"La dent dure" d'Isabelle Garreau

L’histoire : Aléa la guérisseuse vit dans une cavité de roche et, initiée au monde sauvage, soulage les maux de ceux qui la consultent. Eléanore, adolescente de province, s’engage sur les routes d’Europe pour fuir une vie de soumission muette et la tyrannie qui condamne les filles à être sages. Mksheta la conteuse, depuis une caravane de marchands ou au cœur du harem du sultan, charme son public de ses histoires. Entre elles circule un étrange objet : une dent scellée dans de l’ambre, relique convoitée à travers les âges.

Parce que toutes trois empruntent des chemins de traverse, le récit officiel tente d’en faire des saintes, des putains ou des folles pour mieux contenir leur puissance et réécrire leur histoire. Leur voix, forte, dangereuse et mystérieuse fait trembler les hommes.

La critique de Mr K: Avec ma lecture de La dent dure d’Isabelle Garreau, je découvrais les éditions Dalva, une maison spécialisée dans les écrits de femmes contemporaines qui partagent leur vision du monde et ont pour souhait de nous le faire mieux appréhender et au passage apporter l’évasion et le rêve. C’est chose faite avec cet ouvrage qui s’apparente à un très beau et cruel conte féministe où à travers le portrait de trois figures féminines qui font trembler chacune à leur manière les hommes, l’auteure dénonçant un monde patriarcal encore bien trop étouffant et aliénant. Une belle révélation que cette lecture que j’ai lu en un temps record.

L'ouvrage s’ouvre sur le destin tragique d’Aléa, une femme qui a la connaissance des plantes et des remèdes de la Nature. Elle réalise des miracles et s’attire aussi les foudres de l’Église. Pensez donc ! Une femme qui apporte paix et secours sans rien demander en échange... Une expédition viking mettra fin à son existence de manière brutale mais pour autant elle n’est qu’un chaînon dans une lignée en cours... Le récit bascule alors dans les années 80 en France avec Eléanore qui connaît une trajectoire de vie tout aussi tragique. Envoyée dans une pension catholique rigoriste, abusée, internée dans un asile psychiatrique où l’on "soigne" à l’ancienne, elle s’enfuit et parcourt l’Europe (avec un mystérieux artefact découvert dans sa geôle) en quête de sens dans son existence bafouée par ses parents et l’ordre moral. En toute fin d’ouvrage, l’auteure revient sur Mksheta, une conteuse à la langue bien pendue et inventive qui va se heurter à Xerxès l’impitoyable Dieu vivant à la tête de l’Empire Perse. Trois femmes, trois destins tragiques et une mystérieuse dent enchâssée dans une gangue d’ambre, tel est le terreau de départ d’une histoire qui dépasse de loin les vies exposées aux lecteurs.

L’ouvrage se composant de 176 pages, l’auteure ne se perd pas en conjectures. On va ici à l’essentiel, on est dans le brut, le direct dans l’estomac qui fascine tout autant qu’il séduit et donne à voir des femmes à la trempe certaine confrontées à un monde dominé par les hommes qui ne souhaitent qu’une chose, qu’elles restent dans le rang et obéissent à leurs commandements. L’autorité familiale, l’autorité religieuse, l’autorité étatique sont tour à tour dénoncées à travers ces destinées tragiques où dominent cependant toujours chez les trois héroïnes la pulsion de vie, le désir d’exister pour ce qu’elles sont et non ce qu’on veut qu’elles deviennent. Ce souffle de résistance est à la fois insidieux et puissant, on est littéralement embarqué sans espoir de redescendre avant le mot fin.

On voyage à travers les époques et les lieux avec une facilité déconcertante tant l’auteure s’y entend pour nous tendre la main et nous emmener là où elle veut. Personnages charismatiques à souhait, figures repoussoirs qu’on adore détester (et il y a matière ici), dénonciation engagée, parcours initiatiques plein de sens, mysticisme larvé de bon aloi qui crée du lien entre toutes les figures féminines du récit, plume mordante et envoûtante à la fois donnent à ce livre une ampleur insoupçonnée et un caractère nécessaire unique dans son genre. Une bien belle découverte que je vous encourage très forcément à faire à votre tour, vous ne serez pas déçus.