"Les chats de Shinjuku" de Durian Sukegawa
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L’histoire : Lorsque Yama, scénariste et poète en quête d’inspiration, franchit la porte du Kalinka pour la première fois, il découvre un jeu pour le moins singulier. Dans ce petit bar de Shinjuku, un arrondissement de Tokyo, les clients, tous plus excentriques les uns que les autres, passent leur temps à parier sur des félins... Il s’agit de deviner lequel des chats errants du quartier se présentera le premier à la fenêtre de l’établissement.
Séduit par ce jeu, Yama l’est aussi par la timide serveuse du bar, Yume. Entre les deux jeunes gens se noue une relation belle et forte, à laquelle la tribu des chats que Yama nourrit et dessine, et les poèmes que leur dédient les amoureux donnent un sens particulier. Mais déjà, une ombre plane sur leur idylle naissante…
La critique de Mr K : Nouvelle très belle lecture que je vais vous présenter aujourd’hui avec le dernier roman de Durian Sukegawa paru en France ce printemps. C’est un auteur que j’adore et dont chacun des ouvrages m’a marqué avec son style d’écriture si fin et poétique, ces histoires qui touchent en plein cœur dans une immersion dans un Japon plus vrai que nature. Il revient donc cette année avec Les Chats de Shinjuku, un roman décalé et âpre à la fois où il est beaucoup question des difficultés à se faire une place dans la société et parmi les autres. Je l’ai lu d’une traite et je peux vous dire qu’on est face à un mini chef-d’œuvre.
Yama est un jeune homme un peu largué. Il a fini ses études depuis peu et cherche à percer dans le milieu de la télévision. Il est scénariste mais pour le moment il n’est qu’une sous-main pour son patron tyrannique. Ce dernier souffle le chaud et le froid avec lui, l’encourageant à l’occasion, l’humiliant et l’avilissant bien souvent. Il doit écrire des questionnaires de quizz pour des émissions de télévision mais rien ne semble pouvoir convenir à son boss. Un soir de désœuvrement, en errant dans le quartier déshérité de Shinjuku, il rentre dans un bar et il ne le sait pas encore mais cela va changer son existence.
Ce lieu interlope voit ses clients parier sur des chats qui apparaissent ou pas à une petite lucarne. C’est un lieu convivial, où traîne des âmes étranges et des personnalités changeantes, où l’on boit beaucoup et où les discussions sont souvent animées. Au bout de plusieurs passages, Yama va se rendre compte qu’il s’agit presque d’une petite famille avec aux fourneaux en journée la timide et douce Yume, orpheline au passé douloureux qui cuisine royalement et dessine à l’occasion des chats sur un portrait de groupe trônant sur le réfrigérateur. Peu à peu, ces deux âmes esseulées vont se rapprocher, se découvrir, se livrer, malgré leurs soucis de sociabilisation. Quelque chose de beau va naître de cette rencontre jusqu’à ce que le destin s’en mêle.
C’est un belle brochettes de personnages que nous offre une fois de plus l’auteur. Qu’il est difficile de rentrer dans l’âge adulte, de s’insérer aux autres quand on manque de confiance en soi, que notre esprit vagabond nous joue des tours. Yama et Yume étaient faits pour se rencontrer et même s’ils sont différents, ils se reconnaissent quasi instantanément. On suit principalement l’action par le biais de Yama qui nous donne à lire toutes ses hésitations et doutes, lui le poète rêveur plongé dans la mécanique cynique et infernal du monde du divertissement (l’auteur connaît bien ce milieu dans lequel il a travaillé). Il est clairement exploité, sous-estimé mais il n’a pas vraiment le choix, il a du mal à joindre les deux bouts et semble enfermé dans un cercle vicieux dans les rapports tendus et soumis à son patron. Le bar c’est un peu sa bulle d’oxygène où il peut s’aérer l’esprit, boire procurant un ersatz de parenthèse dans une existence difficile, et puis il y a Yume qui l’intrigue et bientôt le séduit.
Discrète, précautionneuse à l’extrême (on est au Japon ne l’oubliez pas), cette dernière a construit une carapace très épaisse, fruit d’un passé terrible dont on ne connaîtra la nature qu’à la toute fin de l'ouvrage. Elle se laisse difficilement approcher mais peu à peu, elle baisse sa garde. Yama va pouvoir découvrir son jardin secret, un jardin peuplé de rêves, de poésie et de chats. Yume et Yama ensemble vont franchir une étape de leur existence, entre révélations et un drame qui précipite la trame aux deux tiers du roman. Puis via des bonds dans le temps successifs, Sukegawa nous livre ces deux existences avec une clarté et une beauté de tous les instants malgré des aspects très rudes du développement.
Récit initiatique, parfois métaphysique, on s’interroge sur le sens de la vie, sur ce qu’il y a d’important notamment dans les petites choses que la vie égraine pour nous. Ce sont les rencontres (les autres clients sont hauts en couleurs et révélateurs de différents aspects de nos vies), les échanges, la contemplation et une certaine éloge de la lenteur pour arriver à maturation et se révéler à soi. La plongée est enivrante et la contextualisation (la bulle des années 90) tombe fort à propos et donne à l’ensemble une cohérence et une force hors du commun. Le tout est parachevé par une écriture toujours aussi subtile, accessible et poétique qui emporte immédiatement l’adhésion du lecteur qui ne peut que continuer sa lecture tant il est happé par cette œuvre qui fera date. Un bon et grand moment de lecture.
Également lus et chroniqués du même auteur au Capharnaüm éclairé :
- L'Enfant et l'oiseau
- Le rêve de Ryôsuke
- Les Délices de Tokyo