"Walter Kurtz était à pied" d'Emmanuel Brault
/image%2F0404534%2F20240824%2Fob_cf45e1_kurtz.jpg)
L’histoire : Avancer, toujours.
Une vie de poussière et d’asphalte où seules les routes demeurent. Une civilisation où la voiture est l’unique instrument de citoyenneté.
Dany et Sarah sont des Roues, des enfants du goudron et de l’essence. Avec leur père, ils vivent au jour le jour dans leur Peugeot 203 de couleur blanc-albatros.
D’une station à l’autre, en nomades modernes, ils roulent, ils aiment, ils rêvent, jusqu’à l’accident... et les Pieds.
La critique de Mr K : Je vous propose une chronique sur une très belle découverte littéraire aujourd’hui : Walter Kurtz était à pied d’Emmanuel Brault. Cette dystopie glaçante touche fort et juste pendant les 250 pages qui composent ce roman fascinant à l’écriture limpide et addictive. Accrochez-vous, ça dépote !
Dans le futur évoqué dans cet ouvrage, l’homme ne se définit plus que par sa voiture. Celle-ci contrôle votre vie car elle est à la fois votre habitat et votre raison de vivre. Plus on roule, plus on capitalise des points qui servent de monnaie d’échange pour se nourrir, faire du shopping et entretenir son véhicule voire monter en gamme. On a donc affaire ici à un monde dirigé par et pour la consommation, rêve ultime des néo-libéraux capitalistes adeptes de cerveaux disponibles et d'embrigadement marketing. Les humains sont désormais appelés "Roues". Caractérisé en très peu de temps, le background en lui-même est déjà d’une originalité folle et même si l’auteur n’en rajoute pas trop, reste volontairement elliptique sur certains aspects de la société qu’il a imaginé, l’ensemble, bien que dément, se révèle réaliste dans son traitement et capte quasi instantanément l’attention du lecteur.
Face à cette société, d’autres hommes dénommés "Pieds" ne sont pas intégrés et vivent en marginaux loin des routes. Revenus à l’état sauvage pour certains, vivant dans des communautés en autarcie, ils vivent d’expédients et sont considérés par les Roues comme des parasites voire de dangereux terroristes (ils n’hésitent pas à les percuter lorsqu’ils en voient certains sur le bord de la route). Ces deux visions du monde, ces deux modes de vie qui s’opposent vont se rencontrer à travers le périple d’un père et de ses deux enfants. Suite à un accident et la perte de leur géniteur, Dany et Sarah vont être recueilli par les Pieds et rien ne sera plus jamais comme avant pour eux mais aussi pour le reste du monde car c’est bien connu, une seule petite goutte peut parfois faire déborder le vase...
En soi, le déroulé de l’intrigue ne m’a guère surpris, j’ai vu venir la plupart des effets narratifs et la fin m’a paru logique (y compris la révélation finale). On commence doucement avec une évocation lente et simple du monde futuriste auquel sont confrontés les principaux protagonistes puis très vite on glisse dans le récit de survie avec une scission d’une relation unique qui se révélera fondatrice. La fin du récit rentre dans le dur avec une accélération des événements et une apothéose plus qu’effrayant. Ce qu’il y a de remarquable, c’est la langue employée. Au fil du récit, elle se calque et évolue selon les événements et on a clairement une grande dichotomie dans ce texte entre une première partie plus calme, hypnotique et une deuxième enlevée, cruelle et très réaliste (jusqu’à la nausée parfois, âmes sensibles passez votre chemin).
Le propos est d'une densité rare quant à lui, on tient là une œuvre qui dénonce sans ambiguïté les travers de l’humain et son expansion capitalistique notamment. L’individu n’est plus qu’une variable comptable, la consommation est érigée en valeur dogmatique et l’individu s’efface au profit de la masse ignare et obsédée par la performance kilométrique. Finalement, la vie se résume à rouler, acheter, dormir. Belle critique aussi au passage lors de l’accélération des événements des excès des réseaux sociaux qui se font le relais de la démocratie participative dans cette dystopie. À travers l’équivalent d’un smartphone nommé port-vie on peut bien sûr communiquer, s’entraider mais aussi proposer des référendums voire des lois. L’emballement des débats, les raccourcis faciles, le fascisme larvé s’expriment très bien sur ce type de plate-forme et vont mener le monde vers des extrémités épouvantables dans un dernier acte vraiment traumatisant. Pour autant, on ne tombe pas dans les effets de manches faciles ni le manichéisme, l’auteur renvoie dos à dos les deux communautés à travers cette fable noire et sans concession. L’Homme n’en ressort pas grandi, bien au contraire, il n’est que destruction, égoïsme et un véritable fléau pour ses semblables.
Walter Kurtz était à pied fut vraiment une très belle lecture. Bien écrit, bien construit, le propos est puissant et permet de réfléchir à notre monde actuel tout en s’évadant dans un récit qui prend aux tripes. À lire absolument pour tous les amateurs de dystopies.