"Carbone et Silicium" de Mathieu Bablet
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L’histoire : 2046 Derniers nés des laboratoires Tomorrow Foundation, Carbone et Silicium sont les prototypes d'une nouvelle génération de robots destinés à prendre soin de la population humaine vieillissante. Élevés dans un cocon protecteur, avides de découvrir le monde extérieur, c'est lors d'une tentative d'évasion qu'ils finiront par être séparés. Ils mènent alors chacun leurs propres expériences et luttent, pendant plusieurs siècles, afin de trouver leur place sur une planète à bout de souffle où les catastrophes climatiques et les bouleversements politiques et humains se succèdent.
La critique de Mr K : Quelle claque, mais quelle claque ! Merci Nelfe pour ce cadeau de Noël aussi brillant que puissant. Carbone et Silicium de Mathieu Bablet se hisse directement dans mon panthéon personnel de la bande-dessinée SF avec un volume prenant comme jamais, magnifiquement réalisé et au contenu scénaristique riche et prophétique.
Présenté sous la forme de chroniques, Carbone et Silicium débute par la mise en route de deux Intelligences Artificielles qui donnent leur nom à l’ouvrage. Omniscients et développant une certaine sensibilité qui n’ira qu’en augmentant, on suit leurs débuts au sein de la firme qui les a créés et le lien unique qui les relie entre résonances de leur nature profonde et naissance d’un lien plus sentimental, grande évolution du moment à ce stade de l’histoire développée. Très rapidement, l’envie d’air frais, de découvrir le monde extérieur les titille et c’est justement lors de leur tentative pour s’enfuir loin de leurs maîtres qu’elles vont se retrouver séparées. On suit dès lors un peu plus Carbone sous ses différentes formes (elle a réussi à contourner la date d’extinction prévue) qui reçoit à l’occasion la visite de Silicium. Deux mondes les séparent, deux façons de voir les choses. Pour autant, ils ne peuvent se passer l’un de l’autre au milieu d’un monde désespérant, en perpétuel changement et où l’espèce humaine régresse irrémédiablement...
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L’aspect chronique est très bien vu. S’étendant sur plus de 250 ans, le récit prend de l’ampleur au fil des bonds dans le temps effectués en compagnie des deux entités. On se concentre plutôt sur les deux IA au départ et leur rapport avec leur créatrice qui se comporte avec elles en véritable mère, tour à tour aimante et tyrannique. Elle en perd d’ailleurs quasiment la raison, délaisse sa famille et notamment son aînée au détriment de ses créations. Les bases sont posées rapidement, se sentant à l’étroit dans ce laboratoire, aspirant à davantage de liberté, d’interactions avec le vrai monde qu’ils n’explorent finalement que via les voies numériques, les créatures vont vouloir s’émanciper et vont y parvenir. Non pas pour éradiquer l’espèce humaine ou chercher à dominer d’une façon ou d’une autre (la convoitise n’est pas dans leur programme, c’est finalement la propension à désirer toujours un peu plus qui définit finalement l’être humain) mais d’abord explorer le vaste monde pour Silicium et s’engager auprès des autres pour Carbone. En cela, ces deux IA s’apparentent à de vrais organismes vivants et pensants.
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En parallèle, au fil de la chronologie, c’est l’humain qui inquiète et se transforme en quasi horde de zombies. Il y a les travers habituels avec la surconsommation, l’épuisement des ressources naturelles de la planète, les conflits régionaux. Puis dans la logique de l’évolution technologique accompagnée de la sacro-sainte règle de l’ultralibéralisme, les hommes commencent à se connecter directement au réseau et ceci de plus en plus longtemps. Parallèle possible avec ce que l’on peut vivre aujourd’hui, faites un jour un tour en lycée le matin de bonne heure, pas un bruit, un mur d’écrans derrière lesquels se cachent nos ados. C'est effarant et effrayant. Fuyant la réalité, se détournant d’autrui pour écouter le petit animal égoïste qui sommeille en lui (le drame des migrants est ici très bien intégré et prolongé), les tâches essentielles sont confiées à des androïdes ou des appareils automatisés. Et pendant ce temps, la catastrophe écologique finit par venir. Un nouveau cycle peut commencer ? Non, pas vraiment, les erreurs se répètent inexorablement, l’homme étant tout bonnement incapable de tirer les leçons de ses erreurs. Le constat est sans appel et fait frémir.
Bien que branchée SF, cette BD a cela de terrible qu’elle est très réaliste, plausible même. L’ensemble est donc brillant en terme de contenu, les quelques lignes qui précèdent ne font qu’effleurer le propos de Bablet qui réussit l’exploit de créer une œuvre d’une dimension folle que l’on peut comparer sans rougir et sans honte avec des œuvres cultes de K. Dick, Orwell ou encore Asimov. Vous l’avez compris, on ne nage pas dans l’optimisme bien au contraire... mais toute personne un tant soit peu lucide ne peut qu’acquiescer au message et se dire qu’on est vraiment très très mal barrés. Mais comme la majorité préfère fermer les yeux et que les puissants s’arrangent entre eux, le résultat ne semble pas faire le moindre doute. En tous les cas, cette BD se pose comme un classique du genre et son évocation de notre évolution est d’une puissance rare.
Et puis, il y a la forme et Mathieu Bablet n’a jamais été aussi bon. À l’apogée de son art, on tourne les pages avec un ravissement de tous les instants. C’est tout bonnement magnifique, les couleurs, le trait de Bablet reconnaissable entre tous, la multitude de détails dans les décors, l’expressionnisme de ses visages si particuliers, le découpage des cases incisif, tout cela concourt à une lecture vraiment exceptionnelle qui scotche le lecteur, le fait réfléchir et flatte son intelligence. Rajoutez en fin d’ouvrage une touche de Damasio pour enfoncer le clou et vous obtenez une BD hors-norme. On touche ici au sublime, Carbone et Silicium est un ouvrage incontournable dans son genre. Foncez !