"Les Promises" de Jean-Christophe Grangé
L'histoire : Les Promises, ce sont ces grandes Dames du Reich, belles et insouciantes, qui se retrouvent chaque après-midi à l'hôtel Adlon de Berlin, pour bavarder et boire du Champagne, alors que l'Europe, à la veille de la Seconde Guerre Mondiale, est au bord d'imploser. Ce sont aussi les victimes d'un tueur mystérieux, qui les surprend sur les rives de la Sprée ou près des lacs, les soumettant à d'horribles mutilations...
Dans un Berlin incandescent, frémissant comme le cratère d'un volcan, trois êtres singuliers vont s'atteler à l'enquête. Simon Kraus, psychanalyste surdoué, gigolo sur les bords, toujours prêt à faire chanter ses patientes. Franz Beewen, colosse de la Gestapo, brutal et sans pitié, parti en guerre contre le monde. Mina von Hassel, riche héritière et psychiatre dévouée, s'efforçant de sauver les oubliés du Reich.
Ces enquêteurs que tout oppose vont suivre les traces du Monstre et découvrir une vérité stupéfiante. Le Mal n'est pas toujours là où on l'attend.
La critique Nelfesque : Grangé est un auteur que j'aime beaucoup. Je ne peux pas m'empêcher de sauter sur ses romans dès leurs sorties (je n'essaye même pas à vrai dire). Il y a du bon, du très bon, du très très bon et puis parfois des flops tellement gros qu'ils donnent envie de les mettre au feu. Avec "Les Promises", on renoue avec le talent du maître du thriller français. Rythme, rebondissement et maîtrise de l'histoire de bout en bout. Voilà un grand Grangé autant par la personnalité de ses personnages principaux, salauds enquêteurs, que par son travail de recherche ! Haletant !
La grande force de cet auteur réside dans le suspens qu'il maîtrise diablement bien et ses fins de chapitres qui nous donnent sans cesse envie de poursuivre notre lecture. C'est le genre de bouquin où l'on se dit "allez, encore un chapitre et j'éteins" et où on se retrouve à 3h du mat' les yeux grands ouverts et dépités devant le peu d'heures de sommeil qu'il nous reste avant que le réveil ne sonne... "Les Promises" est fait de ce bois là, celui des page-turner efficaces, prenants et addictifs. D'autant plus que pour écrire ce présent roman, Grangé a abattu un travail phénoménal de recherches sur la seconde guerre mondiale et le IIIème Reich. Plus de 650 pages, c'est une sacré brique qui s'avale en un temps record !
L'histoire se déroule avant la guerre. Le régime nazi se met en place, s'ancre auprès de la population allemande. La terreur est déjà un ingrédient majeur de sa force qui ne cesse de monter en puissance et de sa folie qui s'affichera à la face du monde quelques années plus tard. C'est une immersion dans le Berlin de cette époque que nous propose l'auteur, cotoyant les berlinois, les bourgeois, les membres de la Gestapo, les familles de soldats mais aussi les oubliés, les pauvres, les fous bientôt exterminés... Les descriptions sont nombreuses, on prend vraiment le temps de comprendre le fonctionnement, on s'installe dans une ambiance et on admire le talent de Grangé pour étendre sa toile et nous y piéger.
Le danger est palpable à chaque page. L'auteur joue avec nos nerfs grâce à des personnages que l'on peut détester viscéralement tout en louant leur travail d'enquête. Il n'y a pas ici véritablement de "gentils" qui aident et de "méchants" à abattre, contexte mis à part, chacun faisant avancer l'enquête avec ses propres techiques. Cela installe un certain malaise, ce n'est pas non plus sans passages gores mais c'est tellement bien vu qu'on ne peut que se lever et applaudir ! De mémoire, je n'ai jamais ressenti autant d'ambivalence à l'égard de personnages de roman ces 10 dernières années. Le contexte historique y est sans doute pour beaucoup. Les 3 personnages principaux de ce roman sont tous différents, avec des métiers, des valeurs, des façons de vivre diamétralement opposés. Le lecteur apprend à les connaître petit à petit et à aller au delà des apparences. C'est un des points forts ici. Simon Krauss est psychanaliste, spécialisé dans le suivi (plus ou moins rapproché) de Dames du Reich. Mina von Hassel est psychiatre dans un hôpital en décrépitude. Franz Beewen est à la Gestapo et enquête directement sur les disparitions. Vous entrevoyez un peu le topo quand je parlais d'ambivalence ? Rien n'est tout noir ou tout blanc, Grangé joue sur les nuances et l'empathie pour ses personnages, quel qu'ils soient et quoi qu'ils fassent. Chacun d'eux nous émeut autant qu'il nous révulse.
