"Le Déluge" de Stephen Markley
L’histoire : De la présidence d'Obama aux années 2040, cette dystopie réaliste suit le parcours d'une série de personnages dont les destins convergent à la fin des années 2020, lorsqu'une élue républicaine accède au pouvoir et promet des restrictions sur les émissions de carbone. Mais déjà, partout dans le monde, canicules, incendies et inondations sèment le chaos, poussant l'humanité au bord du gouffre.
La critique de Mr K : Dans une vie de lecteur, quelques livres jalonnent de manière unique nos expériences en matière de lecture, des ouvrages marquants, novateurs, addictifs… et encore plus rarement, on tombe sur des textes au caractère prophétique. Le Déluge de Stephen Markley fait partie de cette catégorie rare de livres, je peux vous dire que je ne vais pas m’en remettre et en parler partout autour de moi tant il touche fort et juste dans sa forme et son propos. Livre-monde par excellence, n’ayez pas peur des mille pages et quelques qui le composent, c’est du grand art et une œuvre à découvrir absolument.
C’est à travers le point de vue de pléthore de personnages que Stephen Markley, auteur surdoué d’Ohio (une lecture essentielle là encore), nous propose de suivre la marche du monde depuis la fin des années 2010. Malgré un centrage récurrent sur les événements ayant lieu aux États-Unis, la trame s’élève bien au-delà et offre une vision globale de l’évolution de l’humanité dans les 20 ans à venir avec un réalisme qui force le respect et provoque une immersion absolue. C’est à la fois très réjouissant car on vit littéralement les choses mais c’est aussi épouvantable car l’espoir n’a que peu de chance d’émerger tant l’être humain et ses turpitudes explosent au grand jour.
Tout débute par un rapport, puis un livre choc, de Tony Pietrus en 2013, un scientifique spécialiste du réchauffement climatique. Le constat est sans appel et ne plaît pas à tout le monde (l'auteur reçoit des menaces de mort). Il prêche dans le désert et personne dans les hautes sphères ne veut écouter son cri d’alarme. Car l’écouter, ce serait renoncer au vieux monde, à notre mode de consommation, à notre petit confort et les puissances d’argent ne voient pas cela d’un bon œil, sans parler des politiques qui marchent cul et chemise avec eux. À partir de là, Stephen Markley déroule et nous croisons la route de différents personnages qui n’ont au départ rien à voir les uns avec les autres.
Il y a Ashir, être esseulé et asocial, éminent analyste capable de prédire les événements grâce à sa science de l’observation et sa capacité de travail impressionnante, Kate, une militante écologiste au charisme unique qui est capable de lever des foules de sympathisants et mener des actions à dimension nationale. Shane est une terroriste du climat qui vit sur la route comme mère célibataire, elle appartient à une mystérieuse organisation qui ne transige sur aucun moyen pour faire avancer la cause. Jacquelyn est une publicitaire adepte du greenwashing dont la carrière est au zénith au début de l’ouvrage, ce qui compte ce sont les contrats et ce qu’ils vont rapporter, peu importe pour qui elle travaille. Il y a aussi Keeper, junky accro et capable de tout pour assouvir son besoin irrépressible de shoot, qui aura un rôle clef lui aussi. Puis, il y a cet ancien acteur devenu le Pasteur, une figure publique extrémiste de droite, qui prêche l’apocalypse et souhaite se faire élire à la plus haute fonction, menaçant l’équilibre mondial. Gravitent tout autour d’eux, d’autres personnages qui pour beaucoup auront leur importance, fluidifieront le récit et vont le faire s’envoler vers des horizons insoupçonnés.
Tous sont traités à égalité et d’une profondeur incroyable. Chacun a ici ses zones de lumière et d’ombre, leur humanité est confondante y compris pour les plus détestables. Les ressorts de la psyché humaine n’ont aucun secret pour un Stephen Markley soucieux de nous proposer des protagonistes loin des archétypes simplistes dont les interactions nombreuses et changeantes rendent la lecture jubilatoire. On rentre dans l’intimité de chacun, dans leurs pensées, leurs motivations les plus secrètes. Aucun ne s’est révélé repoussoir pour moi, ils ont tous leur place, se complètent idéalement et l’on passe de conflits familiaux, parfois très douloureux, à la course au pouvoir ou à la poursuite de rêves fous, utopiques. C’est le grand huit en terme d’émotions et c’est bien souvent le ventre noué et l’œil humide que l’on tourne les pages de ce pavé terriblement prenant.
Au détour des chapitres et du temps qui s’égraine, la dystopie s’installe avec une efficacité terrible. L’auteur s’appuie sur des éléments scientifiques, économiques et sociaux connus et prédit l’évolution de nos sociétés. Les fractures sociales au sein des nations notamment aux USA (Trump est passé par là pour accentuer les différences et exacerber les tensions), les logiques économiques dans le système capitaliste libéral et leur caractère délétère (banques, assurances, traders, lobbys en tout genre), la bêtise des humains-moutons qui se regardent trop le nombril et la connerie des extrêmes de tout bord, des terroristes aveugles d'états rigides aux politiques répressives. Au cœur du récit, la base de tout est le réchauffement climatique et ses conséquences catastrophiques qui donnent lieu à des scènes saisissantes d’inondations, de cyclones et de sécheresse avec son lot de destructions, de déplacements de populations et de tensions à l’échelle mondiale et au niveau des démocraties avec l’arrivée au pouvoir de fantoches inactifs ou de démagogues extrémistes. Tout cela coule, tout paraît normal, plausible ce qui rend cette lecture inouïe et sombre à la fois.
C’est une fois de plus remarquablement écrit et malgré un volume plus que certain, le temps file sans qu’on s’en rende compte et cette lecture est un vrai plaisir, Stephen Markley multipliant les styles selon les personnages mis en lumière et proposant ici ou là des maximes et sentences remarquables et remarquées, lorgnant vers la poésie et les réflexions métaphysiques. C’est beau, c’est intelligent, c’est puissant, c’est une révélation. "Le Déluge" doit être lu et partagé par le plus grand nombre, foncez !