samedi 29 septembre 2018

"La Loi de la mer" de Davide Enia

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L'histoire :  "Le ciel si proche qu’il vous tombe presque sur les épaules. La voix omniprésente du vent. La lumière qui frappe de partout. Et devant les yeux, toujours, la mer, éternelle couronne de joie et d’épines. Les éléments s’abattent sur l’île sans rien qui les arrête. Pas de refuge. On y est transpercé, traversé par la lumière et le vent. Sans défense."

Un père et un fils regardent l’Histoire se dérouler sous leurs yeux, dans l’immensité de la Méditerranée, à Lampedusa. La loi de la mer est le récit de la fragilité de la vie et des choses, où l’expérience de la douleur collective rencontre celle, intime, du rapprochement entre deux êtres.

Pendant plus de trois ans, sur cette île entre Afrique et Europe, l’écrivain et dramaturge Davide Enia a rencontré habitants, secouristes, exilés, survivants. En se mesurant à l’urgence de la réalité, il donne aux témoignages recueillis la forme d’un récit inédit, littéraire et poétique, déjà couronné par le prestigieux prix Mondello en Italie.

La critique de Mr K : La lecture d'un livre touche parfois en plein cœur et plus rarement, on atteint un moment de grâce face à une œuvre unique, bouleversante et d'une beauté sans pareille. C'est le cas avec le dernier roman de Davide Enia sorti chez Albin Michel en cette rentrée littéraire de 2018. Savant mélange d'éléments autobiographiques et de témoignages recueillis, le drame des migrants prend ici une dimension universelle poignante. Suivez-moi dans ma chronique de La Loi de la mer, un livre vraiment unique et qui laissera des traces.

J'avais adoré le précédent ouvrage de l'auteur. Dans Sur la terre comme au ciel, son écriture faisait merveille et ses personnages séduisaient autant qu'ils agaçaient parfois. J'avais alors compris que cet auteur était à suivre tant sa plume était un don et procurait un plaisir de lecture sans fin. Du simple roman, on tombe avec cette nouvelle œuvre dans un mix étrange entre les récits que l'auteur a pu collecter à Lampedusa lors d'un séjour prolongé qu'il y a effectué avec son père et des moments de réflexion / rencontres avec ses proches, le poids de la famille n'étant plus à prouver dans la péninsule italienne, et plus précisément ici en Sicile.

D'un côté donc l'horreur, l'injustice, le cri sans fin que l'on n'entend pas. À travers les paroles de marins, d'infirmières, de riverains, d'associatifs, se dresse le portrait de migrants totalement désorientés à leur arrivée en Europe. Le périple dans le désert, les camps en Libye, la traversée infernale, les morts multiples, les viols, les arnaques... Rien ne nous est épargné et ceci sans voyeurisme, seulement le prisme de la réalité captée par des anonymes, des personnes lambda qui pourtant font souvent beaucoup. Volontairement, Davide Enia interroge et discute avec eux et révèle des traumatismes enfouis, des rencontres parfois magiques et des destinées brisées qui tentent malgré tout de survivre. Certains passages sont tout bonnement insoutenables, sévices, morts brutales et vaines peuplent des pages hantées par l'incurie des hommes, leur indifférence et la mer impitoyable et fascinante à la fois.

L'Italie aussi est un personnage important de ce livre. La terre, le climat, les éléments, la nature, l'espoir qu'elle suscite aussi rayonnent et donnent un contre-point violent au sort des réfugiés. C'est aussi une terre de partage, d'accueil. Loin des clichés racistes, xénophobes et populistes déversés à longueur de journée, ici on donne sans attendre en retour, un homme est un homme et on se doit de l'aider. Ce choix de point de vue a pu en irriter certains, pas moi. Il est bon de parler des bonnes choses et des bonnes personnes. Surtout, Enia capture à merveille l'effet rebond de ce drame humanitaire sans précédent : les personnes qui aident et interviennent ne ressortent pas indemnes, pour beaucoup elles porteront à jamais un poids, une fêlure ineffaçable qui burine le cœur et voile quelque peu l'âme.

Cette profondeur se retrouve également dans les parties plus intimistes du récit. En parallèle ou décalés, ces moments de rapports père / fils, entre frères ou entre parents et enfants touchent le lecteur par leur authenticité, leur simplicité et au final leur universalité. Dans une langue simple, poétique, Enia nous propose avec La Loi de la mer un voyage au cœur de l'humain, entre horreur et amour, entre destin et choix assumés, entre la vie et la mort. Je dois avouer que cette lecture m'a ébranlé comme rarement et c'est tout naturellement qu'il rejoint Eldorado de Laurent Gaudé comme plus bel hommage aux réprouvés, aux déplacés et aux abîmés de la vie. Un pur chef d’œuvre !


lundi 20 août 2018

"Touriste" de Julien Blanc-Gras

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L'histoire : Obsédé par les cartes, le narrateur décide de visiter tous les pays du globe. Des favelas colombiennes aux hôtels clubs tunisiens, en passant par les karaokés du Yang-tsé-Kiang, les villages oubliés du Mozambique, les vagues polynésiennes, les plateaux de Bollywood, le tumulte du Proche-Orient et même par la Suisse, ce promeneur globalisé nous guide à travers l’inépuisable diversité des mondes.

Avec ce roman géographique, Julien Blanc-Gras nous propose une esthétique du voyage simple, aventureux, drôle et intelligent.

La critique de Mr K : C'est ma deuxième incursion dans l’œuvre de cet écrivain-journaliste qui m'avait séduit par son très beau, drôle et écologique Briser la glace. Mon chemin l'a croisé lors d'un énième chinage et je tombai sur Touriste qui est sans doute son ouvrage le plus connu. Invitation au voyage, regard neuf et acerbe sur le monde d'aujourd'hui sont au programme d'un livre que j'ai une fois de plus lu en un temps record entre émotion, rire et révolte contre un monde qui ne tourne décidément pas rond !

