"Les Filles de la famille Stranger" de Katherena Vermette
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L’histoire : Margaret, Elsie, Phoenix, Cedar : quatre femmes, mères et filles, issues de la communauté amérindienne du North End, un quartier défavorisé de Winnipeg, Manitoba. Quatre membres d'une même famille, les Stranger, chacune hantée par ses propres démons. Quatre personnages qui cherchent désespérément la lumière.
Dans cette fresque poignante, Katherena Vermette immerge le lecteur dans l'univers mouvant d'une lignée de femmes autochtones, dessinant la force de leurs liens, la souffrance héritée du passé et l'espoir de briser enfin la fatalité.
La critique de Mr K : En mai 2022, j’étais tombé sous le charme de Katherena Vermette, une auteure canadienne d’origine autochtone qui livrait avec Les Femmes du North End un roman choral sublime, évoquant avec une justesse et une sensibilité absolue les destins de femmes qu’elle nous faisait découvrir dans leur déchéance, leur espérance aussi et leur sororité. Elle nous revient en 2025, toujours dans la très bonne collection Terres d’Amérique chez Albin Michel, avec Les Filles de la famille Stranger, un ouvrage à la hauteur du précédent, un roman qu’on ne peut laisser tomber avant le mot fin, tant il reprend toutes les qualités du précédent avec des thématiques proches et des personnages toujours aussi charismatiques. Attention, nouveau chef d’œuvre !
L’ouvrage se divise en cinq grandes parties correspondant à cinq années successives dans la vie de quatre femmes de la même famille d’origine autochtone, trois générations différentes, quatre tempéraments différents, quatre destins avec un grand D. Au cœur du roman, la notion d’identité et de filiation. Qu’est ce que c’est que d’être une native ? Mais aussi d’être la fille ou la petite fille de quelqu’un ? Comment réagir face aux accidents de la vie ? La rédemption est-elle toujours possible malgré un fatum qui semble parfois s’acharner ? L’ouvrage est rude, n’épargne pas grand monde mais il subsiste toujours une lueur d’espoir qui maintient la vie même dans les moments les plus difficiles.
On suit ainsi Marguerite, une femme de la cinquantaine dévorée intérieurement par la colère et la frustration et dont les rapports avec sa junkie de fille Elsie sont très compliqués. Cette dernière s’est vu retirer ses trois filles Phoenix, Cedar et Sparow (cette dernière est morte tragiquement et personne ne s’en est jamais vraiment remis) et malgré de multiples tentatives, elle n’arrive jamais à décrocher totalement. Phoenix est en prison et s’enfonce dans la dépression et la folie. Cedar passant de famille d’accueil en famille d’accueil, va finalement vivre avec son père biologique et s’avère la plus équilibrée, travaillant bien à l’école et lisant beaucoup. Et il y a l’arrière grand-mère Annie, souvent évoquée à travers les points de vue des quatre autres. Les femmes sont au cœur de tout, les hommes sont finalement effacés, violents ou insignifiants, leur rôle n’est pas majeur malgré un manque et un défaut qui se ressent et engendre des dérèglements familiaux parfois prégnants.
L’immersion est totale dans cette famille qui fonctionne comme elle peut. La vie n’a pas été tendre pour nombre de ses membres et chacun se débrouille avec son fardeau. Toutes les certitudes et ressentiments que l’on peut nourrir au cours de cette lecture sont changeants, les explications viennent par le truchement des différentes voix qui s’entrecroisent et le temps qui s’écoule inexorablement. Les difficultés d’être mère, de créer un lien durable et construit avec sa progéniture, la difficulté d’exister quand on vit sous la coupe de figures tutélaires, les Paradis artificiels pour fuir une réalité que l’on estime invivable, l’addiction, la folie galopante, la mésestime de soi, la colère et la tension accumulée par des années de silence ou d’évitements… autant de troubles sociaux et familiaux qui sont explorés au scalpel pour une auteure qui chérit et caractérise ses personnages avec un talent incroyable.
Au delà de ces troubles et problèmes, il y a finalement beaucoup d’amour dans ce roman. On s’aime mal, de manière maladroite mais on s’aime quand même. Cela rend l’ensemble plus éprouvant encore car ce qui est sensé aller de soi pose des soucis existentiels insurmontables. Reste l’espoir, parfois mince, d’une rencontre, d’un échange, d’une reconnaissance, un moment suspendu qui pourrait tout changer. Encore faut-il s’en donner les moyens et se tenir à ses engagements. Profondément humain, l’ouvrage est un petit bijou de psychologie intimiste et universaliste à la fois. Rajoutez la dessus un contexte racial omniprésent, la difficulté des autochtones à pouvoir faire leur place, progresser socialement et vous obtenez un roman engagé à sa manière.
Je l’ai déjà dit dans ma chronique précédente sur Les Femmes du North End mais l’écriture de Katherena Vermette est tout bonnement parfaite. Franche et directe tout en nourrissant l’imaginaire et ciselant finement les protagonistes, les pages se tournent toutes seules, l’addiction est totale et l’on s’attache profondément aux personnages. Clairement, on en prend plein la tête, ça remue les tripes... Mais quel plaisir de lecture et quelle merveilleuse évocation de la condition humain ! Un grand et beau roman à lire absolument.