Quant à la fin, elle est magistrale. Autant je déplore parfois des fins de romans trop rapides chez cet auteur, autant là on en a pour son argent. De bout en bout, "Les Promises" est un grand Grangé ! A lire si vous êtes fan du mec mais aussi si vous aimez les romans historiques. Vous m'en direz des nouvelles !
Déjà lus et chroniqués du même auteur au Capharnaüm éclairé :
- "La Dernière chasse"
- "La Terre des morts"
- "Congo Requiem"
- "Lontano"
- "Kaïken"
- "Le Passager"
- "La Forêt des Mânes"
- "Le Serment des limbes"
- "Miserere"
"Alice, 15 ans, résistante" de Sophie Carquain
L’histoire : Une sirène retentit dans la nuit. Puis ce sont les cris, les aboiements, le martèlement des bottes sur la terre gelée...
En septembre 1939, quand la guerre éclate, Alice a 15 ans et des rêves plein la tête. Elle se confie dans son journal, écrit des lettres à sa grand-mère, au garçon qu’elle aime en secret, à sa meilleure amie de confession juive. Elle aimerait qu’Hitler disparaisse. Plus tard, face à l’occupant allemand, Alice ressent le besoin d’agir : avec ses parents, elle brave un à un les interdits, distribuant des tracts, hébergeant des aviateurs alliés... Mais un jour, tous les trois sont arrêtés. Alice est déportée au camp de Ravensbrück, où commence pour elle une nouvelle forme de résistance.
La critique de Mr K : Une sacrée claque que cette lecture jeunesse qui aborde une période terrible de notre Histoire commune avec tact, pédagogie et justesse avec ce récit à la première personne qui touche en plein cœur. Alice, 15 ans, résistante de Sophie Carquain évite les écueils du genre en ne tombant pas dans le pathos ni l’accumulation indigeste. On suit avec admiration puis appréhension le destin d’Alice dans la tourmente des années 40...
Alice est une adolescente comme les autres. Elle va au lycée, elle a ses copines, un amoureux secret à qui elle n’a jamais avoué son tendre attachement, un jeune frère un peu relou et des parents attentionnés. Elle aime rire, passer du temps avec ses amies, lire, écouter de la musique et l’école lui plaît bien. Elle a pour projet de devenir vulcanologue. Seule ombre au tableau, un contexte international de plus en plus tendu avec notamment les gesticulations d’un moustachu en colère ayant pris le pouvoir en Allemagne en 1933. La guerre se rapproche et chacun craint le pire quand le conflit éclate.
C’est alors l’invasion de la Pologne et l’entrée en guerre de la France. Alice nous raconte sa traversée de la guerre. L’étonnement face à la Drôle de guerre puis l’occupation. Sa famille rentre en résistance en distribuant des tracts, elle participe activement sans se poser de questions. Il faut défendre son pays et aider comme on peut. Puis d’autres besoins se font sentir pour la cause, ils cachent des aviateurs anglais dans la maison familiale et aident à la fabrication de faux papiers. Malheureusement trahis, ils vont être arrêtés et c’est le départ pour le camp de travail de Ravensbrück où Alice va désormais apprendre à survivre pour une fois de plus résister.