Journaliste-voyageur ivre de cartes, de voyage, curieux du monde et des autres, dans ce livre Julien Blanc-Gras nous convie à travers les différents chapitres à un visionnage express de ses expériences en terres étrangères. On visite ainsi succinctement quelques villes anglaises et les inégalités qui couvent, la Colombie et ses quartiers chauds, l'Inde et le Népal terres de contraste, l'île de Djerba en Tunisie dans un hôtel all-inclusive, le désert marocain, la Polynésie française et ses paysages de carte postale, le Brésil et l'envers du décor (mais pas seulement), la Chine entre grandeur et contrôle des masses, le Guatemala sensuel (grand moment drolatique à souhait), le Proche-Orient et ses frontières physiques et morales, le Mozambique et ses espaces naturels en danger, Madagascar et le destin tragique de pêcheurs traditionnels. Ces fenêtres ouvertes sur le monde sont entrecoupées de quelques courts chapitres au ton léger sur certaines expériences annexes non dénuées d'intérêt comme la découverte de la Business-class, les pays-ridicules (je vous laisse le plaisir de les découvrir), les aléas aéroportuaires qui pourrissent parfois la vie des voyageurs aux longs cours. Sacré programme qui tient toutes ses promesses et réserve nombre de surprises.

Comme désormais à chaque lecture de cet écrivain, on navigue constamment entre le ton décalé du narrateur qui nous fait partager son expérience et des apports culturels et sociaux qui donnent une profondeur supplémentaire au simple récit de voyage. N'oublions pas qu'en tant que reporter, il s'agit pour lui de travailler et d'écrire un papier à chaque mission qui l'envoie parfois aux antipodes. Ici, il sort du cadre strict de l'article commandé par un rédacteur-chef, centré sur lui (ce qui a pu agacer certains lecteurs d'ailleurs), on suit ses traces et ses ressentis. Forcément, avec un passeport aussi bien rempli, il a vécu nombres d'expériences et de rencontres. Le ton principal est plutôt caustique, des passages sont vraiment très drôles et irrésistibles de ce point de vue là mais au détour d'une péripétie, on tombe parfois dans l'incompréhension, le choc des cultures et la prise de conscience. Quand on a conscience du caractère privilégié de nos vies d'occidentaux, certaines rencontres et échanges donnent vraiment à réfléchir sur la marche du monde et le destin d'êtres humains si éloignés et pourtant si proches à la fois.

Les sites remarquables, les curiosités touristiques et les pratiques inhérentes aux lieux entr'aperçus se heurtent ainsi à des barrières et des obstacles dérangeants et parfois écœurants pour un narrateur libre-penseur vivant dans un État de droit. La censure internet et l'encadrement des séjours touristiques en Chine, l'exploitation de l'homme par l'homme (notamment des femmes dont le corps ne leur appartiennent plus), le peu de valeur à la vie humaine indigène qu'accordent certaines multinationales (exemple français dans le livre), le recul de la Nature face à l'appétit vorace de notre espèce, les clivages confessionnels et raciaux qui déchirent des pays entiers sont quelques exemples auxquels sera confronté l'auteur. Loin de le dégoûter de sa passion pour les cartes et les voyages, cela le pousse à continuer, à observer puis à transmettre sous une forme certes peu conventionnelle (le ton décalé que j'apprécie tant chez lui n'est pas du goût de tout le monde) mais limpide et d'une empathie totale envers les peuples. D'ailleurs, le livre se construit aussi autour de très belles rencontres, de moments de partage touchants et d'instantanés sublimes. Ce livre est donc un melting-pot de tout ce qui constitue notre monde, du contraste, de la nuance et malheureusement des périls redoutables.

Loin d'être plombante, cette lecture donne encore plus envie de voyager car malgré quelques constats amers et des portraits féroces (superbe passage sur le beauf en vacance et l'incurie de certains touristes à vouloir retrouver ailleurs ce qu'ils ont déjà chez eux), l'aventure est belle, des valeurs positives se retrouvent partout sur le globe et rien n'est plus enrichissant que la rencontre avec l'autre. Un très bel ouvrage que je recommande chaudement à tous les amateurs de récits de voyage truculents et conscients.

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jeudi 16 août 2018

"Scènes de la vie carcérale" d'Aïssa Lacheb

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L'histoire : Treize ans après, Aïssa Lacheb revient à ce qu'il a vu de la prison en France et raconte dans une langue unique, pleine de violence et de compassion, la réalité de l'univers carcéral, de l'intérieur : tragique, humain, monstrueux, bouleversant.

La chronique de Mr K : Voila un ouvrage qui me faisait de l’œil depuis bien trop longtemps dans ma PAL. C'est une fois de plus le hasard qui avait placé sur mon chemin Scènes de la vie carcérale d'Aïssa Lacheb. Témoignage unique sur le milieu carcéral, vécu de l'intérieur par un braqueur de banque, j'ai toujours été attiré par les récits se déroulant dans des lieux clos de détention (prison, asile psychiatrique...). Belle lecture que celle-ci que j'ai dégustée en un temps record entre souvenirs personnels de l'auteur, rencontres improbables et propos plus généraux non dénués d'intérêt quand on traverse une période où le tout répressif est trop souvent prôné au détriment de la réinsertion.

L'auteur à défaut de décrocher la lune lors d'un braquage se retrouve à écoper d'une peine de vingt ans de réclusion (il en effectuera un peu moins grâce aux remises de peine). À travers de très courts chapitres (pas plus de dix pages maximum), comme des éclats / fragments d'existence, Aïssa Lacheb nous raconte l'incarcération, le monde interlope de la prison. Il se concentre davantage sur ses rencontres, son milieu et ses expériences plus que sur lui-même. Pas nombriliste pour un sou, focalisé sur son envie de transmettre l'image la plus juste de la prison, on ne trouve pas ici de longues descriptions du quotidien du condamné. Pour cela, penchez-vous sur d'autres œuvres dont le cultissime livre d'Hugo : Les Derniers jours d'un condamné.

On croise de sacrés personnages et l'on passe très facilement de l'effroi au rire. Les monstres restent des humains malgré tout, la folie furieuse côtoie ici les décrochés de la société, les idiots incultes et les petites frappes. Certains passages sont rudes car ils donnent à voir tout un aspect de notre société que l'on aimerait ignorer, ne pas connaître. Certes la responsabilité individuelle de chaque faute, délit, crime est indiscutable mais à la faveur d'observations et de remarques bien senties de l'auteur, on se prend à découvrir failles et faiblesses de notre système. Car quand on remonte aux causes, les défaillances familiales et d'ordre privées se conjuguent bien souvent avec la déficience du système scolaire et d'insertion. Pas de manichéisme pour autant, on est ici dans la nuance, l'apport de réflexion n'est mené que pour livrer un portrait brut et sans propagande d'aucune sorte de ce qu'a pu vivre Aïssa Lacheb.

