"En Compagnie des hommes" de Véronique Tadjo
L’histoire : Un virus mortel et incurable a mis l’espèce humaine face au danger de l’extinction. Baobab, arbre premier, arbre éternel, arbre symbole de grande sagesse, prend la parole et réveille la mémoire de l’humanité. Sous son ombre fraîche, hommes, femmes, enfants pris dans la tourmente, combattants farouches pour la survie, vont confier leur lutte contre les ravages d’Ebola : le docteur en combinaison d’astronaute qui, jour après jour, soigne les malades sous une tente ; l’infirmière sage-femme dont les gestes et l’attention ramènent un peu d’humanité ; les creuseurs de tombes qui, face à l’hécatombe, enterrent les corps dans le sol rouge ; les villageois renonçant à leurs coutumes ancestrales afin de repousser Ebola...
La critique de Mr K : Je vous présente aujourd’hui une lecture choc, un coup de poing littéraire comme je les affectionne tout particulièrement. Écrivaine, poétesse mais aussi auteur pour les enfants, Véronique Tadjo nous propose avec son nouveau roman, En compagnie des hommes, une plongée en pleine crise sanitaire liée au virus Ebola entre 2014 et 2016 en Guinée, au Liberia et en Sierra Leone. Sujet grave entre tous, un peu à la manière documentaire, l’auteur nous fait partager l’action et les pensées de différents acteurs qu’ils soient humains ou non pour cerner le phénomène et ses répercussions sur les sociétés et le monde. Chaque chapitre ouvre donc le chemin à une nouvelle voix, l’ensemble construisant un roman polyphonique d’une rare puissance et efficacité.
Le virus Ebola est l’un des plus dangereux. Il tire son nom de la rivière Ebola qui s’écoule en République Démocratique du Congo et a un taux de mortalité qui atteint les 70% des infectés. Les symptômes débutent par une fièvre violente et soudaine, des douleurs musculaires, une faiblesse généralisée, des maux de tête et de gorge. Tout cela s’aggrave très vite, la maladie provoquant des éruptions cutanées, des diarrhées, des vomissements puis des hémorragies internes et externes. C’est un fléau épouvantable, récurrent (jamais autant qu’en 2014 tout de même) qui frappe implacablement ceux qui partagent le quotidien d’un malade. Ce virus est extrêmement transmissible et représente une grave menace.
Tour à tour, la parole est donc donnée à de nombreux personnages qui chacun à sa manière va éclairer le lecteur sur le virus, l’épidémie, les soignants, les autorités, les proches de victimes, les infectés mais aussi les réactions internationales et même supranaturelles. C’est ainsi que l’arbre à palabres prend la parole en premier et nous assène quelques vérités sur l’ordre naturel et sur les êtres humains. Lui répondront par la suite un jeune garçon qui a perdu toute sa famille, un docteur habillé en cosmonaute pour sa sécurité, une infirmière, une mère de famille éplorée, un volontaire d’une ONG occidentale, un fiancé confronté à la mort annoncée de sa promise, bien d’autres encore et vers la fin, l’auteur donne même la parole au virus lui-même, antithèse de la vie défendue par l’animisme africain (le fameux baobab griot du départ) et destructeur de toute vie, rappelons que le virus peut aussi toucher certaines espèces animales comme les antilopes ou les grands singes.
L’impact d’une épidémie est ici vue, transmise et expliquée à travers différentes échelles. On côtoie ainsi le quotidien des petites gens qui ont déjà une vie extrêmement difficile et qui se retrouvent confrontés à l’inconnu. Pour beaucoup, ce mal est une punition divine due aux pêchés que l’on a commis et ils s’en remettent aux marabouts et autres croyances magiques. Malheureusement, la maladie progresse et heurte les coutumes notamment en ce qui concerne le devenir des cadavres (le témoignage du jeune croque-mort est impressionnant). Dans certaines régions, chaque famille est touchée et les ravages sont terribles. On suit donc quelques courts récits traumatiques où la mort et la souffrance sont omniprésentes, laissant une population hagarde et déboussolée.
En parallèle, on a aussi le point de vue de professionnels de santé avec des médecins et infirmières courage qui s‘exposent dangereusement au fléau. La plupart, bien qu’habitués au terrain, sont épouvantés face à cette épidémie. Mais il faut tenir, assumer sa vocation et continuer encore et toujours, malgré les risques et le probable sacrifice de leur vie au nom de leur idéal. Ces passages sont très touchants, le regard distancié de ces personnes après avoir vécu de l’intérieur la crise sanitaire avec des victimes donne une densité et une profondeur incroyable à l’entreprise de Véronique Tadjo. Et puis, viennent aussi se mêler à tout cela, la dimension socio-politique qui finit par dégoûter le lecteur en entreprenant d’entrer dans les coulisses des pouvoirs locaux (avec son lot de corruption et de détournement des fonds humanitaires) et le traitement fait des événements par les médias occidentaux. Rapacité, bêtise humaine, peur de l’autre, réflexes d’autodéfense sont décortiqués et jetés à la face du lecteur qui n’en termine pas avec sa descente en enfer.
Au delà du fait sanitaire, avec les interventions du baobab et du virus, Véronique Tadjo invite profondément à la réflexion sur nous-même. Par les multiples récits compilés ici, on a un beau panorama de l’esprit humain, ses logiques de développement et sa nature profonde. Certes ce n’est pas rassurant, c’est parfois brut de décoffrage et difficile à admettre mais on passe vraiment un bon moment en lisant cet ouvrage avec de purs moments d’humanité dans ses travers mais aussi ce qu’elle a de plus beau (des passages émeuvent jusqu’aux larmes). Il faut dire que la langue de l’auteur y est pour beaucoup ! N’est pas poétesse et écrivaine de talent qui veut. On navigue entre poésie, roman intimiste et témoignage ; les pages se tournent toutes seules et sans effort.
À vocation universelle par les thématiques qu’il aborde, ce livre-griot, où chaque acteur devise sur la place de l’Homme, son rôle et ses responsabilités à l’égard du Monde dont il est le gardien, est un petit bijou qu’il vous faut absolument découvrir. Courez-y !