"La Forme et la couleur des sons" de Ben Shattuck
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L’histoire : Été 1919. Deux jeunes hommes, liés par un amour placé sous le signe de la musique, partent recueillir des chansons traditionnelles dans les campagnes du Maine, avant que l’un d’eux ne disparaisse brusquement. Des années plus tard, dans la maison où elle vient d’emménager, une femme retrouve les cylindres de cire enregistrés lors de ce fameux été… La première nouvelle de Ben Shattuck donne le ton de ce magnifique recueil qui explore le lien entre l’amour et la perte, et la manière dont celui-ci se métamorphose au gré du temps. Empruntant la forme musicale et poétique du « hook-and-chain », popularisée au XVIIIe siècle en Nouvelle-Angleterre, l’auteur relie chacune des nouvelles, tramant un récit où la mémoire d’un chaînon du passé resurgit fortuitement.
La critique de Mr K : Superbe lecture que ce recueil de nouvelles que je vais vous présenter aujourd’hui. Dernier né du genre dans la collection Terres d’Amérique de chez Albin Michel, La Forme et la couleur du son de Ben Shattuck propose de très belles pièces écrites autour de la thématique de la perte, à travers une série de textes qui touchent fort et juste par leur profondeur et une forme stylistique parfaite.
Douze textes donc pour douze pépites. C’est suffisamment rare pour être souligné, toutes les nouvelles se valent et vont même au-delà car il arrive qu’elles se complètent chronologiquement, thématiquement et même se renvoient les unes aux autres grâce à des rappels très bien placés. Amour, perte, résilience, renaissance… chaque trame va explorer la psyché humaine au plus profond tout en s’ancrant dans un espace précis, la Nouvelle-Angleterre, fil rouge délectable et ô combien séduisant. L’époque elle, varie beaucoup selon les textes allant de la naissance des États-Unis à la toute fin du XVIIIème siècle jusqu'à notre époque.
On croise de nombreux personnages divers et variés qui ont en commun de vivre un moment clef de leur vie, un moment déterminant qui pourrait faire basculer leur existence dans un sens ou un autre. Il y a ce jeune homme qui doit retaper la maison de sa grand-mère et qui va tomber sur un objet pour le moins surprenant ; deux jeunes hommes qui partent récolter des chansons traditionnelles aux quatre coins du Maine ; cette femme blessée par la vie qui abandonne son tout jeune enfant ; ce trafiquant d’arbres qui franchit le Rubicon pour payer les dettes de son toxicomane de fils ; un poète en résidence dans un chalet isolé en pleine forêt pour qui est venu le temps de l’introspection et peut-être des révélations ; on lit le journal d’un bûcheron du début du XXème siècle parti trois mois loin de chez lui pour partir en coupe et dont le groupe montre de préoccupants soucis de cohésion face à l’adversité (la Nature se déchaîne) ; il est question dans deux nouvelles de grands pingouins et leur influence indirecte sur la vie d’humains ; on suit une communauté religieuse rigoriste qui part en quête de terres dans l’Ouest ; une jeune fille doit quitter son foyer car elle est enceinte… autant de destins mis à mal par l’existence et qui vont devoir réagir ou du moins réfléchir à la situation.
L’auteur est un orfèvre en matière de caractérisation des personnages. On ne le dira jamais assez mais il faut avoir un sacré talent pour réussir à planter un décor et des personnages en simplement quelques pages. Le défi est royalement relevé ici avec des personnages plus vrais que nature pour qui l’empathie fonctionne à plein régime. Certes, ils ne sont pas tous recommandables mais ils sont très complexes, nuancés et l’on s’attache immédiatement à eux. Ultra-réalistes, crédibles mais aussi parfois métaphysiques dans leur manière d’aborder les questionnements d’une vie, on se laisse porter par ses voix disparates mais tellement vraies. Il n’est pas rare qu’en fin de lecture nouvelle, on se rende compte que tel ou tel aspect du récit renvoie à sa propre expérience personnelle et fasse même remonter des souvenirs. L’effet est saisissant et la technique maîtrisée.
Ce recueil est aussi une vraie déclaration d’amour à la Nature avec un grand N. Ben Shattuck nous parle de la Nouvelle-Angleterre avec un amour qui perle de toutes les pages. On s’immerge dans les froids rigoureux et sauvages où l’homme n’est plus grand chose face aux éléments, on contemple un lever ou un coucher de soleil qui enflamme le ciel et les esprits, on contemple le doux murmure des cours d’eau poissonneux, on traverse des paysages vallonnés voire montagneux où solitude rime avec sérénité et béatitude. Pour reprendre le poète, "Tout est calme, luxe et volupté". Ce n’est pas un ouvrage pour les nerveux et autres excités du bulbe, ici on prend son temps, on goûte, on savoure, on ressent. Les mots défilent, se glissent et nourrissent l’imaginaire captif du lecteur imprégné volontaire et heureux.
C’est beau, puissant, humaniste et profondément addictif, le plaisir de lecture ne se dément jamais et l’on se dit qu’on aurait encore bien lu quatre ou cinq nouvelles de plus. Un bijou dans son genre, les amateurs de nouvelles ne doivent pas passer à côté.