En filigrane, l'auteur nous fait part de son parcours en distillant de-ci de-là quelques éléments : son appétence pour la lecture et l'écriture tout d'abord, ses barrières morales aussi (braqueur à l'ancienne, il s'inquiète notamment à un moment de l'évolution des jeunes délinquants) et son œil aiguisé sur le monde judiciaire où finalement l'humain devient un numéro et peut parfois se retrouver traité comme un morceau de viande sans esprit. Lui passera une dizaine d'années tranquille étant quelqu'un de plutôt aidant avec les autres sans pour autant se laisser faire.

Écrit simplement mais avec fougue et une conviction impressionnante, Scènes de la vie carcérale se lit tout seul avec un plaisir renouvelé. On passe par différentes phases émotionnelles qui s'avèrent profondes et durables. Cela donne envie de découvrir davantage cet auteur qui par l'écriture a touché à la rédemption. Un indispensable ouvrage à lire si le sujet vous intéresse.

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lundi 5 mars 2018

"Journal" d'Anne Frank

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L’histoire : Anne Frank est une jeune fille juive qui pendant la Seconde Guerre mondiale a dû entrer dans la clandestinité afin d'échapper aux nazis. Peu avant d'entrer dans la clandestinité, Anne reçoit pour son anniversaire un cahier dans lequel elle tiendra son journal. Elle se met aussitôt à écrire, elle parle non seulement des événements qui se déroulent dans l'Annexe mais aussi beaucoup d'elle-même.

La critique de Mr K : C’est toujours un sentiment particulier qui m’habite lorsque je dois chroniquer un classique de la littérature. Qui ne connaît pas ou n’a jamais entendu parler du Journal d’Anne Frank, un témoignage exceptionnel sur la Seconde Guerre mondiale, une plongée dans le quotidien d’une jeune fille juive de quinze ans recluse avec sa famille dans un appartement "caché" pour échapper à l’oppression nazie ? Ce re-reading particulier s’est effectué vingt-cinq ans après ma première lecture, la fascination opère toujours mais mon regard s’est depuis aiguisé et j’ai pu percevoir des strates supplémentaires dans ce témoignage passionnant et bouleversant.

S’étendant essentiellement sur les années 1943 et 1944, ce journal raconte donc le lent et terrifiant déroulement du temps pour une famille de réfugiés juifs-allemands venus dès 1933 s’installer aux Pays-Bas suite à l’accession au pouvoir d’Adolf Hitler dans leur patrie d’origine. La menace les rattrape avec la conquête de la quasi-totalité de l’Europe entre 1940 et 1941 par les forces de l’Axe. L’ordre nazi règne notamment sur Amsterdam, il n’est plus question de vivre une vie normale. Les Frank entrent en clandestinité en compagnie d’un couple et quelques autres infortunés. Les pages du Journal d’Anne Frank nous livre les angoisses et espérances, les observations et les réflexions d’une jeune femme dont l’univers a été broyé par le conflit et les idées nauséabondes en vogue à l’époque.

On dit souvent que la maturité permet d’encaisser plus facilement certaines expériences ou émotions fortes mais je dois avouer que mon ventre s’est noué à de nombreuses reprises durant cette lecture qui s’est révélée toujours aussi éprouvante. C’est la faute principalement au fait que le dénouement est connu, on sait pertinemment qu’ils vont être dénoncés puis déportés dans la foulée. À la lumière de cette tragédie, certains passages du journal prennent une signification particulière et les quelques miettes d’espoir égrainées ici et là par Anne Frank paraissent bien dérisoires. Drôle d’impression que de lire les rêves et aspirations d’une jeune fille que l’on sait déjà condamnée... Le malaise ne fait que grandir lors de la lecture de cet ouvrage qui s’avère aussi lumineux grâce au caractère d’Anne que mortifère par le fatum implacable qui plane sur les protagonistes de ce témoignage.

Dans son journal, Anne Frank passe en revue le vie des réfugiés vivant dans un microcosme étouffant. Cachés à l’étage au dessus d’une fabrique, ils doivent sans cesse faire attention : limiter le bruit pour ne pas se faire repérer, se rationner en terme de nourriture et d'eau, organiser la moindre action de leur quotidien. Ainsi certains actes banals prennent une dimension toute autre avec la nécessité d’une organisation précise, méticuleuse (le passage décrivant les passages aux toilettes et dans ce qui fait office de salle de bain sont très parlants dans leur genre). Cette pression d’un danger extérieur bouleversant les habitudes de vie est palpable à la moindre page de mémoires qui retranscrivent très bien aussi les tensions internes entre les membres de la famille : Anne a ses préférences, elle se chicane avec sa sœur, elle préfère son père à sa mère, la jeune fille suit des rituels immuables malgré la guerre (les repas, les "conseils de famille", les apprentissages de la vie). Ces pages sont un miroir incroyable de ce que l’humain est capable de faire pour se transcender, résister à l’oppression et tenter de poursuivre son existence malgré les périls.

Au milieu de tout cela, Anne rayonne. Bien sûr elle a peur, bien sûr elle se demande ce dont le futur sera fait mais elle reste une fille de 13/14 ans. Bavarde, parfois égocentrique, vouant un culte à son père, s’opposant à sa mère, rêvant aux garçons, elle se plaît à décrire son existence partageant ses joies et ses peines. On apprécie son appétence pour le savoir et sa lente mutation, elle gagne en maturité face à l’adversité. Anne nous touche énormément et l’on ressort chamboulé et révolté comme à la première lecture car elle est bien loin l’époque où la jeune fille fréquentait l’école et vivait une jeunesse insouciante.

