"Dans la forêt" de Jean Hegland
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L’histoire : Rien n’est plus comme avant : le monde tel qu’on le connaît semble avoir vacillé, plus d’électricité ni d’essence, les trains et les avions ne circulent plus. Des rumeurs courent, les gens fuient. Nell et Eva, dix-sept et dix-huit ans, vivent depuis toujours dans leur maison familiale, au cœur de la forêt. Quand la civilisation s’effondre et que leurs parents disparaissent, elles demeurent seules, bien décidées à survivre. Il leur reste, toujours vivantes, leurs passions de la danse et de la lecture, mais face à l’inconnu, il va falloir apprendre à grandir autrement, à se battre et à faire confiance à la forêt qui les entoure, emplie d’inépuisables richesses.
La critique de Mr K : Sacrée claque que cette lecture de fin d’année 2022 ! Je ne remercierai jamais assez la documentaliste de mon établissement de m’avoir mis cet ouvrage entre les mains pour les vacances de Noël. Dans la forêt de Jean Hegland, on est dans de l’anticipation à échelle humaine, proche de la nature, initiatique et profondément bouleversante. Je vais mettre du temps à m’en remettre.
Nell et Eva vivent donc isolées au milieu de la forêt. Dans la maison familiale, elles ne sont plus que deux, leur mère est décédée d’un cancer depuis déjà un petit bout de temps et le père a succombé à un tragique accident. Entre ces deux funestes événements, le monde s’est effondré. Tout a commencé par des petites coupures d’électricité puis elles se sont généralisées, l’essence s’est raréfiée, la désorganisation s’est installée, les épidémies sont apparues, les morts se sont accumulés... Le récit débute à Noël, Eva a offert un cahier à sa sœur. Nell entreprend alors d’écrire un journal qu’elle partage avec nous, revenant sur les événements marquants d’avant mais aussi le rude quotidien qu’elle partage avec sa sœur, les rumeurs qui courent, les espoirs qu’elles nourrissent.
Ce roman est tout d’abord un magnifique portrait de deux sœurs. Grâce au point de vue adopté du journal, on pénètre vraiment dans leur intimité et leur relation unique. L’une continue de s’entraîner dur pour intégrer peut-être un jour une école de danse classique très réputée (Eva), l’autre lit tout ce qu’elle peut ingurgiter, travaille d’arrache-pied car elle est promise à de brillantes études secondaires à Harvard (Nell). Elles s’accrochent bon gré mal gré à leurs rêves d’avant la catastrophe. Nous ne sommes pas dupes, c’est un pis-aller et le récit peu à peu va fortement éprouver ces espérances.
Le deuil des parents, de leur enfance en quelque sorte, va mettre à mal leur lien pourtant fort, chacune réagissant comme elle peut. Toutes les deux très différentes, elles n’abordent pas le quotidien de la même manière. L’une est plutôt fourmi, l’autre cigale, cela donne des échanges parfois tendus parfois drôles malgré la tragédie qui se joue. Formées à la vie campagnarde, une fois le paternel disparu elles vont devoir entretenir le jardin, faire les bocaux pour l’hiver, s’occuper de la volaille, il en va de leur survie. Mais tout cela ne suffit pas et c’est à la forêt qu’elles vont s’intéresser de près avec une découverte émouvante (et parfois effrayante) du microcosme environnant.
L’une et l’autre vont beaucoup évoluer, parfois dans le même sens parfois en prenant des décisions difficiles, subissant sinon des choses épouvantables. C’est le grand manège des émotions que ce roman qui prend littéralement au tripes. Roman initiatique d’une force incroyable, on suit médusé cette odyssée intime qui va voir Nell et Eva changer irrémédiablement, devenir femme dans un monde en pleine déréliction. La fin lourde de sens est un modèle du genre, une conclusion logique, ouverte et métaphorique qui appelle à la réflexion et à la discussion. À l’heure, où j’écris ces mots, j’y pense encore, c’est dire ! Rarement, en tout cas, j’ai ressenti autant de compassion, d’attachement pour deux personnages au cœur d’une intrigue. On est dans le vrai, le crédible, le touchant, le bouleversant. On a souvent le cœur au bord des lèvres durant cette lecture qui nous laisse bien souvent pantelant et admiratif à la fois.
Dans la forêt propose aussi une très bonne réflexion sur le genre humain, sur son manque d’humilité face à la nature qui se révèle toujours plus forte. Chaque chute de civilisation cependant n’est qu’un prétexte pour l’homme pour rebondir, un fait que l’on vérifie en partie avec la destinée commune de Nell et Eva. Malgré donc un background dramatique, des évocations parfois terrifiantes du monde d’après (le dernier passage en ville, les rumeurs en cours, la réaction des gens, les rôdeurs...), ce roman est plutôt porteur d’espoir avec l’idée notamment d’un retour à la nature, de retrouver l’essentiel, de suivre ses besoins et non les sirènes de nos désirs. Toutes ces questions clefs en cette période trouble sont brillamment emmenées, sans pathos, ni caricature. Chaque récupération d’ancien objet, chaque coup de pioche, coup de scie, réparation de fortune prend une saveur toute particulière dans cet ouvrage qui baigne dans un naturalisme frappant et inspirant. Il y a un côté Robinson Crusoé qui m’a aussi fortement marqué (un de mes livres préférés) et j’ai retrouvé pendant cette lecture des sensations depuis longtemps oubliées.
L’ensemble est servi dans un écrin langagier de toute beauté. Ici, on prend le temps, on contemple, on observe, on décortique le quotidien, les réactions des uns et des autres. La moindre rencontre a son importance et apporte sa pierre à un édifice magnifiquement ciselé. C’est beau, puissant, très sensuel, au plus proche des âmes qui se débattent dans ces pages ensorcelantes, qui captivent et rendent totalement addict le lecteur dès les premières pages. Vous l’avez compris, il s'agit d'une petite merveille, une pièce de choix. Un livre unique, un véritable chef-d’œuvre de beauté et de réflexion.