Écrit à la première personne, ce roman se lit d’une traite. Très accessible, réaliste au possible, on se prend d’emblée d’affection pour Alice dès les premiers chapitres. Elle nous raconte par le détail ce qu’elle traverse et l’on explore à hauteur d’ado un conflit qui la dépasse et qui va la forcer à mûrir avant l’âge. Le portrait est touchant, émotions et sentiments se mêlent dans ces pages hantées par une situation générale épouvantable qui a balayé toutes les certitudes et espoirs que les personnages nourrissaient. Alice doit traverser cela, sa famille aussi. Vous imaginez bien que le sort sera funeste pour un certain nombre de ses membres...
Le background est fidèlement retranscrit et aucun aspect du conflit n’est oublié : de l’attente insoutenable face aux incertitudes d'un conflit qu'on sent imminent, l’exode, l’occupation entre résistance mais aussi collaboration, les arrestations arbitraires, le sort réservé aux juifs (sa meilleure amie est de cette confession), la clandestinité, le rationnement, les rafles, la déportation en train dans les conditions que l’on connaît, la vie dans un camp de concentration, le retour au foyer et le déchirement intérieur qu’on ne réparera jamais. Ce roman respecte parfaitement l’Histoire, facilitera sans doute sa compréhension pour nos jeunes à qui cette matière peut faire peur (et à raison souvent...).
On arrive à la fin du livre sans vraiment s’en rendre compte même si la tension s’accumule et provoque un serrement de cœur terrible et durable. On referme alors Alice, 15 ans, résistante heureux de cette lecture brillante, forçant la réflexion et nourrissant la mémoire collective. Un indispensable.
"Le Garçon en pyjama rayé" de John Boyle
L’histoire : Vous ne trouverez pas ici le résumé de ce livre car il est important de le découvrir sans savoir de quoi il parle. On dira simplement qu'il s'agit de l'histoire du jeune Bruno que sa curiosité va mener à une rencontre de l'autre côté d'une étrange barrière. Une de ces barrières qui séparent les hommes et qui ne devraient pas exister.
La critique de Mr K : Attention chef d’œuvre ! J’avais beaucoup entendu parler du Garçon en pyjama rayé de John Boyle, par des collègues, des élèves même mais je n’avais jusqu’à présent jamais eu l’occasion de le lire. Le tort est désormais réparé et quelle expérience de lecture ! Véritable claque à tous les niveaux, je ne m’en remettrai pas de si tôt !
Bruno est un jeune garçon allemand qui vit dans une belle maison. Il est heureux, son monde de petit garçon l’enchante et malgré une sœur bien peste à ses yeux, tout va pour le mieux pour lui. Nous sommes dans les années 40 et la guerre en cours ne semble pas avoir vraiment d’emprise sur lui. Puis un jour, son père annonce à la famille qu’ils doivent déménager, le führer lui même lui a donné une nouvelle affectation, en Pologne dans un endroit nommé hoche-vite...
Là-bas, Bruno voit toutes ses habitudes chamboulées. Il ne voit plus ses amis, la maison ne lui plaît pas et il y a cette mystérieuse barrière derrière la maison qui donne sur un endroit glauque où vivent des personnes toutes habillées de pyjamas rayés et qui ont l’air bien triste. Lors d’une de ses sessions d’exploration, Bruno va faire la rencontre de Shmuel un garçon de son âge. Il vit de l’autre côté car il est différent. Une amitié nouvelle va naître, grandir jusqu’à ce que...
John Boyle propose vraiment une approche originale d’une thématique dure et forte : les camps de concentration et la Solution finale. Tout ici est vu et perçu par un gamin de moins de dix ans qui n’a pas vraiment idée de ce qui se passe. Sa candeur et sa naïveté sont confondantes dans l’horreur contextuelle que l’on devine entre les mots et les chapitres. Derrière la vie de famille rangée et un quotidien banal, il y a les non-dits, les inquiétudes et les incompréhensions des autres membres de la famille que l’on perçoit bien mieux que Bruno lui-même.
Ce roman nous parle de l’indicible sans étalage de monstruosité, de détails sordides. L’évocation est bien plus fine, à deviner entre les lignes et cela prend aux tripes littéralement. Le point de vue adopté, le style épuré et précis, la gestion très intelligente de la narration et de sa temporalité (il y a des flashback bien sentis par moment) emportent le lecteur, le captive et l’emprisonne. La fin surprend et tétanise à la fois même si finalement, vu toutes les pièces apportées à l’édifice depuis le début, elle est logique.