Seul bémol, la version que j’ai lu n’est pas l’originale. Il s'agit d’une version "remaniée" où l’éditeur a rajouté quelques passages retrouvés depuis. J’ai trouvé que cela alourdissait le propos et ralentissait la mécanique infernale en place. Rassurez-vous, rien de rédhibitoire pour autant même si on perd un peu de la spontanéité du récit. L’écriture limpide, enfantine mais aussi parfois très adulte n’a rien perdu de son charme. Voilà un livre qui n’a pas pris une ride et dont les effets perdurent longtemps après sa lecture. Un classique d’entre les classiques qu’il faut avoir lu au moins une fois dans sa vie.

jeudi 8 février 2018

"Norilsk" de Caryl Férey

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L'histoire : Norilsk, nord de la Sibérie.
La ville de plus de cent mille habitants la plus septentrionale.
L'une des plus polluées.
Un ancien goulag où les bâtiments soviétiques s'effondrent.
Un froid qui l'hiver peut atteindre -60°C.
La plus grande mine de nickel au monde, tenue par des oligarques.
Une ville fermée, qu'on ne peut rejoindre qu'avec l'autorisation du FSB.
Deux mois par an de nuit totale.
Une population majoritairement constituée de mineurs.
Espérance de vie lamentable.
Une ville sans animaux, sans arbres, sans rien.
En résumé, la ville la plus pourrie du monde.
Mais pour affronter l'enfer sibérien, j'avais ma botte secrète : La Bête.

La critique Nelfesque : Caryl Férey est un auteur de thrillers que j'aime beaucoup. Il a une écriture qui lui est propre, il ne va pas par quatre chemins, il n'a pas peur d'éclabousser les murs de noirceur, il est brut de décoffrage dans ses romans et j'aime ça. C'est un grand voyageur également. Il aime découvrir de nouveaux horizons et s'en inspire pour ses écrits. C'est donc tout naturellement, quand on connaît le bonhomme, qu'on se retrouve à lire un témoignage de voyage, un carnet de route qui nous mène en plein coeur du froid sibérien à la rencontre d'habitants au quotidien très différent du nôtre.

Un carnet de voyage, c'est exactement cela et gardez bien cette image à l'esprit si vous lisez "Norilsk". On est ici au plus près du ressenti de l'auteur, on partage son expérience. On n'apprendra pas grand chose sur la ville visitée, ce n'est pas un documentaire à proprement parlé. Férey a voulu être au plus près des personnes qu'il rencontre, vivre un moment de leur vie, très souvent un moment au bar tard dans la nuit, quand le taux d'alcoolémie fait se comprendre l'humanité toute entière. Les Russes sont connus pour écluser un max, en raison du froid, de la solitude, pour vivre quelque chose de fort et le partager. Ici, on est peut-être en plein cliché mais il faut avouer que ça aide beaucoup...

On retrouve le côté "brut de décoffrage" de Férey dont je parlais plus haut. Mais là où ses romans paraissent être l'aboutissement d'un long travail de recherches avec une écriture stylisée, ici on a l'impression d'une accumulation de situations posées nues sur le papier sans but ni recherche de sens. L'auteur écrit ici tout ce qui lui passe par la tête et tout ce qu'il vit à l'instant T. C'est particulier. Si on aime l'auteur, on est amusé par le procédé et ça nous permet de vivre quelque chose d'unique avec lui (parce que séjourner dans cette ville est loin d'être à la portée de tout le monde), autant on peut facilement tomber dans la facilité et se demander si là on se foutrait pas un peu de notre tronche.

En résumant, dans les grosses lignes, Férey se voit proposer par sa maison d'édition de découvrir Norilsk afin d'écrire par la suite un livre dessus. Il n'y a pas vraiment de cahier des charges, on lui fait confiance. On lui paye le billet, on lui donne carte blanche et au retour on lui permet de publier sa production. "Banco" se dit l'auteur. Autant dire que j'aurais fait la même chose (oui, même si le coin ne fait pas rêver sur le papier, si c'est pollué, si on se gèle... Toute expérience est bonne à prendre). C'est dans le même état d'esprit que part Caryl Férey, accompagné pour l'occasion de son ami La Bête. Un gars pas très fin, tête en l'air, je-m'en-foutiste qui lève bien le coude. Un pote quoi. Et nous voilà embarqué dans le voyage. Un voyage de potes.

Voilà.

Même si par moments on a des fulgurances d'informations, des touches très Férey, ça reste loin d'autres aventures du même style qu'ont pu vivre d'autres auteurs. Je pense tout de suite à Tesson et "Dans les forêts de Sibérie" auquel l'auteur fait référence ici aussi à plusieurs reprises. Cet ouvrage m'a fait véritablement vivre un truc, m'a fait réfléchir. Et puis quelle plume ! Quelle réflexion sur l'instant présent et le sens de la vie en général ! C'est un bouquin qui vous marque en tant que lecteur et en tant que voyageur, un bouquin qu'on n'oublie pas. Ici, ben... rien de tout cela. C'est facile, ça se lit vite mais pas de surprise. On a un portrait des gens qui vivent là-bas et on se rend compte qu'ils sont comme tout le monde (oh ?), qu'il y a des personnes de grand talent qui ne connaîtront jamais la lumière (oh bis ?), qui n'ont pas trop le choix en fait (oh ter ?) mais qui sont super heureux de faire de nouvelles connaissances et vivre avec des gens de passage un moment d'émotion et de partage vrai et bien arrosé (haaan !).

Voilà.

Pour résumer, "Norilsk" est un bouquin qui se lit très vite, une expérience sympa pour ceux qui aiment l'auteur et qui veulent découvrir un petit bout de la vie de cette ville par les yeux de Caryl Férey. Aussi vite oublié que lu, il laisse un goût d'inachevé, un sentiment de "Oh mais non gars ! On t'a payé le voyage pour que tu t'éclates avec ton pote à boire des coups dans des bars !?". A ce rythme là, mon voisin pilier de comptoir à ses heures perdues a, je suis sûre, des tas de choses à écrire sur ma commune bretonne... et de belles sorties philosophiques sur la vie en prime ! Par dessus la jambe ou génialement désinvolte, voyez ça comme vous voulez, pour moi ça manque de consistance et je préfère retourner aux thrillers du monsieur. Beaucoup plus ma came et bien plus marquants !

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samedi 27 janvier 2018

"Le Neveu d'Amérique" de Luis Sepulveda

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L’histoire : Enfant, Luis Sepulveda a fait une promesse à son grand-père : retourner un jour en Andalousie, à Martos, le village d'où celui-ci partit pour l'Amérique. Mais avant d'y parvenir, notre infatigable voyageur aura parcouru le continent latino-américain en pratiquant toutes sortes de métiers. Il aura rencontré nombre de gens aux destins singuliers. Il aura subi les systèmes totalitaires et vécu quelques histoires aux allures fantastiques.

