"Jour sans retour" de Kressman Taylor
L’histoire : L'Église ne fait pas de politique et c'est là sa force, affirme dans les années trente le pasteur de la Domkirche de Magdebourg, "le gouvernement dirige les gens dans une direction, l'Église les dirige dans l'autre. C'est une tolérance mutuelle et chacun est libre de parvenir à ses fins". Son fils pourtant, étudiant en théologie, qui se destine lui aussi à être pasteur, a mieux perçu les dangers de l'époque : "Le problème du nazisme c'est qu'il ne se développe plus désormais en tant que puissance politique ; c'est en train de devenir une religion. Et ils ne toléreront aucune religion rivale."
La critique de Mr K : Très belle découverte que ce roman de Kathrine Kressmann Taylor que j’ai dégoté en son temps lors d’un désherbage de médiathèque dans notre secteur. D’elle j’avais lu, adoré et ai fait étudié régulièrement Inconnu à cette adresse, un monument de la littérature sous forme épistolaire. Je ne connaissais pas Jour sans retour et je me suis basé uniquement sur mon ressenti de la lecture précédente de l’auteure pour m’en porter acquéreur. Que j’ai bien fait ! Ce roman resserré basé sur ses entretiens avec un jeune pasteur allemand exilé en Amérique juste avant le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale est une petite merveille d’immersion dans l’Allemagne nazie des années 30 à 40. La lecture a été rapide, passionnante et très instructive avec un plaisir de lecture qui ne se dément jamais malgré un sujet rude.
La narrateur, Karl Hoffmann, a vu son nom changé en raison de menaces pour sa sécurité, le livre sort en pleine 2nde Guerre mondiale aux USA et doit préparer l’opinion publique américaine à l’entrée en guerre prochaine des USA. Fils de pasteur, l’ouvrage débute en 1931, lors de son inscription en faculté de théologie. Le nazisme est alors en pleine expansion et même si certaines âmes commencent à s’en inquiéter, la majeure partie des intellectuels de l’époque y voient avant tout un groupe d’agités dont le passe temps favori est le coup de poing avec les militants communistes de l’époque. Karl lui s’en inquiète déjà mais mène en priorité ses études. Les premiers chapitres reviennent aussi sur sa famille, son enfance et le cocon dans lequel il a vécu tout en précisant des éléments sur l’organisation sociale de l’Allemagne et de son Église luthérienne.
L’arrivée d’Hitler au pouvoir en janvier 1933 puis l’instauration de la dictature précipitent les choses. Les responsables de l’Église se pensaient intouchables mais très vite ils se heurtent à un des aspects fondamentaux du nazisme, son fanatisme et son aspect religieux avec l’émergence du culte du chef suprême et le fanatisme de ses croyants. On impose la croix gammée dans les lieux de culte, on purge les prêches de leurs éléments juifs (y’en a pas mal dans la religion chrétienne tout de même), on enlève des crucifix pour accrocher un tableau du führer, de nouveaux prêtres sont nommés en fonction de leurs accointances avec le régime. La Résistance s’organise et Karl sera arrêté, emprisonné dans un camp de concentration puis relâché. Cela ne l’empêchera pas de continuer le combat et de devoir finalement fuir à l’étranger quand les mailles du filet tendus par la Gestapo se resserrent sur lui...
Le destin de Karl est fascinant et éclaire un peu plus cette période complexe de l’Histoire allemande. Il accompagne la chute qui paraît inéluctable de la République de Weimar avec des évocations saisissantes de l’extrême pauvreté galopante successive à la Crise de 1929 et aux conditions terribles que le traité de Versailles de 1919 a imposé au pays. Paupérisation massive, difficultés pour se nourrir, se loger, se chauffer... tout cela apparaît comme un tapis rouge dressé pour les extrêmes de tout bord et plus particulièrement les nazis qui vont surfer sur la crise pour s’imposer d’abord démocratiquement puis par la force. L’atmosphère de l’époque est remarquablement rendue.
Le livre embrasse un aspect peu connu de la période nazie avec les relations de l’Etat totalitaire avec l’église luthérienne. On fréquente ici la bourgeoisie cultivée plutôt conservatrice, le cercle universitaire de l’époque, les membres et responsables de l’église évangélique allemande. Bientôt divisée entre Résistance, passivité voire même collaboration et intégration au Reich, cela met bien en lumière les ramifications du mal brun, sa propension à envahir tous les espaces publics et privés. Le nazisme est une religion à sa manière et elle ne tolère pas de rivale, l’ancien monde doit céder à la suprématie aryenne d’essence divine. Karl lui n’hésite pas, la lutte face à Hitler doit être totale, l’engagement complet, ils en paieront le prix lui et ses proches.
Très accessible dans son écriture, passionnant à bien des égards et complété par des écrits postface qui remettent le récit en perspective, on passe un excellent moment entre fiction et Histoire avec en ligne de mire le Devoir de Mémoire qui ne doit jamais cesser, surtout en ces temps troublé où la Peste brune a le vent en poupe en Argentine, en Italie, en Israël et même en France... À découvrir absolument.