Un beau et grand moment de lecture. Entre l’effroyable et le sublime il n’y a qu’un pas. Ce roman est unique et essentiel. A lire absolument !
"Après la rafle, une histoire vraie" d'Arnaud Delalande et Laurent Bidot
L’histoire : Jo Weismann, un destin : l'un des derniers rescapés de la rafle du Vel' d'Hiv Le 16 juillet 1942, les autorités de Vichy procèdent à une rafle de familles juives parisiennes. Joseph et les siens sont conduits au Vélodrome d'Hiver, puis en wagons à bestiaux jusque dans le camp de transit de Beaune-la-Rolande. Transit... Vers où ? Un matin, on arrache à Jo ses parents et ses deux soeurs, qui sont déportés à Auschwitz. À Beaune-la-Rolande, une autre guerre a commencé : celle d'un enfant de 11 ans perdu dans un camp d'orphelins.
Joseph est jeune, mais il sent, comprend. Il monte un plan d'évasion avec un autre enfant : Joseph Kogan. Ensemble, ils se glissent sous 15 mètres de barbelés qu'ils "détricotent" à mains nues, durant 6 heures d'affilée. Une fois extirpés des barbelés, ils courront pour leur liberté, dans un monde devenu cauchemar. Ils se retrouveront des années après leur évasion, pour tenter de mettre du baume sur leurs souvenirs...
Depuis, Joseph Weismann, 90 ans aujourd'hui, participe à des conférences, des colloques, des débats, des films. Et il raconte. Sa guerre à lui ne s'est jamais vraiment achevée. Mais nous sommes tous les héritiers de sa douleur et de ses espérances.
La critique de Mr K : Très bel ouvrage qu’Après la rafle, une histoire vraie d’Arnaud Delalande et Laurent Bidot avec la collaboration précieuse de Joseph Weismann dont c’est l’histoire qui est racontée ici. Après un livre, un film que beaucoup d’entre vous ont du voir (La rafle de Rose Bosch), c’est en BD que son témoignage est adapté, l’idée étant d’élargir un peu plus le public qu’il veut toucher pour que plus personne n’accepte l’inacceptable comme il le répète inlassablement au cours de ses interventions.
Le témoignage est terrible. Un jeune garçon se retrouve plongé au plein cœur du drame de la Seconde Guerre mondiale, lorsque le 16 juillet 1942 les policiers français viennent chez lui pour l’arrêter lui et sa famille. Juifs donc ciblés par les restrictions, les tracasseries administratives puis des mesures plus sévères encore, la famille va se voir séparée puis détruite avec l’envoi dans les camps d’extermination des parents et des deux sœurs de Joseph (alias Jo). Ce dernier va réussir à s’évader en compagnie d’un ami du cap de Beaune-la-Rolande et commencé à essayer de se reconstruire une fois la guerre terminée...
La première partie de la bande dessinée reprend exactement la même trame que le film. On s’immerge dans cette famille parisienne qui vit chichement mais heureuse d’être ensemble. Quelques planches suffisent pour se faire une idée de l’harmonie et l’amour qui règne dans leur foyer. Le choc est donc d’autant plus grand quand les forces de l’ordre viennent les chercher. Les Weismann avaient confiance en la France, s’étaient fait enregistrés comme juifs, avaient porté l’étoile jaune... pour au final être enlevés et assassinés. On rentre alors dans la phase de la répression, de la séparation aussi. Jo se retrouve vite seul et va devoir apprendre à se débrouiller.