La critique de Mr K : Ah ce que j’aime Sepulveda ! Depuis ma découverte du Vieux qui lisait des histoires d’amour, chaque lecture de lui me ravit avec sa plume inimitable, son imagination débordante et sa capacité à voir de la beauté parfois où il ne semble pas y en avoir. Quoi de mieux donc comme première lecture officielle de 2018 pour ouvrir le bal des lectures de l’année ?

Le Neveu d’Amérique diverge un peu du reste de ce que j’ai pu lire de lui car ce livre est très personnel. Composé de plusieurs récits, l’auteur nous parle de son grand-père et d’une promesse qui lui a faite étant petit. Par une série de basculements, nous suivons le parcours de vie de l’auteur à des moments critiques et bien choisis de son existence : l’enfance heureuse avec le grand-père anarcho-communiste pas piqué des vers, l’enfermement dans les geôles fascistes, le départ pour l’exil et les difficultés de sortir du Chili de Pinochet, les rencontres encore et toujours qui émaillent les voyages incessants de l’auteur-voyageur qui ne perd jamais espoir ni son esprit d’observation aiguisé.

On se laisse porter doucement par ces fragments de vie qui nous sont confiés. On sourit, on s’émerveille, on frémit et on se révolte en sa compagnie. C’est un beau résumé du bonhomme connu pour son amour de la liberté, des grands espaces et de la nature. Il garde de son grand-père ce côté militant qu’on lui connaît, notamment pour la cause écologique que l’on entr'aperçoit lors de deux / trois anecdotes (la déforestation sauvage de l’Amazonie, la disparition des dauphins sur la côte occidentale du Chili...). Ce thème n’est qu’effleuré dans ce livre qui est surtout centré sur sa vie d’errance et la quête des origines. Il doit en effet retourner à Martos, une ville d’Andalousie d’où est part son grand-père quand il était jeune homme. La boucle doit être bouclée mais quel voyage pour y parvenir !

La profonde humanité de Sepulveda ressort des pages que l’on tourne avec gourmandise. Il nous conte un nombre incroyable de rencontres plus ou moins durables, d’échanges fructueux et de confrontations. Que ce soit perdu au milieu de la cordillère des Andes, dans un cachot lugubre de la dictature ou dans un village antédiluvien d’Espagne, Sepulveda possède l’art incroyable de forcer le destin, de croiser les bonnes personnes qui vont un temps l’écouter, l’aiguiller et l’aider pour un court moment. Il se dégage de ces instants une profonde tendresse pour le genre humain, le dialogue et le partage. Malgré des moments difficiles, c’est souvent le sourire aux lèvres que l’on tourne la page avec notamment les démêlés entre le grand-père et le curé, un gardien de prison adepte de poésie et plagiaire à ses heures perdues, un pilote d’avion allumé adepte de rhum (comme l’auteur d’ailleurs...), sa rencontre avec un auteur anglais amoureux de la Patagonie ou encore une soirée des mensonges où chacun raconte n’importe quoi. Autant de moment de grâce, parfois décalés qui composent de purs moment de folie, de douceur et d’humanité car ici tout est sujet à histoire et conte.

Sans s’en rendre compte, la lecture avance rapidement, à un rythme coulant, souple avec la langue merveilleusement évocatrice et simple d’un auteur décidément à part. La magie opère à chaque ligne, chaque paragraphe, provoquant une évasion de tous les instants, recréant à merveille des situations diverses et prenantes. Nul ne doit avoir honte d’être heureux disait son grand-père au petit Luis, le bonheur de cette lecture est contenu mais immense. À l’image du narrateur, on suit ce chemin de vie balisé d’histoires et de récits émouvants et immersifs, un bijou d’humanité que je ne saurais que trop vous conseiller.

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jeudi 16 novembre 2017

"Hillbilly Elégie" de J. D. Vance

Hillbilly-elegieL'histoire : Dans ce récit à la fois personnel et politique, J.D. Vance raconte son enfance chaotique dans les Appalaches, cette immense région des États-Unis qui a vu l’industrie du charbon et de la métallurgie péricliter. Il décrit avec humanité et bienveillance la rude vie de ces "petits Blancs" du Midwest que l’on dit xénophobes et qui ont voté pour Donald Trump.
Roman autobiographique, roman d’un transfuge, Hillbilly Elégie nous fait entendre la voix d’une classe désillusionnée et pose des questions essentielles. Comment peut-on ne pas manger à sa faim dans le pays le plus riche du monde ? Comment l’Amérique démocrate, ouvrière et digne est-elle devenue républicaine, pauvre et pleine de rancune ?

La critique Nelfesque : C'est un ouvrage singulier que je vous propose de découvrir aujourd'hui. "Hillbilly Elégie" n'est pas un roman à proprement parler et pourtant tout ce qui est relaté ici serait une belle base pour construire une trame de roman noir. Ce n'est pas non plus un document puisque l'auteur ne nous assomme pas de données précises et détaillées. C'est un témoignage, à hauteur d'homme, celui de J. D. Vance qui nous relate ici sa vie et celle de sa famille.

J. D. Vance est né dans les Appalaches. Il y a grandi et y a vécu des situations difficiles, situations dans lesquelles certains ne se relèvent jamais. Dans sa région, la misère sociale est omniprésente. Avec des problèmes de drogues ou d'alcool, les centres d'intérêts et préoccupations majeures des habitants ne sont pas les mêmes qu'ailleurs dans le pays. Là où certains vivent d'"American Way of Life", ici c'est "débrouille-toi avec rien".

Difficile dans ces conditions d'entrevoir un avenir, d'en rêver même, tant tout autour tout semble végéter et vivre au jour le jour. J. D. Vance pourtant va changer le cours de son destin, va aller plus loin qu'aucun membre de sa famille n'a jamais été, va faire la fierté de certains d'entre eux et surtout va se découvrir lui-même, ce dont il est capable, dépasser ses limites et écrire une future vie de famille aux antipodes de celle qu'il a toujours connue.

