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Le Capharnaüm Éclairé
15 juin 2021

"Jusqu'au bout, Cyprien..." de Patrick Cargnelutti

carg

L’histoire : 1985. Cyprien Minier-Bartho, médecin urgentiste, reprend le cabinet d'un médecin de campagne mort prématurément. Sa femme, infirmière, et lui s'installent dans une routine harassante, au fin fond de la province : visites à domicile, consultations au cabinet, urgences... 2018. Cyprien Minier-Bartho, médecin généraliste atteint d'un cancer, refuse de se soigner et prépare sa sortie. Il fait sa dernière tournée la veille de Noël sur fond de fermeture d'usine et d'occupation de rond-point. La campagne se meurt, comme les vieux paysans ignorés du pouvoir central. À la fois résignés et résolus, ils n'ont qu'une peur, c'est abandonner leur terre et être emmenés finir leurs jours aux Guerrets. Le généraliste les comprend : il prendra soin d'eux jusqu'au bout... de ses forces et des leurs.

La critique de Mr K : C’est avec beaucoup d’envie que j’entamai la lecture de cet ouvrage de Patrick Cargnelutti qui m’avait ébloui et profondément remué avec son génial Succession, déjà paru chez Piranha, un ouvrage noir de chez noir qu’il faut absolument avoir lu, notamment avant l’échéance funeste des présidentielles de 2022. On change un peu de forme ici avec Jusqu’au bout, Cyprien..., un ouvrage noir lui aussi mais s’attachant à suivre le parcours du héros éponyme devenu médecin de campagne dans la France rurale et profonde. Au delà d’une très belle tranche de vie avec ses espoirs et échecs, l’auteur nous livre au détour des événements des réflexions et remarques sur le monde d’aujourd’hui, une vision sombre et réaliste qui m’a parlé une fois de plus.

Cyprien s’installe avec son infirmière de femme Chloë dans un coin reculé de campagne dans les montagnes. Ce changement de vie convient à Cyprien, un homme en rupture avec sa famille et qui souhaite suivre le chemin qu’il se trace loin de la tradition de recherche d’excellence qui se transmet de génération en génération de manière écrasante. Un poste de médecin de campagne, emploi routinier partagé entre consultations, urgences liées aux accidents de ferme et visites à domicile lui convient. C’est moins évident pour Chloë plus ouverte au monde et qui n’aime pas l’idée de s’encroûter, de contempler sa vie sans en être l’actrice principale. Pour l’instant, elle a toujours suivi Cyprien dans tous ses choix. À travers des allers-retours entre passé et présent, l’auteur nous conte une histoire universelle sous couvert d’un monde rural en pleine déréliction.

Ce roman est d’abord un très beau portrait de personnage avec un Cyprien que l’on apprend à connaître au fil des chapitres qui s’égrainent. Complexe et torturé par certains aspects, c’est un homme plein de contradictions. Altruiste et habité par sa mission de médecin, il a du mal à se mêler aux autres, à discerner les attentes de son épouse et il s’enfonce peu à peu dans une existence monotone qui finira par avoir raison de son couple. On apprend via des flashback bien senti le poids de sa famille qui a joué sur sa construction personnelle. Devenu "simple" généraliste, il est loin des prétentions qu’on voulait lui imposer en devenant un spécialiste, un ponte du milieu de la médecine. Mais Cyprien n’est pas fait de ce bois là, plus terre à terre, moins bûcheur, il aspire à de la simplicité et à un vrai engagement. C’est d’ailleurs lors d’une mission humanitaire en Afrique qu’il croisera la route de Chloë. On apprend vite qu’il est condamné par un cancer qu’il ne veut pas traiter. Au pied du mur, face à son destin, il ne dévie pas de sa ligne de conduite et passe même à la vitesse supérieure avec un projet fou.

Le personnage de Chloë est aussi très bien caractérisé, on s’attache à elle tout autant qu’à son mari. Femme de couleur, rejetée par la famille bourgeoise de son mari, elle n’a pas une position facile. Elle n’a d’ailleurs pas tout le soutien qu’elle serait en droit d’attendre de son mari mais le couple survit à l’épreuve et le départ pour l’ailleurs va leur permettre un temps de se ressouder et d’avoir des projets. Mais assez rapidement, la vie va les rattraper et notamment leurs projets de vie qui s’avèrent différents. Le couple est décrit avec force justesse et finesse, l’auteur excelle dans son approche de l’humain, à décortiquer les psychés et aspirations profondes de chacun. Les interactions familiales mais aussi professionnelles et sociales sont ici passionnantes et traitées de fort belle manière.

En filigrane, l’ouvrage est aussi une formidable charge engagée contre l’évolution technocratique et ultra-libérale de notre société. Déjà dans Succession, c’était au cœur du propos. Ici le trait est moins poussé mais tout aussi cinglant à l’occasion. Les déserts médicaux avec les médecins qui ne souhaitent pas s’y installer, les politiques d’économie de bouts de chandelle qui débouchent sur la suppression de lits d’hôpitaux, la course au profit et l’aliénation des plus fragiles (avec un petit focus sur la cause des Gilets Jaunes loin des images de sauvageons décrits par les médias à la botte du pouvoir macroniste) sont quelques points que l’on aborde au cours des tournées du docteur dans les campagnes environnantes. D’ailleurs le roman livre un portrait assez saisissant de ces territoires qui se vident de leurs habitants, où l’on tente à coup de zones commerciales et de Mc Merde d’attirer le chaland en trahissant l’identité des territoires et où les vieux s’ennuient et se retrouvent seuls face à leur solitude et la disparition d’un mode de vie. Cela donne lieu à des échanges tantôt mélancoliques, tantôt savoureux, sans pathos et toujours avec un souci de réalisme, dans l’optique de rendre fidèlement compte d’une réalité méconnue ou méprisée par nos gouvernants.

Pour autant, on n’est pas dans l’ouvrage passéiste ou réactionnaire, où l’on regrette complètement le monde d’avant et où on refuse tout progrès. Ici on loue la tranquillité d’une vie sereine où l’on fait attention à l’autre, où le virtuel existe mais où les êtres humains se parlent, rient ou se foutent sur la gueule mais pour de vrai, pas cachés derrière les écrans ou l’image que l’on souhaite donner. Un monde où l’on travaille dur, où les galères parfois s’accumulent, où l’on ne s’écoute pas quitte à se perdre en chemin.

Remarquablement écrit, l’auteur possède un sacré don pour planter un décor et proposer des personnages loin de sentiers battus et une écriture accessible, nuancée, aux accents parfois incantatoire quand il s‘agit d’évoquer les vicissitudes de l’ultra-libéralisme. On aime accompagner Cyprien dans la mission finale qu’il s’est donné avant de mourir. La tension finit par monter crescendo vers un final qui prend aux tripes et laisse un goût amer à la bouche. Un pur bonheur de lecture engagé comme je les aime. Laissez-vous tenter, vous ne le regretterez pas !

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