"Taqawan" d'Éric Plamondon
L'histoire : Ici, on a tous du sang indien et quand ce n'est pas dans les veines, c'est sur les mains.
Cette histoire commence en Gaspésie, le 11 juin 1981. Cette histoire commence il y a des millénaires, avant les Vikings, avant les Basques, avant Cartier. Cette histoire commence avec les Mi’gmaq. Pour eux, c’est la fin des terres, Gespeg. Pour d’autres, c’est le début d’un nouveau monde.
Alors que trois cents policiers de la Sûreté du Québec débarquent sur la réserve de Restigouche pour saisir les filets des pêcheurs mi’gmaq, un agent de la faune change de camp, une adolescente affronte ceux qui ont humilié son père, un vieil ermite sort du bois, une jeune enseignante s’apprête à retourner dans son pays – pendant que le saumon devenu taqawan, au retour de son long périple en mer, remonte la rivière jusqu’au lieu de sa naissance.
La critique Mr K : L'année 2018 commence très bien avec ce petit choc littéraire salutaire et maîtrisé de bout en bout. Véritable coup de cœur lors de sa lecture, ce roman mâtiné de faits réels m'a séduit, interloqué et choqué. Rendez-vous est pris entre l'Histoire et les destins offerts par l'auteur à un lecteur très vite addict et totalement sous l'emprise d'une lecture qui fera date. Je vous livre ci-après ma rencontre avec un auteur doué et une terre lointaine, théâtre de l'injustice et de la dureté de l'existence humaine.
Cet ouvrage est un roman choral, comprendre que les points de vue et la forme divergent d'un chapitre à l'autre. Tour à tour, nous suivons la partie romanesque pure et dure à travers les principaux protagonistes : une jeune fille blessée dans sa chair qui doit faire face à l'humiliation faite à son géniteur et à tout son peuple, un agent de l'État qui a démissionné qui doit affronter l'incurie des blancs qui considèrent bien trop souvent les amérindiens locaux comme des sous-hommes, un vieil indien rentré en ermitage suite à un drame familial indicible, une jeune enseignante d'origine française sur le départ pour rentrer en France et qui va malgré elle mettre le doigt dans un engrenage terrifiant. Cet aspect fictionnel fonctionne à plein avec les figures tutélaires du genre où l'on côtoie l'esprit de résistance, la morale humaniste qui se heurte aux intérêts de quelques uns et les manipulations politiques, les traditions qui s'effacent au profit de la civilisation consumériste et financière, mais aussi la négation de l'autre parce qu'il est différent avec son lot de crimes crapuleux, de répression policière et d'accointances gerbantes.
Un aspect sociologique certain accompagne les personnages à travers souvent de courts chapitres apportant des points historiques très révélateurs notamment la découverte, l'exploration et l'exploitation des territoires quasiment vierges du Canada, plus précisément ici de la province québécoise. On trouve aussi des passages sur la culture mig'maq, son rapport à la nature, son mode de vie en voie d'extinction avec leur casernement dans des réserves étroites et loin de leurs us et coutumes (42km² seulement leur sont réservés par exemple) et l'interdiction de pratiques ancestrales (la pêche au filet du saumon, fleuron de leur culture que les autorités accusent de risque majeur pour la perpétuation de l'espèce alors qu'ils laissent pratiquer la pêche intensive de grandes firmes dont la préservation de l'espèce constitue la dernière des préoccupations). Par moment aussi, l'auteur relate des faits réels qui se sont déroulés avec leur cortège d'injustices et de répression face à un peuple fier de sa culture et qui ne souhaite pas l'abandonner. Comme cadre, le Québec avec ses paysages immaculés, son climat rigoureux et le cycle de la vie qui continue malgré tout avec de très belles pages sur les salmonidés qui à travers le rite de retour à leur lieu de naissance pour se reproduire constituent une magnifique parabole sur l'existence humaine.
Lu en un après-midi tant le livre m'a happé, l'on côtoie nombre de sensations et d'expériences émotives. L'amour brut et sans arrière pensée, le respect de la nature et l'individu autre alterne avec la haine féroce, la méfiance voir la non-reconnaissance d'autrui au non de la sacro-sainte culture émergente de l'individualisme forcené et l'exploitation sans limite de la nature et des hommes. Profondément triste, ce livre relate un constat épouvantable et pourtant connu : la disparition des plus faibles, des minorités qui essaient de survivre et de résister par le partage, l'échange et les rencontres. Le cycle de la vie renaît sans cesse mais peu à peu c'est toute une histoire qui s'efface peu à peu, laissant un goût amer dans la bouche du lecteur révolté par les faits racontés. Yeux humides, révolte intérieure et volonté d'agir pour conserver les valeurs essentielles envahissent le lecteur qui ressort tout chamboulé de cette lecture dense, prégnante et totalement sans issue.
Une lecture éprouvante certes mais aussi magnifiée par un style épuré, accessible et varié. On passe d'un chapitre à l'autre sans savoir vraiment où l'auteur veut nous mener. Le récit cédant la place aux éléments anthropologiques et sociologiques donne à lire un texte vraiment puissant, remarquablement construit et agitateur d'idées et de concepts. C'est pour ce genre d'expérience que je lis énormément et cet ouvrage a d'ors et déjà une place à part dans mon cœur de lecteur et d'humain. Un grand coup de cœur que je vous invite à découvrir au plus vite pour son caractère essentiel et universel. Vous ne pourrez pas dire que je ne vous ai pas prévenu !