Sans jamais renier les siens, ni se renier lui-même, l'auteur va découvrir qu'une autre façon de vivre est possible. Avec une mère poly-addictive, un père absent et des beaux-pères successifs interchangeables, J. D. Vance n'a pas eu ce que l'on appelle un foyer sécurisant et un climat serein pour vivre son enfance paisiblement. Pourtant, grâce à ses grands-parents, figures de valeurs (les leurs, mais le cadre est là), il va se construire et suivre des règles. Même si mamie est du genre à casser la figure de celui qui n'est pas d'accord avec elle, même si elle déblatère les pires horreurs sur ses voisins et possède un carnet d'insultes bien fourni, c'est dans ce foyer que J. D. Vance et sa soeur trouvent l'amour dont ils ont besoin. Une bulle protectrice leur permettant de reprendre des forces. Un chez soi.

Les deux tiers de l'ouvrage sont consacrés à l'enfance et l'adolescence de l'auteur. Son quotidien, sa scolarité, sa famille, ses amis... Puis lorsqu'il va quitter sa ville pour les Marines et plus tard la fac, "Hillbilly Elegie" change de cap pour devenir beaucoup plus intellectualisé, parce que Vance est alors capable d'analyser et de critiquer ce qui l'entoure et surtout parce que pour la première fois de sa vie, il va vivre un changement. L'émulation qui va avec, la découverte de l'autre, l'envie de se surpasser, de comprendre, d'évoluer.

"Hillbilly Elegie" est présenté comme une analyse de l'origine des votes pro-Trump. Il y a de ça mais pas seulement. Ce sont ces personnes qui ont sans doute apporté du crédit aux propos du nouveau président américain, qui se sont laissées charmer par lui mais il n'est pas du tout question de cela dans ces pages. Les choses ne sont pas nommées précisément si ce n'est par le décalage que l'auteur montre entre ses propres idées politiques et celles de ceux de sa ville natale. Il y a un fossé, un gouffre que seule l'instruction a permis de combler. Car bien que conscient de ces différences, l'auteur n'en reste pas moins proches de ses racines, respectueux de son entourage et affectueusement attaché à ses proches.

"Hillbilly Elegie", c'est le récit d'une vie, c'est l'exemple que rien n'est jamais gravé dans le marbre, que l'homme peut évoluer et changer les mentalités. Par certains aspects, cette histoire est transposable en France, dans certains foyers, certaines régions. Chez nous aussi, nous avons nos Hillbillies, pro-FN et pauvres dans plusieurs sens du terme. Ce parallèle avec la France, que chaque lecteur a le loisir de faire ou pas, est particulièrement intéressant et d'un certain côté également flippant... Reste l'espoir, le travail social, l'éducation et la force de l'être humain.

samedi 11 novembre 2017

"Dans l'enfer des tournantes" de Samira Bellil

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L’histoire : Samira Bellil est une rescapée. Adolescente, elle a été victime de plusieurs viols collectifs que l'on nomme aujourd'hui des "tournantes". Rongées par la culpabilité et le dégoût, détruite par l'ostracisme de sa famille et les rumeurs dans son quartier, elle se réfugie dans la drogue et l'alcool.

Son témoignage coup de poing dévoile la violence sexuelle qui s'est instituée et banalisée dans des cités et des banlieues où tout se réduit à des rapports de forces et de domination. Dans un tel environnement, la torture que subissent les filles est non seulement physique mais également morale : réputation brisée, honte et humiliation sont leur lot quotidien.

La critique de Mr K : Aujourd’hui, place à la chronique d’un livre que je possédais dans ma PAL depuis de nombreuses années mais qui pour un certain nombre de raisons me faisait peur malgré le fait que sa lecture qui me paraissait nécessaire. Il y a le thème tout d’abord et l’abomination au centre du livre qui clairement me révulsait, le caractère témoignage promettait une lecture âpre et difficile à digérer. Et puis, il y a mon passif d’enseignant en Seine-Saint-Denis avec notamment une expérience traumatisante liée à un crime d’honneur commit sur une de mes élèves. Dur dur de s’imaginer replonger dans ce monde parallèle que peuvent à l’occasion se révéler être certains quartiers dits sensibles. Et pourtant, je décidai de lire Dans l’enfer des tournantes de Samira Bellil pour comprendre, apprendre encore et continuer le combat pour le respect des femmes, lutte qui reste plus que jamais d’actualité.

Samira est une jeune fille de cité de son époque. Elle aspire à travailler plus tard dans le domaine artistique mais la vie n’est pas facile. Coincée dans une famille rigoriste (le père surtout) où elle est prise pour une boniche et un environnement hostile où gravitent caïds et bandes de jeunes désenchantés. Pour certains, les filles se divisent en deux catégories : les intouchables qui restent à la maison et les autres qui sortent et ne demandent qu’à être "coincées". Samira est moderne et va en payer le prix fort. Amoureuse du mauvais garçon, elle va subir un puis deux viols par des amis de son "officiel". C’est le début de la chute avec, après l’enfer des tournantes, l’enfer du quartier et l’enfer familial. Il lui faudra bien des années pour se reconstruire et envisager un avenir décent.

Assez tôt dans le récit, l'auteure nous parle des moments fatidiques qui vont marquer sa vie. J’appréhendais beaucoup ces passages. Loin d‘être très explicites, c’est avec pudeur et un certain détachement que les actes ignobles sont décrits. L’horreur se trouve plus dans l’attitude et la manière dont ces jeunes hommes considèrent leur victime, comme une chose, une poupée dont on peut se servir à loisir, un être dénué de raison qui redevient finalement humain après les violences assénées. C’est la banalité du mal à l’état pur, l’absence de libre arbitre qui choquent avant tout. Cette inhumanité heurte de plein fouet le lecteur à cause de l’incompréhension et le choc ressenti par Samira qui pourtant connaît ces personnes et ne se doutait vraiment pas de ce qu’ils étaient capable de commettre. On est submergé par une colère froide, le dégoût et l’envie de vengeance face à de tels êtres.

Mais le pire est à venir. Durant le viol Samira s’est recroquevillée dans un coin de son esprit mais ensuite, c’est le quartier qu’elle doit affronter ainsi que sa propre famille. La rumeur s’étend, sa réputation est entachée et la connerie humaine fait le reste. On la dit responsable, on soutient le bourreau tout en le craignant et sa famille même ne lui est d’aucun soutien. Seule avec sa souffrance, Samira glisse dans la spirale infernale de l’alcool et du shit. Perte de repères, solitude exacerbée, petits plans foireux, nouvelles expériences traumatisantes vont avoir raison de sa santé mentale, la jeune fille devient une véritable bête sauvage qui mord et agresse tout le monde, y compris les rares personnes qui lui tendent la main. Ce sont les années galères entre délits, fugues, rencontres hasardeuses. Rien ne nous est ici épargné et croyez moi, Samira Bellil a eu son lot de désolation. Heureusement la lumière finira par venir après des années d’errance, la remontée sera longue et difficile mais elle finira par se faire malgré une vie finalement brève, l’auteur décédant à 32 ans d’un satané cancer de l’estomac. Triste existence tout de même...

