une légère explosion, pousse les deux garçons à fuir en courant la vieille maison... La demeure d’un dénommé Saba, un excentrique, sujet de tous les commérages du village depuis qu’il est rentré de Beyrouth. Puis, les jours qui suivent, une question ronge le jeune homme : les deux adolescents ont-ils été aperçus ? Quels secrets cache le mystérieux Saba ?

La critique de Mr K : Quelle belle lecture que je vais vous présenter aujourd’hui ! Un après-midi sous la neige de Samer Nouh est un court roman au souffle intimiste et puissant à la fois, une belle évocation de l’enfance qui se termine et de l’entrée dans l’adolescence, le tout se déroulant au Liban (dont est originaire l’auteur) durant la période d’occupation syrienne avec son lot de tensions sous-jacentes. Lu en un temps record, voila un récit de haute volée que je ne suis pas prêt d’oublier !

L’histoire se déroule dans un village un peu paumé au cœur du Liban, un pays déchiré entre querelles de factions, religion et puissances antagonistes alentours. Émile le narrateur est un jeune garçon lambda qui partage sa vie entre sa famille, l’école et les potes. Rien de bien passionnant sur le papier : une mère protectrice, un papa effacé mais dégageant une force tutélaire importante, la vie à l’école rythmée par les cours et l’arrivée d’un nouveau professeur de français tatillon et intransigeant. Plutôt discret, Émile peut compter sur son cousin pour se faire accepter et avoir des copains. On rigole, on s’amuse à se faire peur et on fait tout pour contourner les règles édictées par les adultes.

À l’école, Émile va faire la rencontre de Taïm avec qui un lien se crée immédiatement. Un jour, ils rentrent ensemble des cours et finissent par se retrouver près d’une maison étrange, sur laquelle la populace raconte nombre d’histoires plus abracadabrantesques les unes que les autres. Un homme y réside, un certain Saba que beaucoup d’habitants définissent comme fou, un original revenu de la capitale, un homme aux mœurs étranges et décalées. C’est dans ce lieu insolite que Taïm embrasse Émile, ils se quittent sans un mot. Ils ne se reverront plus, Taïm et sa famille devant quitter précipitamment le pays pour cause politique. Cette absence imprévue laisse Émile entre interrogation et désarroi.

Dans les jours et semaines qui suivent, lui et sa petite bande vont se mettre à fréquenter Saba qui depuis est sorti de sa retraite, a ouvert une épicerie-jeu où il disserte et raconte des histoires et anecdotes avec un talent certain, des récits qui fascinent les jeunes ce qui commence à faire jaser dans le village. Excentrique, incontrôlable parfois, incompris, libre à sa manière dans une région percluse de traditions où les rumeurs vont vite, on sent bien qu’un drame est en train de se jouer et ça ne va pas rater, l’insouciance de la jeunesse va se confronter à la dure réalité, à l’essence même de l’être humain, à savoir sa propension à nuire à son prochain. La leçon sera rude et aucun personnage n’en sortira indemne.

Le tableau de la jeunesse est très bien brossé dans cet ouvrage qui balaie beaucoup d’aspects de cet âge difficile où l’on n’est plus vraiment un enfant, où certaines barrières commencent à tomber et certains repères s’effondrent ou du moins se fissurent. Le rapport à l’adulte, au groupe est ici interrogé de façon frontale notamment le lien parents / enfant qui se transforme et se met à l’épreuve. C’est aussi le questionnement sur l’appartenance à un groupe et le rejet parfois de personnes qui sont différentes. Homosexualité mais aussi troubles psychiques et prises de positions dans un conflit qui dépasse tout le monde sont au cœur des troubles qui agitent le microcosme où habite le jeune Émile.

Il faut dire que le background est chargé avec un pays fragile qui subit la domination de ses voisins de manière alternée selon les affres de l’Histoire. Au moment des faits relatés, c’est la Syrie qui occupe une partie du Liban avec son lot de contrôles, d’arrestations arbitraires et parfois de personnes qui disparaissent. En face, on essaie de résister par les mots, les manifestations et pour certains via des actes dits terroristes. Cet aspect n’est pas traité de manière directe, on suit les événements et les positions de chacun au détour des discussions, des échanges des adultes perçus par les enfants (un peu comme dans Petit pays de Gaël Faye). Cela donne une vision originale et assez bouleversante de tout ce qui se passe avec une forme d’immédiateté, de candeur qui prend au cœur.

Et puis, cet ouvrage c’est aussi l’évocation de la culture libanaise avec ses rites, traditions, religions, mœurs et rapports avec la langue française, un aspect très poussé dans ce livre et au milieu de tout cela un gamin qui se construit. L’ensemble se mêle parfaitement et nous plonge de manière réaliste et séduisante dans un pays méconnu au charme quasi intemporel. On aimerait passer du temps avec Saba à écouter ses histoires, sentir les odeurs qui émanent des cuisines, participer aux discussions passionnées des adultes un peu échaudés par l’arak, retrouver la chaleur d’un câlin maternel ou goûter à la saveur si particulière d’un premier baiser et ressentir les premières pulsions du désir.

"Un après-midi sous la neige" est une très belle lecture, servie par une écriture poétique, douce et enveloppante pour un récit bouleversant et prenant. À découvrir absolument.