"La Mort avec précision" d'Isaka Kotarô
L’histoire : Aujourd'hui encore, je suis en route pour rendre ma décision sur la mort d'un être humain. Pourquoi ? Parce que c'est mon boulot.
Le dieu de la Mort descend sur Terre et enquête pour savoir si l'heure est vraiment venue pour tel ou tel humain de mourir. Chaque fois il emprunte une nouvelle apparence et découvre avec surprise et humour divers aspects de la société japonaise et humaine. Que ce soit dans le monde des yakuzas, le service des réclamations d'une grande entreprise, sur les routes du Japon ou dans un hôtel en pleine tempête de neige, le suspense est total car on ignore jusqu'au bout si le "candidat" va mourir et de quelle façon.
Il partage son travail avec d'autres fonctionnaires de la Mort, qui évoluent donc parmi nous sous différents déguisements, envoyés ici-bas par une administration plutôt tatillonne qui leur téléphone de temps en temps de l'au-delà pour s'assurer qu'ils font bien leur travail. Ce que nous autres humains espérons aussi.
La critique de Mr K : Petite incartade fort plaisante en terres nippones aujourd'hui. Six nouvelles, liées entre elles par le personnage principal, constituent le recueil La Mort avec précision d’Isaka Kitarô, un ouvrage au charme puissant et durable que j’ai lu avec un plaisir intense, plongeant avec délice dans le quotidien d’un fonctionnaire de la Mort devant enquêter sur les cas qui lui sont livrés par son administration et sur lesquels il doit rendre son jugement concernant leur mort prochaine ! Décalé et spirituel à la fois, voici un ouvrage 100% dans l’esprit japonais où l’on oscille constamment entre réflexion sur le genre humain et exercice stylistique élégant et jubilatoire.
L’auteur nous invite donc à suivre six cas que doit examiner notre Dieu de la mort qui ne chôme pas. Le principe est simple : dans sept jours la personne est censée mourir et il doit vérifier que cela se produira, ce qui est le cas la plupart du temps, sauf s’il trouve quelque chose à redire et dans ce cas là le décès est ajourné. Seuls lui échappent les cas de suicide ou de maladie longue, le reste c’est pour lui ! Il s’incarne à chaque fois dans une enveloppe mortelle différente pour pouvoir approcher et nouer contact avec son sujet, il bénéficie de renseignements de première main sur la situation du futur défunt et a six jours pour transmettre son avis à sa hiérarchie.
Notre enquêteur très très spécial croisera donc la route de personnes très diverses et aux situations très dissemblables : une jeune fille standardiste commune, à l’estime de soi proche du néant, dont la vie est un désert morne et qu’un mystérieux harceleur ne cesse d’importuner au téléphone depuis des semaines, un yakuza à l’ancienne obéissant à son code malgré les risques qu’il encourt, une femme coincée dans un chalet avec d’autres personnes en pleine tempête de neige avec des morts étranges qui s’accumulent (un côté Conan Doyle / Agatha Christie très réussi que ce court texte), un homme tombant amoureux de sa belle voisine importunée par un homme envahissant, un jeune homme désaxé qui a poignardé sa mère et qui entraîne notre Dieu de la mort dans un road trip halluciné à travers le Japon ou encore une très vieille dame, seule survivante de sa famille, que la mort accompagne depuis longtemps. Chacun a son heure qui semble avoir sonné et pourtant bien des surprises peuvent encore arriver, les révélations sont nombreuses au gré des réflexions et interactions auxquelles se livre le narrateur divin qui se révèle très consciencieux dans son travail.
On s’attache beaucoup aux personnages dont le narrateur a la charge - sic -. On les sait plus ou moins condamnés et l’enquête révèle beaucoup de choses sur eux, sur leur existence. Il creuse dans leur psychologie, leur rapport aux autres. Il se dégage souvent une douce mélancolie. On ne se plaint pas (on est au Japon) mais la vie ne fait pas de cadeau et notre enquêteur en est en quelque sorte le révélateur. On est donc traversé par de multiples émotions, souvent contradictoires, qui amènent à réfléchir sur le sens de la vie, le parcours effectué et ce qu’il reste à vivre. Très variés dans leurs contenus les textes touchent très souvent juste. Pour ma part j’ai adoré le premier récit sur la jeune femme qui ne se raccroche plus à rien dans son existence, souhaitant même mourir tant elle a perdu goût à tout, vivant dans un fatalisme absolu. L’ultime retournement de situation est absolument délectable et totalement imprévu. Mon côté fleur bleu a aussi été totalement séduit par l’histoire d’amour romantique à souhait entre les deux voisins, la pureté des actes et pensées qui se croisent sans jamais se comprendre au départ est désarçonnant de poésie et de beauté.
Au milieu de tout cela, vous avez un dieu de la mort plutôt insensible, que le genre humain indiffère et qui n’a de goût que pour la musique qu’il écoute dès qu’il peut. Il n’a jamais vu le soleil (il pleut toujours pendant ses missions), il provoque la stupéfaction et l’incompréhension autour de lui par ses réactions en décalage et traîne sa carcasse au fil des missions avec une certaine nonchalance accompagnée de sentences et de réflexions pas piquées des vers. On aime à le suivre, il découvre énormément de choses, livre un regard différent et désinvolte sur notre espèce. Le pari est totalement réussi et chacun des récits apporte sa pierre à l’édifice, propose un voyage à nul autre pareil aux confins du fantastique et de l’étude de mœurs.
Servi par une écriture ciselée qui met remarquablement en mots ces histoires étranges et révélatrices à la fois, voici un recueil à découvrir absolument si vous êtes amateurs de littérature japonaise. Un excellent crû.