"Bel abîme" de Yamen Manai
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L’histoire : Je revenais du collège quand j’ai rencontré Bella. Une après-midi de novembre, morose. Un garçon triste, chétif, une tête-à-claques, la tête baissée, la peur qui habite ses tripes, et parfois, l’envie d’en finir. On n’imagine pas ce que ressent un enfant quand il faut qu’il se fasse encore plus petit qu’il n’est, quand il n’a pas droit à`l’erreur, quand chaque faux pas prend un air de fin du monde. Mais en l’entendant, ce jour-là, j’ai redresse le menton.
Yamen Manai nous conte avec fougue le cruel éveil au monde d’un adolescent révolté par les injustices. Heureusement, il a Bella. Entre eux, un amour inconditionnel et l’expérience du mépris dans cette société qui honnit les faibles jusqu’aux chiens qu’on abat "pour que la rage ne se propage pas dans le peuple".
Mais la rage est déjà là.
La critique de Mr K : Aujourd’hui, je vais vous parler d’un livre d’une densité rare, qui propose une tension constante. Dans son genre, il est redoutable et imparable, impossible de le relâcher avant de l’avoir terminé. Bel abyme de Yamen Manai est une superbe évocation de l’adolescence tunisienne qui à l’image de son pays est brimée, sacrifiée au nom de l’intérêt de quelques uns et soumise à la violence sous toutes ses formes. Attention chef d’œuvre !
Avoir 15 ans à Tunis n’est pas chose aisée. Le narrateur, dont on ne saura jamais le nom, est en garde à vue après avoir tiré sur plusieurs personnes avec un fusil. Dans un long monologue, il s’adresse à son avocat commis d’office puis à un expert psychiatrique, tous les deux venus l’interroger pour en savoir plus sur le mobile de ses actes et sa psyché. L’adolescent se lâche, livre sa vérité, sa vie gâtée par la violence et qui a nourri en son sein une rage grandissante.
Et pourtant, sur le papier au départ, il n’est pas le plus à plaindre. Sa famille ne vit pas dans le besoin, il est entouré. Mais est-il véritablement aimé ? Apprécié pour ce qu’il est ? Guidé vers l’épanouissement ? Rien n’est moins sûr tant il se débat dans un carcan familial et sociétal. Les frères avec qui on ne s’entend pas, un père distant et maladroit, une mère très traditionnelle qui ne vit pas dans la même époque que lui. Il s’accommode de tout cela mais il traîne un poids.
C’est alors qu’il va rencontrer Bella lors d’une exploration d’un chantier de construction. Bella est une jeune chienne des rues, seule. Elle se prend directement d’affection pour lui et le gamin la ramène chez lui. Cela ne va pas sans créer des tensions, on n’est pas loin de l’implosion familiale. Mais face à la détermination de leur fils, qui ne fait jamais de vague d’habitude, les parents cèdent. Mais jusqu’à quand ? Le reste est à découvrir dans cette lecture qui vous réserve bien des péripéties et une explosion de rage juvénile d’une force et d’une finesse remarquable.
Dans ce livre, on va à l’essentiel. L’économie de mots est de mise ici. L’écriture est vive, incisive, directe. On est dans le parler vrai d’un adolescent qui ne croit plus en grand-chose, à commencer par les adultes qui ne lui ont servi que des discours vides de sens. Propos bruts, crus, voire très vulgaires, construisent une personnalité brisée dont les idéaux ont volé en éclat et qui n’aspire qu’à la justice, justice qui lui a été refusé par ses proches et bientôt par son pays. Il fend le cœur ce personnage, il nous émeut au plus profond et suivre son parcours s’apparente à un chemin de croix même si l’espoir émerge du noir à l’occasion, donnant à lire de belles pages sur l’amour, l’affection et la fidélité.
Le titre magnifique, l’oxymore dans toute sa splendeur, renvoie à cette société tunisienne où les espoirs de la jeunesse sont douchés et où l’existence semble être une voie de garage, une impasse. Au détour de certains passages, l’auteur dénonce cet état de fait, le machisme et le patriarcat, la corruption et l’autoritarisme qui freinent et empêchent toute forme de voie vers le progressisme et l’accomplissement de l’individu.
Superbe lecture vraiment, éprouvante mais nécessaire. À découvrir absolument.