"L'Outil et les Papillons" de Dmitri Lipskerov
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L'histoire : Un beau matin, à Moscou, l’honorable Arseni Andréiévitch Iratov, célèbre architecte, businessman et ex-trafiquant de devises dont le parcours rappelle celui d’un Rastignac soviétique, se réveille pour découvrir qu’il n’a plus de sexe. L’outil le plus essentiel de son anatomie a tout simplement disparu, ne laissant qu’une fente sur un bas-ventre désormais lisse. À des centaines de kilomètres de là, dans un village perdu de l’oblast de Vladimir, vivent la jeune Alissa, sa grand-mère et leur vache. Sur le chemin de l’école, l’adolescente recueille ce qui ressemble à un gnome miniature.
Mais l’homoncule, baptisé Eugène, se transforme en jeune homme à la beauté diabolique et part pour Moscou, à la recherche d’un certain Iratov…
La critique de Mr K : Nouvel OLNI (Objet Livresque Non Identifié) à mon actif avec L'Outil et les Papillons de Dmitri Lipskerov, tout juste sorti chez Agullo. Gros amateur de cette maison d'édition et de littérature russe contemporaine, on peut dire que j'ai été gâté avec un ouvrage renversant et complètement barré. Toujours à la frontière du fantastique, de l'absurde et du réalisme, voici un livre qui transporte et interroge, détone et parfois attendrit. Trouble jeu pour troubles lignes sont les deux expressions qui me viennent à l'esprit avant d'aller plus en avant dans ma chronique.
La quatrième de couverture est un bon indice de départ même si cela concerne uniquement les deux premiers chapitres du roman. Iratov, le personnage principal, perd une partie essentielle de son anatomie du jour au lendemain sans raison particulière (à priori, l'ouvrage est une variation autour d'une nouvelle de Gogol intitulée Le Nez), sans ses bijoux de famille, le voilà bien dépourvu... Cette mystérieuse disparition l'amène à réfléchir sur son passé, ses activités, sa relation avec sa femme et sur l'avenir. En parallèle, on suit la transformation d'un gnome (dont la nature profonde surréaliste sera révélée plus tard dans le récit) en jeune homme au charisme surnaturel voire diabolique, tant aucune femme ne peut lui résister. Très vite, il se met en quête d'Iratov pour des raisons connues de lui seul. À partir de là, l'intrigue devient obscure. De nouveaux personnages apparaissent, les actions et enjeux deviennent flous. Le simple postulat fantastique de départ se mue en une quête quasi initiatique et en une observation acerbe sur le genre humain.
Je sais, ce modeste résumé est nébuleux mais il est à l'image de l'ouvrage lui-même. C'est typiquement le genre de livre où il faut se laisser porter par le flot de la langue, sans chercher forcément à tout appréhender dans son ensemble dès le départ. Laissant une grande part d'interprétation au lecteur, L'Outil et les Papillons est avant tout une ode au voyage intérieur, à la découverte de leur nature par des êtres déboussolés. Dans une Russie contemporaine à peine évoquée (l'auteur colle au plus près de ses personnages, le contexte importe peu), les âmes que l'on croise s'interrogent énormément sur leurs actes, la paternité, la naissance, la mort, l'amour, l'amitié, les aléas du destin et la marche du futur, chacun à leur niveau, selon leurs préoccupation respectives. On rencontre nombre de personnages ambigus, aux attitudes et pensées complexes (d'ailleurs certaines motivations restent bien opaques durant une bonne partie du livre). Ces destins s'entrecroisent parfois en interagissant mais une trame mystérieuse se déroule sous nos yeux et peu à peu, un fil directeur apparaît donnant du sens à un joyeux carnaval d'émotions variées et de glissements vers l'irréel.
Personnellement, j'adore parfois lâcher prise pendant une lecture, me laisser balader totalement par un auteur en roue libre. Personnages attachants (Iratov et Vera, un beau couple) aux vies chamboulées, changement de points de vue vers des protagonistes nouveaux aux identités troubles et qui rejoignent les fils tissés sans qu'on s'en aperçoive au départ, références nombreuses à la foi et au sacré qui ne sont pas pour me déplaire, contextualisation globale qui grandit au fil des chapitres et peut donner le vertige, scènes plus quotidiennes presque anodines mais qui peuvent à tout moment basculer vers des ailleurs insoupçonnés, se complètent et proposent un récit vraiment hors norme servi par une langue superbe.
Dense mais accessible, poétique et parfois plus brutal, on ne peut que s'incliner devant un style toujours aussi unique et qui m'avait bougrement séduit lors de ma lecture du Dernier rêve de la raison. Bravo au passage d'ailleurs à la traductrice Raphaëlle Pache pour ce tour de force, cela n'a pas du être facile à réaliser comme travail. Ce fut un véritable plaisir que de parcourir les 380 lignes de cet ouvrage qui laisse forcément des traces dans l'esprit du lecteur, conscient d'avoir lu un ouvrage différent, parfois ésotérique mais à la fois profondément humain. Bizarre, vous avez dit bizarre ? Oh oui ! Et on en redemande !