Désespéré mais pas sans volonté, il va trouver l’énergie pour s’en sortir. À commencer par le camp où il est enfermé avec d’autres enfants. Puis, ce sera le temps des placements en familles, avec des rencontres parfois rudes. La population française s’est révélée très divisée face au sort réservé aux juifs mais avec un mélange de chance, de culot et de hasards heureux, le petit Jo sortira vivant du conflit et va pouvoir continuer sa vie malgré tout. Cette partie de son existence est passionnante car méconnue par celui qui comme moi n’a vu que le film. Cela en dit long sur les errances administratives qu’ont subi un certain nombre d’apatrides, les réticences de la France à régulariser Jo montrent bien l’hypocrisie du système et sa propension à l’injustice. En filigrane du récit, on apprend au fil du déroulé que Jo et son ami se sont revus après la guerre, l’occasion pour eux de mettre du baume sur leurs blessures qui ne se refermeront jamais.
En terme historique, c’est parfait. Rien à redire sur la contextualisation générale avec des planches consacrées notamment au départ à la politique menée par l’État français dirigé par le Maréchal Pétain qui éclairent sans alourdir le récit. Mais les auteurs par le biais de certaines cases rendent compte aussi des attitudes contradictoires des français face au sort des juifs. Certains ferment leur fenêtres, d’autres les donnent et parfois un gendarme peut laisser la porte de votre cellule ouverte pour que vous puissiez vous évader au petit matin... La reconstitution en terme de décors, vêtements, véhicules est bluffante, l’immersion totale.
Face à un tel témoignage, on ne peut rester de marbre. Les émotions nous sautent à la gorge et l’on éprouve un panel très varié de sentiments, de l’amour à la colère, en passant par la peur et l’espoir. Remarquablement mis en mot, en image, voila un ouvrage à lire absolument, une pépite indispensable au Devoir de mémoire qu’il est bon de soutenir encore et encore face notamment aux pseudos intellectuels médiatiques qui monopolisent certaines chaînes et assènent sans honte des propos révisionnistes.
Gros gros coup de cœur donc que je vous invite à découvrir au plus vite si ce n’est déjà fait.
"Sauve-toi Elie !" d'Elisabeth Brami et Bernard Jeunet
L’histoire : En échange d’une enveloppe, Élie est confié par ses parents à monsieur et madame François. Là-bas, à la ferme, tout est différent. Personne ne l’embrasse le soir en le couchant, la couverture pique, et surtout, Élie doit retenir une drôle de leçon : "À partir de maintenant tu t’appelles Émile, et monsieur et madame François seront ton oncle et ta tante".
La critique de Mr K : Lecture express et intense que Sauve-toi Elie ! d’Elisabeth Brami et Bernard Jeunet, un livre illustré à mettre entre les mains de tous et qui conjugue textes et images poétiques au service du souvenir. Un ouvrage brillant.
Tout débute par le départ précipité de la maison, la famille prend le train pour la province, les parents annoncent à Elie qu’il faut le cacher à la campagne. Une fois arrivés à la ferme, après un échange bref et la remise d’une enveloppe, les parents repartent en laissant leur fils seul avec ces inconnus qui vont jouer les oncles et tantes de substitution. Il devient Emile, un jeune garçon comme les autres ou presque. Il doit nier son identité juive.
Cet ouvrage court propose donc un récit à la première personne, le regard que porte un enfant sur l’Histoire, les événements qui égrainent cette période sombre. Les affres de la séparation avec le fol espoir d’un jour revoir ses parents le porte malgré son incompréhension face à cet état de fait. Les débuts sont difficiles avec cette famille d’accueil plutôt froide avec lui, un maître d’école dur et un manque d’amis qui se verra par la suite comblé avec une belle rencontre (éphémère malheureusement). Il est confronté à la méchanceté, l’antisémitisme de certaines personnes mais aussi parfois à des élans de solidarité. Les personnages qui gravitent autour de lui sont finalement une belle représentation de la France de l’époque partagée entre collabos, résistants et personnes qui ne prennent pas vraiment position.
Les illustrations sont tout bonnement magnifiques avec la technique employée ici du papier sculpté. Ce côté artisanal rend bien compte de la teneur de l'ouvrage, un côté intimiste et poétique qui porte un message universel d’une profondeur touchante. L’adéquation est totale entre la forme et le fond, les pages se tournent toutes seules et même si on finit cette lecture le cœur gros, on a conscience d’avoir fait une expérience essentielle et porteuse de sens notamment pour les plus jeunes. À lire et à faire découvrir absolument.
