"Nul ennemi comme un frère" de Frédéric Paulin
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L’histoire : Beyrouth, 13 avril 1975. Le Liban bascule dans un déferlement de violence effroyable qui dépassera bientôt ses frontières et celles du Proche-Orient. Au Liban, le chiite Abdul Rasool al-Amine et le Mouvement des déshérités se préparent à la bataille. L'avocat Michel Nada part pour la France afin de rallier la droite à la cause chrétienne. Ses frères, eux, restent et choisissent la guerre. A l'ambassade de France, le diplomate Philippe Kellermann se retrouve pris au piège.
La France de Giscard et de Mitterrand a-t-elle encore le pouvoir d'empêcher l'escalade des tensions, alors qu'elle se voit menacée au sein même de son territoire ? Première partie du projet le plus ambitieux de Frédéric Paulin à ce jour, Nul ennemi comme un frère retrace les premières années de la guerre du Liban à travers les destins croisés de femmes et d'hommes tous liés par l'absurdité d'un conflit qui les dépasse.
La critique de Mr K : Énorme claque que cette lecture mais peut-il en être autrement avec un auteur tel que Frédéric Paulin ? Sa trilogie Benlazar m’avait littéralement cloué sur place par son exploration sans concession du terrorisme avec notre histoire nationale (liens avec les différentes chroniques en fin de post). Avec Nul ennemi comme un frère, l’auteur s’attaque, avec ce premier tome d’une future trilogie, à l’Histoire récente du Liban en la mettant en perspective avec l’Histoire de notre pays, la France étant très liée avec le Liban, anciennement colonisé et qui longtemps est resté dans la chasse gardée de la France. S’étirant de 1975 à 1983, l’immersion est totale, l’expérience rugueuse et le plaisir de lecture immense.
Je suis le Liban qui a fait la guerre depuis tant d’années.
Je suis le Liban qui ne trouve plus les mots pour dire sa douleur.
Beyrouth 1975, le chaos. Les différentes constituantes de la population s’entre-déchirent, les massacres et actions punitives s’enchaînent dans un cercle vicieux qui semble sans fin. La haine entraîne la haine sous prétexte de lutte d’influence pour un territoire, au nom de la raison d’État, de l’équilibre régional ou d’une religion. À travers plusieurs protagonistes, leur parcours et leur regard, on suit huit années de conflit interne au Liban, pays cosmopolite divisé entre Chrétiens, Chiites, Sunnites, Druzes, Juifs, Palestiniens et les influences diverses qui gravitent autour de la France, l’Iran ou encore la Syrie. La concorde semble loin derrière, l’embrasement semble inévitable.
On croise ainsi un conseiller politique à l’ambassade de France, Philippe Kellerman, partagé entre son devoir envers son pays et son irrépressible attirance pour Zia, traductrice de langue perse proche du chiite Abdul tasool al-Amine qui cherche des alliances pour prendre le pouvoir aux familles qui le détiennent depuis toujours. Il y a les différents membres de la famille Nada avec le patriarche partisan historique du partenariat avec la France, son fils Michel devenu avocat et parti à Paris pour créer du lien avec le RPR naissant afin qu’il apporte son soutien aux chrétiens d’Orient et enfin les deux autres frères engagés dans la guerre, dans les phalanges chrétiennes, qui ne reculeront devant rien pour la cause quitte à commettre des choses innommables. Il a aussi Nicolas Caillaux, le flic, et le capitaine Dixneuf, militaire : tous les deux travaillent dans l’antiterrorisme et utilisent tous les moyens (y compris les plus illégaux) pour assurer leur mission. Il y a aussi Sandra, la juge antiterroriste (une des premières en France) dont les investigations se multiplient et qui ouvre la porte à de terribles secrets. Et puis l’on croise bien sûr des figures historiques incontournables, telles que Giscard, Mitterrand, Chirac, Pasqua, Arafat, Khomeiny, Assad, Rouillan, Dumas...
Il faut un nécessaire temps d’adaptation au départ à cause des multiples références et noms à retenir, surtout si l’on n’est pas familier avec la période et les lieux. Mais le pli est vite pris et après une petite appréhension qui ne dure que l’espace de trente pages, on se plonge avec délice et stupeur dans cet enchevêtrement de lignes narratrices qui rendent bien compte de la complexité des choses sur place. Le Liban est une terre de souffrance où la douleur habite tous les habitants, chaque famille ou presque ayant perdu quelqu’un lors d’un événement dramatique. À travers les différents protagonistes, on suit effaré les tractations en cours, les changements d’alliances, les trahisons et les désirs aussi intimes qui peuvent changer la face des choses. On tombe vraiment des nues même si on n’est pas dupe et que l’on sait comment le monde tourne.
Frédéric Paulin ne fait pas dans l’évitement, tout ici est vérifiable et à part les personnages principaux qui sont fictifs tout le reste est véridique. Nous ne sommes pas épargnés donc avec une description sans fard des magouilles politiques en France, de la création du RPR, de la lutte intestine entre Giscard et Chirac, de la mort suspecte d’un ministre français retrouvé noyé, de la stratégie de Mitterrand pour atteindre le pouvoir, des menaces et attentats d’Action Directe, des attentats et massacres qui s’égrainent au Liban, de la révolution iranienne de 1979, de la guerre Iran – Irak… L’Histoire se déroule devant nos yeux, mise en perspective par les destins individuels tortueux qui nous sont livrés et des tableaux saisissants sur la réalité du terrain. Le Liban souffre et rien ne semble pouvoir aller mieux.
On pénètre les arcanes du pouvoir, des services secrets, des différents états-majors et groupuscules mais nous entrons aussi dans les maisons, dans les familles avec leur lot de déchirements, de disputes et d’espoirs souvent douchés. Ce roman historique noir touche au but dans chacun des aspects qu’il aborde car il conjugue connaissance poussée du background et personnages à l’épaisseur crédible et une psychologie millimétrée. L’enfance, le travail, la famille, le divorce, le deuil, l’addiction… autant de pans de vie étalés au grand jour ici et révélatrice de la nature humaine et de sa manière de réagir au cœur d’événements qui nous dépassent.
L’ouvrage se lit d’une traite avec un plaisir renouvelé. La plume alerte, accessible et exigeante à la fois fait une fois de plus merveille et cette lecture s’est révélée passionnante. J’ai hâte de lire la suite dont la sortie est prévue avant la fin de l’année !
Déjà lus et chroniqués du même auteur au Capharnaüm éclairé :
- La Guerre est une ruse
- Prémices de la chute
- La Fabrique de la terreur
- La Nuit tombée sur nos âmes