Ce livre est un véritable coup de poing à l’estomac, le genre de choc dont on ne se remet jamais vraiment avec une peinture sans fard des relations hommes / femmes dans certains quartiers de la République. On côtoie ici la misère sociale, économique et la violence à l’état pur dans un univers parallèle interlope et sans pitié avec ses propre règles. C’est aussi l’occasion pour l’auteure de pointer du doigt la justice à deux vitesses qui peut parfois sévir dans notre patrie des droits de l’homme avec des flics qui ne la prennent pas aux sérieux quand elle dépose sa plainte (une caillera reste une caillera selon eux) ou encore ses avocats successifs qui se désintéressent de leur cliente car elle n’est pas solvable et représente un manque à gagner certain. Tout bonnement épouvantable, quand on sait que tout ce qui est rapporté dans cet ouvrage-thérapeutique (elle l’écrit pour les autres victimes mais aussi pour elle, pour s’en sortir) a été relaté fidèlement. Quand un pouvoir démocratique ne défend plus ses citoyens, il n’a plus rien d’un Etat de Droit et malheureusement, ce cas-ci rappelle bien des heures sombres. On sort outré, ravagé mais aussi plus combatif de cette lecture. La piqûre de rappel est sévère mais tellement essentielle.

J’ai dévoré ce livre en une journée, les 300 pages s’avalant d’un coup d’un seul. Hypnotisé par l’horreur de la situation et les démêlés de Samira Bellil  avec sa vie, le lecteur est happé par cette langue familière oralisante qui saute à la tronche et englue le lecteur par la souffrance, la solitude mais aussi parfois l’espoir qui s’en échappe. Car Samira est une survivante, une combattante, une femme qui a soif de vie et qui par une volonté hors norme et quelques rencontres heureuses va finir par entrevoir une solution. Une sacrée lecture qui ne peut laisser indifférente et qui m’apparaît plus que nécessaire quand on connaît les statistiques des violences faites aux femmes encore aujourd’hui. À lire !

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vendredi 22 septembre 2017

"Vous connaissez peut-être" de Joann Sfar

Vous connaissezL'histoire : Au début il y a cette fille, Lili, rencontrée sur Facebook. Ça commence par "vous connaissez peut-être", on clique sur la photo du profil et un jour on se retrouve chez les flics.
J'ai aussi pris un chien, et j'essaie de lui apprendre à ne pas tuer mes chats. Tant que je n'aurai pas résolu le problème du chien et le mystère de la fille, je ne tournerai pas rond. Ça va durer six mois.

La critique Nelfesque : Joann Sfar est un homme aux multiples facettes. Doué dans beaucoup de domaines, on le retrouve aux dessins, à l'écriture, à l'enseignement, à la réalisation... Certains le trouvent "trop touche-à-tout", "trop sur tous les fronts", "trop éparpillé"... Mais il est comme ça Joann, il a un côté hyperactif et un cerveau sans cesse en ébullition. Chose que l'on peut constater ici encore avec son dernier ouvrage paru en librairie, "Vous connaissez peut-être", roman témoignage dans la droite lignée de son précédent "Comment tu parles de ton père".

Si vous détestez les auteurs qui se regardent trop le nombril, fuyez ! Nous sommes ici en présence d'une autobiographie, un focus dans la vie de Joann Sfar qui ne parlera pas à tout le monde, qui en tiendra même certains à distance. Si en revanche, vous aimez l'auteur sous tous ses aspects, ses bons et ses mauvais côtés, ses excès, ses obsessions, il se pourrait bien que vous appréciez cette nouvelle production.

Car oui, comme je l'ai déjà dit pour son ouvrage autobiographique précédent, il faut aimer Joann Sfar pour apprécier ce matériau ci. Même si l'auteur aborde des sujets universels tels que l'amour, le rapport aux réseaux sociaux, les faux semblants, la vie 2.0 au XXIème siècle, il met énormément de lui-même dans cet ouvrage, quitte parfois à partir dans tous les sens, à ouvrir des tiroirs sans fin et perdre ses lecteurs. Quand on aime l'homme, on s'en amuse, quand ce n'est pas le cas, on est quelque peu désarçonné.

La sexualité est au cœur de cet ouvrage. Sfar nous fait part de ses difficultés sentimentales passées, de ses réflexions, de ses remises en question. Tantôt drôle, tantôt cru, tantôt tendre. J'ai ri, parfois à ses dépens, parfois avec lui. Joann Sfar a un don pour se détacher de sa propre histoire et prendre de la distance pour user d'ironie et juger sans ambages le ridicule de la situation dans laquelle il s'est mis tout seul. Ou presque.

Un soir, Joann clique sur le bouton "vous connaissez peut-être" de son application facebook. Attiré par une belle inconnue qui lui est ainsi présentée, il entame une discussion avec elle. Sans savoir que tout cela le conduira à sa perte à un moment de sa vie où il est vulnérable sentimentalement parlant, une relation virtuelle va alors naître et au fil des mois prendre une place disproportionnée dans sa vie. Que veut véritablement Lili ? Qui est-elle réellement ? Sfar, comme d'autres hommes avant lui, va se faire mener par le bout du nez et tomber de haut.

Cette histoire avec Lili est mise en avant dans la quatrième de couverture, l'ouvrage commence avec elle, pourtant l'auteur va avoir beaucoup de mal à entrer dans le vif du sujet. Evitement, honte, pudeur, Joann Sfar va tourner autour du pot longtemps, aborder différents sujets sans rapport avec ce pourquoi le fan à acheter son roman. Par voyeurisme, curiosité, besoin de constater qu'il n'est pas seul face aux doutes d'un célibataire d'aujourd'hui, ne nous voilons pas la face, c'est avant tout pour se mettre du croustillant sous la dent que le lecteur quidam se lance dans "Vous connaissez peut-être". Pour se dire qu'il n'est pas l'unique couillon à s'être fait avoir sur internet, pour avoir l'illusion d'entrer dans l'intimité d'un homme public, pour apprendre de la bouche même de l'auteur des choses inavouables sans passer par la case "presse people" qu'il exècre mais épluche dans les salles d'attente des médecins et autres salons de coiffure...

