"American Rust" de Philipp Meyer
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L’histoire : Buell, petite ville sidérurgique de Pennsylvanie, autrefois prospère, est aujourd'hui à l'agonie : les usines abandonnées et les villages fantômes ont remplacé les hauts-fourneaux. Les adolescents du coin essaient d'échapper à la désolation ambiante pour s'inventer un avenir... Avec l'aide de Billy, son meilleur ami, Isaac décide de s'enfuir en Californie. Mais très vite l'aventure tourne mal et les deux garçons se retrouvent avec le cadavre d'un vagabond sur les bras.
L'espoir a parfois un arrière-goût de rouille...
La critique de Mr K : Superbe lecture que celle que je vais vous présenter aujourd’hui. Avec cette réédition, Albin Michel et sa collection Terres d’Amérique frappent à nouveau très fort à l’occasion de la sortie en version série TV de ce livre initialement paru en 2010 chez Denoël sous le nom de Un arrière-goût de rouille. Rebaptisé American Rust (titre original US) pour cette nouvelle sortie française, l’ouvrage de Philipp Meyer est d’une rare force évocatrice. Il propose une tragédie profonde, très humaine avec en arrière plan une Amérique à la dérive qui n’arrive pas à surmonter la crise.
Tout débute par le départ vers l‘aventure de deux jeunes gens, Isaac et Billy, décidés à quitter la petite ville sinistrée économiquement où ils ont toujours vécu. La désespérance traîne à chaque coin de rue et il n’y a pas grand chose de proposé pour ces jeunes âmes en devenir. Le voyage va cependant tourner court. Une nuit, s’abritant dans un bâtiment industriel abandonné, ils vont faire une mauvaise rencontre, de celles qui changent à jamais une vie. Une altercation qui tourne mal avec des sans domiciles fixes prompts à vouloir défendre leur territoire, un geste d’auto-défense mal maîtrisé, la panique et au final un mort. Isaac et Billy s’en sortent in extremis mais le cadavre découvert, l’un va fuir, l’autre va être arrêté. On suit alors leurs parcours respectifs ainsi que ceux qui leur sont proches ainsi que les atermoiements du chef de la police local très proche de la mère de Billy.
Roman polyphonique passant d’un personnage à un autre via des chapitres courts, l’addiction est très rapide. On se prend d’affection très vite pour les principaux protagonistes. Les deux jeunes tout d’abord, que tout oppose mais dont l’amitié est indéfectible. Ils nourrissent tous les deux de grandes frustrations : l’un a vu une carrière de sportif lui passer sous le nez et il végète avec sa mère courant après de petits boulots, l’autre d’une intelligence rare a lui aussi loupé le coche et se retrouve à s’occuper de son vieux père infirme depuis un accident de travail terrible. Le duo fonctionne à plein, on les aime immédiatement ces deux là, l’un brut de décoffrage et d’une grande fidélité, l’autre plus introverti, souvent isolé dans ses rêveries et d’une grande sensibilité. L’événement qui bouleverse leur vie met à mal leur amitié, leurs rêves et aspirations. Leurs cheminements respectifs sont superbement mis en mots et l’on alterne les émotions comme dans un grand huit.
Autour d’eux gravitent d’autres personnages tout aussi charismatiques. La sœur de Billy qui elle a réussi à s’en sortir, à partir de cette ville mortifère. Mariée et maman, elle a poursuivi ses études mais quand le drame sonne à sa porte, elle ne se dégonfle pas et retourne auprès de son père malade cherchant partout son frère qui a disparu. Son personnage sensible et volontaire m’a convaincu et séduit, il apporte un contre-point intéressant et souvent bouleversant à la figure du père vieillissant, aigri mais non dénué de remords qui navigue à vue dans la maison abandonnée par le fiston. Du côté de Billy, c’est sa mère que l’on suit, Grâce (qui porte remarquablement son nom), une femme d’un rare courage qui a tout sacrifié pour son mari volage et son fils fainéant (mais aimant). Elle doit se confronter maintenant à l’idée qu'il va aller en prison pour longtemps. Dans son malheur, elle se rapprochera de Harris, le chef de la police local, célibataire endurci sous le charme de Grâce depuis des années. Ces deux là s’aiment, cela saute aux yeux au fil des pages, un amour fou et fort d’une rare pudeur qui touche là encore en plein cœur apparaît.
American Rust emporte tout sur son passage avec une évocation sans fard de la dépression de toute une partie du territoire des USA, ces campagnes industrialisées qui ont vu des pans entiers de l’économie s’effondrer et qui se sentent comme laissées pour compte, oubliées de la nouvelle économie. Certaines images sont saisissantes, ces infrastructures vieillissantes et couvertes de rouilles, ces quartiers abandonnés où ne logent plus que quelques squatteurs déshérités, ces cortèges d’hommes et de femmes qui survivent comme ils peuvent. Que ce soit par le biais des personnages principaux ou des ombres croisées au fil du récit, l’immersion est entière, dérangeante même notamment les passages se déroulant en prison lorsque Billy s’y retrouve incarcéré. Le portrait dressé est sans appel mais réalisé avec justesse et amour pour un pays où le rêve prôné est de plus en plus inaccessible pour toute une frange de la population.
Voilà typiquement le genre d’ouvrage fait pour moi. Les destins contrariés des protagonistes prennent une dimension universelle, le contexte est superbement mis en valeur et l’écriture est d’une fluidité et d’un charme fou. C’est bien simple, une fois débutée, cette lecture est impossible à stopper tant on est happé par le souffle qui s’en dégage. American Rust est un grand et bel ouvrage de littérature américaine que je vous invite à découvrir au plus vite si ce n’est déjà fait. Gros coup de cœur de mon côté !