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Le Capharnaüm Éclairé
27 avril 2021

"Le Placard" de Kim Un-Su

L’histoire : Un trentenaire, après des années de formation et de tentatives, trouve enfin un emploi auprès d'un laboratoire public. L'unique tâche qui lui est confiée étant de vérifier le matériel livré chaque matin...

 

Ses journées se passent ainsi, entre l'ennui et la contemplation du vide. Il s’aperçoit vite qu’il n’est pas le seul à ne rien faire : ses collègues, ses supérieurs, passent leur temps à bricoler des maquettes de navires dissimulées sous le bureau, à feuilleter des encyclopédies...

 

Pour tromper l’ennui, il déambule dans le bâtiment et découvre le placard n°13. Là, il trouve des dossiers stupéfiants sur des "symptomatiques" : un homme au doigt duquel pousse un ginkgo, un autre qui veut devenir chat, des sauteurs du temps, des narcoleptiques insensés, des mosaïqueurs de mémoires, des extraterrestres exilés sur Terre, etc. : un catalogue de l'inimaginable réalisé. Surpris par Dr Kwon, maître du placard, il se voit contraint de devenir son assistant pour suivre ces dossiers et répondre aux appels des symptomatiques.

 

La critique de Mr K : Direction la Corée du Sud aujourd’hui avec un ouvrage inclassable se situant aux lisières de plusieurs genres. Le Placard de Kim Un-Su (auteur hautement remarqué à raison par son excellent Sang chaud) est entre le roman noir et le fantastique, chose qui détone dans le catalogue de la maison d’édition Matin Calme qui nous a habitué jusqu’ici plutôt aux genres thriller et polar. La qualité littéraire reste la même avec ici un récit à tiroir redoutable d’efficacité et des personnages tous plus barrés les uns que les autres. Il ne m’a pas fallu longtemps pour lire cet ouvrage à la fois frais et diablement addictif malgré une orientation sombre et sans réelle issue.

 

Le héros-narrateur s’apparente à un individu lambda, rien ne le fait vraiment sortir du lot. Physiquement passe-partout, solitaire à qui l’on ne reconnaît pas de réelle relation sociale (qu’elle soit amoureuse, amicale ou même familiale), il vit en vase clôt, sans se presser, contemplant avec langueur sa vie depuis la fin de ses études. Clairement, il ne brille pas par son ambition et son dynamisme, élément surprenant dans un pays comme la Corée du Sud qui prône le dépassement de soi, la notion de productivité et la connectivité. Son quotidien morne le mène nul part mais ça n’a pas l’air de le déranger.

 

Et puis, le destin comme souvent va se jouer de lui. Il décroche un travail dans un laboratoire dont les recherches lui échappent au départ. Il se retrouve dans un bureau avec quasiment rien à faire si ce n’est réceptionner des colis et apposer sa signature pour vérifier leur contenu. Interloqué par cet état de fait (être payé correctement en ne faisant rien), au bout de quelques mois, il se rend compte que finalement personne ne fait rien dans l’immeuble, qu’il n’est pas le seul dans ce cas là et quelque soit le service concerné. En voulant faire passer le temps, il ouvre un placard à combinaison qui lui faisait de l’œil depuis trop longtemps et met à jour des dossiers de patients pour le moins surprenants. Un mystérieux Dr Kwon officiant dans l’entreprise reçoit des personnes souffrant de troubles et maladies très particulières qui auraient piqué au vif Fox Mulder des affaires non classées ! Très vite démasqué par le fameux médecin, le narrateur se retrouve embauché par lui pour faire le ménage, s’occuper de la paperasse et même recevoir ou appeler certains cas. Le voila devenu assistant sans vraiment le vouloir... Mais attention, plus de responsabilités peuvent parfois vous mener à votre perte...

 

Le roman est divisé en trois parties qui ne sont pas forcément chronologiques. Ainsi, on débute avec quelques cas venus au laboratoire. On croise nombre de personnalités étranges dans cet ouvrage avec notamment un homme qui voit un arbre lui pousser au bout d’un doigt, d’autres font des bonds dans le temps, certains dorment des semaines entières, et quelques spécimens dans le monde se nourrissent de verre ou de pétrole... Vous l’avez compris, c’est complètement délirant et l’on tombe littéralement de Charybde et Scylla en lisant cet ouvrage. Les chapitres s’enchaînent avec un plaisir certain mais le lien est tout d’abord ténu... Vers quoi nous dirige l’auteur en accumulant les cas pathologiques et / ou psychologique ? Puis certains personnages reviennent dont une femme travaillant au même endroit que le héros, le Dr Kwon se fait plus présent et puis viennent dans l’intrigue des hommes en noir redoutables qui voudraient bien mettre la main sur les dits dossiers et certaines caractéristiques de patients. On passe alors du récit de découverte sidérante à une trame bien noire mettant en avant des enjeux secrets et des velléités de pouvoir qui ne s’embarrassent pas de considérations morales. Le dernier acte est tranchant à plus d’un titre et verra la vie du héros changer considérablement.

 

En plus de cette dimension marrante, désarçonnante, ce roman (qui est le premier de l’auteur dans sa bibliographie) est une critique à peine voilée de la Corée du Sud. Quand on lit les éléments biographiques concernant Kim Un-Su, il est dit qu’il s’est retiré de la vie trépidante des grandes villes pour s’isoler. Ce livre met le doigt sur ses préoccupations et sonne, à travers le personnage principal, ses préoccupations mais aussi celles des autres protagonistes, une charge sans faux semblants sur l’individualisme forcené, la course à la performance, les apparences et les jeux de pouvoir et de domination. C’est brillamment fait car à la fois insidieux et puissant. Le fantastique et le roman noir mêlés donnent une puissance incroyable à ce pamphlet qui n’en est pas vraiment un mais profite des circonvolutions de la narration pour lâcher les chevaux. C’est tout bonnement jubilatoire !

 

Et puis l’écriture de l’auteur est une petite merveille. Comme dans son précédent roman, il y a un art de la caractérisation, un amour pour les personnages qui confine au génie et donne à l’ensemble une certaine volupté, une profondeur confondante qui nous capture et ne nous relâche jamais pendant toute la lecture. Un excellent roman qui ne ressemble à rien d'autre, un OLNI. Entre fantastique, roman noir avec ses personnages complètement branques et une mélancolie diffuse qui nous renvoie à nos errances d'homme soi-disant moderne, on prend une belle claque avec une conclusion sans appel. Courez-y, si vous êtes amateurs !

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