A défaut d'être immergé dans son histoire de coeur, le lecteur suit Joann Sfar aux Beaux-Arts de Paris où il donne des cours (fut un temps où nous aurions pu nous croiser dans les couloirs), participe à des soirées, part en province chercher un chien qui se révélera "compliqué", partage des moments de réflexion sur la vie et l'actualité, des petites anecdotes de tous les jours savoureuses et tellement vraies. La dialectique et le style particulier partent parfois dans tous les sens mais tout cela correspond bien à l'homme qui a écrit ces pages, face à lui-même. Un moment de vérité qui ne changera pas la face du monde mais participe à comprendre son prochain. Même si celui-ci s'appelle Joann Sfar.

mercredi 1 février 2017

"Dans les forêts de Sibérie" de Sylvain Tesson

Dans-les-forêts-de-SibérieL'histoire : Assez tôt, j'ai compris que je n'allais pas pouvoir faire grand-chose pour changer le monde. Je me suis alors promis de m'installer quelque temps, seul, dans une cabane. Dans les forêts de Sibérie.
J'ai acquis une isba de bois, loin de tout, sur les bords du lac Baïkal.
Là, pendant six mois, à cinq jours de marche du premier village, perdu dans une nature démesurée, j'ai tâché d'être heureux.
Je crois y être parvenu.
Deux chiens, un poêle à bois, une fenêtre ouverte sur un lac suffisent à la vie.
Et si la liberté consistait à posséder le temps ?
Et si le bonheur revenait à disposer de solitude, d'espace et de silence – toutes choses dont manqueront les générations futures ?
Tant qu'il y aura des cabanes au fond des bois, rien ne sera tout à fait perdu.

La critique Nelfesque : Voici un livre que j'avais dans ma PAL depuis déjà un petit bout de temps. Il avait croisé ma route lors de notre Lune de miel à Saint-Malo il y a 2 ans et j'attendais le bon moment pour l'ouvrir. J'ai toujours vu "Dans les forêts de Sibérie" comme un ouvrage qu'il fallait pouvoir apprécier et il se dégage de sa 4ème de couverture une certaine aura. J'avais besoin de sentir l'instant pour le lire et ce moment est arrivé il y a quelques jours. Un froid extrême sur nos terres bretonnes (hey -8° c'est déjà très froid), l'hiver bien installé, je pris mon plaid doudou et mon chat et je me lançais donc dans ce témoignage de Sylvain Tesson comme on rentre en religion, avec respect et avide de découvertes spirituelles.

Sylvain Tesson, à l'aube de ses 40 ans a décidé de partir loin, très loin, pendant 6 mois de sa vie. Partir, il connaît, il a déjà effectué bon nombre de voyages, mais cette fois ci, c'est pour un voyage immobile qu'il souhaitait quitter la France. Le voici donc installé près du lac Baïkal, en pleines forêts de Sibérie, à expérimenter la solitude, le silence et la nature et en ressortir changé.

Je me suis retrouvée dans le personnage de Sylvain Tesson, dans son ras le bol de la vie moderne, dans sa quête du bonheur et de la simplicité, dans son côté authentique et proche de la nature. La liberté, un concept bien flou et galvaudé à notre époque. Aussi une question très occidentale et réservée aux petits privilégiés que nous sommes et qui peuvent se payer le luxe de se poser des questions existentielles telles que celle ci. Maladie de notre temps, névrose de bobos, la vie parfois nous parait fade ou du moins incomplète. Nous nous sentons incomplets... Sylvain Tesson, par son expérience, veut se sentir vivant et va l'être. Tout n'est pas rose, tout n'est pas noir mais la proximité de la nature lui permet d'ouvrir les portes de sa perception sans drogues (mais avec pas mal de vodka) et de coucher sur le papier des pensées sur notre façon de vivre, sur sa vie personnelle et sur la notion de besoins, terme que nous utilisons à tort et à travers.

J'ai été particulièrement touchée par cette impulsion qui l'a mené en Sibérie, par ses réflexions, par ses doutes et ses peurs. Je l'ai envié dans sa démarche pourtant simple (partir) mais si difficile à entreprendre (partir) quand nous traînons nos habitudes sociales tels des boulets que nous nous créons nous-même. A la lecture de "Dans les forêts de Sibérie", difficile de ne pas se poser la question : pourrais-je partir moi aussi et me découvrir ? Peut-on réellement savoir qui nous sommes en restant enfermés dans nos habitudes ?

Au delà des considérations personnelles de l'auteur et des réflexions que cela engendre chez lui sur nos vies en société, Sylvain Tesson est ici au plus près de la nature, dépendant d'elle, devant la respecter, l'apprécier et la craindre pour ce qu'elle est. Pendant 6 mois, elle le nourrit, lui donne à voir quotidiennement des paysages somptueux, le fait vivre en communion avec elle mais elle est aussi dangereuse et l'auteur en a bien conscience et n'est pas parti dans son refuge tel un conquérant. Quand les températures atteignent les -30°, personnellement, je ne sais pas comment il fait... Mais le monsieur a de l'expérience, c'est un aficionados de la montagne et il est déjà bien averti des risques qu'il peut prendre.

Dans un décor à couper le souffle, Sylvain Tesson nous donne à voir une expérience initiatique exceptionnelle et couche sur papier 6 mois de réflexions quotidiennes sur la vie avec un cheminement de pensée posé et étayé. "Dans les forêts de Sibérie" est un ouvrage à part sur lequel on peut revenir plusieurs fois pour y trouver ce dont on a besoin. A défaut de tenter soi-même l'expérience, par la plume de Sylvain Tesson, simple, moderne et qui laisse voir une certaine érudition et culture, le lecteur parcourt plus de 5000 km et vit dans une isba de bois comme si il y était. De quoi alimenter son imaginaire et faire carburer sa cervelle. Un excellent livre de chevet !

Posté par Nelfe à 18:46 - - Commentaires [12] - Permalien [#]
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