"Nous serons tempête" de Jesmyn Ward
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L’histoire : La toute première arme que j'ai tenue a été la main de ma mère.
Annis est encore une enfant quand sa mère est vendue à un autre propriétaire. Et n'est guère plus âgée quand son maître, qui est aussi l'homme qui a violé sa mère, se débarrasse d'elle avec d'autres esclaves.
Lors de leur terrible marche vers les plantations de La Nouvelle-Orléans, Annis tente de se raccrocher à la vie et aux enseignements de sa mère : se battre, toujours, avec les armes et les sagesses qu'elle lui a transmises. Avec la mémoire aussi, celle de ces femmes qui, avant d'être arrachées à leur terre, ont été les guerrières des rois du Dahomey. Et avec la seule force qui lui reste, sa connaissance des plantes, des abeilles, de cette nature qui semble si hostile aux yeux des Blancs et qui pourtant est nourricière pour qui l'honore.
Et puis, quand Annis se sent sombrer, elle peut encore implorer Aza, l'esprit de sa grand-mère, capable de faire gronder l'orage et tomber la pluie. Celle qui, quand la faim et la douleur se font trop fortes, lui murmure qu'un jour, elle et ses frères et sœurs de malheur seront tempête...
La critique de Mr K : Attention gros choc ! Ce livre à sa manière est une bombe et je pèse mes mots. Je ne connaissais pas l’auteure, Jesmyn Ward, je pense que je reviendrai à elle dans les mois et années à venir tant elle m’a littéralement bluffé avec cette lecture. Nous serons tempête, qui dès le titre donne le ton, est un roman impressionnant, bouleversant et sans concession sur l’esclavage. À l’heure où il est de bon ton dans les hautes sphères et dans les médias de dénoncer le wokisme comme la pseudo huitième plaie d’Égypte, il est bon de lire un tel livre qui rappelle dans toute son horreur ce qu’était l’esclavage, premier fruit pourri du capitalisme naissant et machine à broyer les hommes mais pas forcément les consciences comme c’est le cas de notre héroïne.
Annis est devenue esclave à sa naissance car sa mère elle-même était esclave. Elle est le fruit d’un viol, celui commis par leur propriétaire sur sa mère. L’amour irradie leur relation malgré les duretés de l’existence et l’absence de toute liberté sauf celle des mots, de la mémoire, de leur transmission et les exercices physiques auxquels la mère convie sa fille tous les soirs pour lui rappeler d’où elle vient, d’une lignée de guerrières arrachées à la terre africaine. Cette première partie, c’est aussi la vie d’esclave, la servitude et obéissance totale au maître de la maison qui a tous les droits sur vous. Les tâches qui se démultiplient, la fatigue, les humiliations et bientôt malheureusement pour Annis, le regard concupiscent du maître sur elle, lui son propre père !
C’est alors que se produit la première rupture de ce roman, la maman est vendue, les voila séparées à jamais. La souffrance est énorme et bientôt Annis elle-même est vendue à son tour et commence pour elle un long périple vers le sud, vers le plus grand marché aux esclaves de l’époque. Un bon tiers de l’ouvrage y est consacré et on passe d’une horreur à une autre. Les captifs sont enchaînés pour les hommes, encordés pour les femmes. Le rythme est soutenu sous tous les temps, il faut traverser les rivières à pied alors que beaucoup ne savent pas nager et appréhendent l’élément liquide, la nourriture est rare et insuffisante, les nuits courtes et les menaces multiples. La vie d’un Noir n’a pas grande importance et un certain nombre d'entre eux périront sur le chemin.
Enfin une fois sur place, Annis va connaître le sort réservé aux marchandises humaines : enfermement, examen médical douteux et mise au marché pour être enfin achetée par une femme acariâtre qui ressort sa frustration et sa colère sur ses servants. Un événement va cependant modifier la donne et Annis trouvera peut-être une échappatoire. Mais quel parcours avant cet acte final lourd de sens et à la poésie absolue !
Deux aspects presque contradictoires se côtoient durant toute la lecture. Le réalisme d’abord avec des descriptions au plus proche de la réalité de l’esclavage avec son cortège d’horreur, de racisme et de discrimination. C’est très bien documenté, jamais dans l’exagération ou la pondération, c’est tout simplement juste et édifiant. Il faut avoir le cœur bien accroché pour tourner les pages mais l’addiction est bel et bien là, on continue malgré tout. Pour contre balancer cela et donner de la force à Annis, il y a un aspect lyrique qui fait très tôt son apparition, l’héroïne pour se renforcer face à l’adversité convoque sa mère, sa grand-mère et d’autres esprits qui lui apparaissent et la guident par leur silence, leur attitude ou même leurs paroles. C’est l’occasion d’évoquer les liens familiaux, le pouvoir de la filiation mais aussi les croyances animistes africaines comme celle des esprits de l’eau ou du vent. C’est en totale rupture avec la réalité épouvantable que traverse l’héroïne mais elle y puise une force, une résilience et au final un espoir qui finira par la sauver.
Véritable chemin de croix, parcours initiatique mais aussi re-découverte de soi, ce récit est absolument fabuleux et intelligent dans sa construction. Les pièces s’assemblent tranquillement les unes avec les autres, corps et esprits se mêlent, les cultures s’entrechoquent et les âmes parfois s’élèvent. Personnages fouillés non-manichéens, des scènes qui accrochent (voire iconiques), des rêves éveillés plus vrai que nature, des joies et des souffrances indicibles, chaque page apporte un plaisir de lecture rare et raffiné. L’écriture est sublime et subtile à la fois, on se prend à relire certains passages qui sont d’une beauté confondante. Quel talent d’auteure mais aussi de traduction (par Charles Recoursé) pour rendre compte d’une œuvre telle que celle-ci !
Ce roman est à lire absolument, il marque une étape dans le travail de mémoire lié à l’esclavage et donne à réfléchir sur l’évolution du monde, la nature humaine mais aussi à la nécessaire quête de spiritualité / identité qui nous habitent tous sans qu’on ne le sache forcément. C’est beau, dur et cruel à la fois. Un indispensable.