"Terre-Neuvas" de Chabouté
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L’histoire : Ici on n’a droit qu’à la mer et ses dangers,
On danse tous les jours avec la mort,
On est les laissés-pour-compte...
Ici on meurt, c’est tout !
Noyade, naufrage, phtisie, scorbut...
... plus rarement poignardé dans son sommeil !
La critique de Mr K : C’est sous les conseils de ma documentaliste qui m’en faisait l’article ardemment que j’empruntai le présent ouvrage de Chabouté au lycée. Il ne m'a pas fallu plus d’une heure pour le dévorer (c’est le défaut majeur des BD soit dit en passant...) et grandement l’apprécier entre œuvre documentaire traitant du quotidien épouvantable des pêcheurs à la morue malouins en début de XXème siècle et récit policier bien mené dans le vase clos d’un navire loin de sa terre d’attache. Ambiance garantie !
Le 26 février 1913, la Marie-jeanne quitte le port direction Terre-Neuve au large du Canada pour une saison de trois mois de pêche à la morue. À son bord, un capitaine et son équipage rodés à l’exercice, résumé d’une humanité pieds et mains liés à un travail harassant et usant. Ambiance virile, bourrades et bagarres, réflexions et tensions sont leur quotidien de traversée, la fatigue et l’usure atteignant son paroxysme lorsque la campagne de pêche en elle-même démarre. Le pêcheur n’étant ni plus ni moins qu’un galérien doublé d’un forçat tant le travail est pénible. Nouveauté de cette expédition, l'équipage remarque la présence d'un jeune homme que rien ne semble rattacher en terme de goût à cette activité, mais il est pourtant là et cela dérange les uns et les autres qui voient en lui un terrien, un paysan.
Très vite, l’ambiance devient délétère avec la découverte d’un corps puis de deux. Le second du capitaine et un pêcheur expérimenté meurent dans des circonstances troubles et surtout, tout sauf accidentelles. En mer, on meurt de froid, de noyade, d’accident de travail mais rarement poignardé en plein cœur par un coutelas ou par pendaison provoquée ! La méfiance s’installe, chacun espionne les autres et les soupçons se portent alternativement sur le nouveau (ben oui, c’est qui celui-là, on ne le connaît pas !), sur les autorités du navire (pour économiser des parts et rendre l’ensemble plus rentable) ou encore le sort ou le mauvais œil car quand on est marin, on porte attention aux fortunes de mer. Pourtant malgré la menace, l’activité perdure et continue comme si rien n’était, le capitaine y veille sévèrement et ce n’est pas quelques morts suspectes qui vont empêcher l’activité surtout qu’il doit rendre des comptes à l’armateur et chaque morue pêchée compte.
L’aspect documentaire de Terre-Neuvas est remarquable et m’a fait repenser à un cours universitaire que j’avais suivi en Maîtrise sur l’histoire bretonne. Notre professeur de l’époque (Roger Le Prohon, un professeur passionnant à l’érudition incroyable) nous avait dressé un portrait éloquent de la pêche à la morue qui permettait à travers cette activité d'entr'apercevoir certains impondérables de l’espèce humaine : l’avidité du gain au détriment de l’individu, cette course au profit qui menait des hommes loin de chez eux dans des eaux glacées où la mort vous guettait au moindre faux pas. Le passage sur les doris (frêles esquifs qu’on utilisait pour poser et relever les lignes) est dans le domaine très bien retranscrit. Très bien rendue aussi, la vie à bord avec une hiérarchie forte allant d’un capitaine quasi déifié au mousse qui réalise toutes les basses besognes et essuie régulièrement coups et quolibets. Ce microcosme sauvage donne à voir une réalité éprouvante qui prend à la gorge.
Le récit policier est lui plus classique et la solution apparaît finalement assez vite dans l’esprit du lecteur, s’il est habitué à ce genre de littérature. Pour autant, il ne faut pas en prendre ombrage, le plaisir est intact et les révélations finales rendent l’ensemble crédible et efficace. Passé et présent, croyances et codes de l’honneur se mêlent et orientent le récit vers une fin logique pour le lecteur, plus révolutionnaire pour l’historien tant on remet en cause le système décrit pendant tout l’ouvrage. Les personnages nourrissent parfaitement le récit entre le mystérieux nouveau membre d’équipage, le vieux de la vieille à la sagesse zen et empirique et les forts en gueule qui cachent leur jeu. On embarque avec eux dans la Marie-Jeanne et on éprouve leur angoisse et leurs espoirs au fil du déroulé d’une histoire finalement tragique et banale.
En terme esthétique, cette bande dessinée est aussi une belle réussite avec le choix d’un noir et blanc très contrasté, brillant miroir à une réalité très difficile où les cœurs sont âpres, les épreuves nombreuses. Les pages défilent toutes seules mettant en scène la banalité avec simplicité mais néanmoins avec un souci du détail poussé et des scènes plus impressionnantes où l’on sentirait presque le bateau tanguer sous nos pieds. Une très belle expérience que je vous encourage à tenter au plus vite, vous ne serez pas déçus !