"Le Voyage de Marcel Grob" de Philippe Collin et Sébastien Goethals
L’histoire : 11 octobre 2009. Marcel Grob, un vieil homme de 83 ans, se retrouve devant un juge qui l'interroge sur sa vie. Et plus particulièrement sur le 28 juin 1944, jour où ce jeune Alsacien rejoint la Waffen SS et est intégré dans la 16e division Reichsführer, trois mois après le débarquement allié en Normandie. Marcel se rappelle avec émotion de ce jour fatidique où, comme 10 000 de ses camarades Alsaciens, il fût embrigadé de force dans la SS. Non, il n'était pas volontaire pour se battre mais il n'avait pas le choix, il était pris au piège.
Mais pour le juge qui instruit son affaire, il va falloir convaincre le tribunal qu'il n'a pas été un criminel nazi. Alors, Marcel Grob va devoir se replonger dans ses douloureux souvenirs, ceux d’un "malgré nous", kidnappé en 1944, forcé d'aller combattre en Italie, au sein d'une des plus sinistres division SS. Un voyage qui l'amènera à Marzabotto, au bout de l'enfer...
La critique de Mr K : Encore un bel emprunt au CDI de mon établissement que Le Voyage de Marcel Grob de Philippe Collin et Sébastien Goethals. Récit intime, récit historique, récit policier se confondent dans cette traque de la vérité qui s’écartent des chemins balisés pour livrer un être humain dans toute sa complexité et ses contradictions. Un voyage passionnant et terrifiant à la fois.
L’ouvrage revient donc sur un aspect méconnu de la Seconde Guerre mondiale, l’enrôlement quasi forcé de certains alsaciens dans la SS. Certes, un certain nombre d’entre eux se sont révélés volontaires et voyaient d’un bon œil l’occasion d’aller casser du communiste. Mais beaucoup, ont du céder au chantage et aux menaces. Voulant éviter le pire à leurs proches restés au pays, ils vont rejoindre les légions noires et assister à ou commettre des atrocités.
Marcel Grob fait parti de ces jeunes alsaciens que le destin a marqué. Le récit commence dans le bureau d’un juge d’instruction qui le questionne sur son passé. Il semble persuadé que Marcel a été un collaborateur zélé des nazis. Celui-ci s’indigne et va devoir convoquer tous ses souvenirs pour convaincre son interlocuteur de son innocence. Commence alors le déroulé des événements avec au départ la fuite du village puis l’incorporation subie et les premières expériences traumatisantes.
La lecture alterne donc présent et passé, entre scènes d’interrogatoires et souvenirs égrainés par Marcel. On passe aisément de l’un à l’autre dans une mécanique infernale, redoutable qui fait son effet. Peu à peu la lumière se fait malgré des zones d’ombres qui resteront et empêcheront le lecteur de se faire une opinion totalement sûre sur le personnage principal pétri de contradictions qu’il ne maîtrise d’ailleurs pas forcément.
Les dessins loin d’être révolutionnaires servent très bien le récit, ils s’effacent au profit du texte (assez dense d’ailleurs) et le mettent en valeur. Une belle expérience de lecture au service de l’Histoire que cette bande dessinée qui explore à merveille une époque difficile de notre pays. Les amateurs ne doivent pas passer à côté.
"Le Gosse" de Véronique Olmi
L’histoire : Joseph vit heureux entre sa mère, plumassière, sa grand-mère qui perd gentiment la boule, les copains du foot et les gens du faubourg. Mais la vie va se charger de faire voler en éclat son innocence et sa joie. De la Petite Roquette à la colonie pénitentiaire de Mettray – là même où Jean Genet fut enfermé –, l’enfance de Joseph sera une enfance saccagée.
La critique de Mr K : Quel bel ouvrage que celui-ci, aussi puissant que touchant. Véronique Olmi avec Le Gosse nous propose un voyage effroyable en compagnie d’un orphelin placé en Institution après la Première Guerre mondiale. C’est l’occasion pour l’auteure d’aborder un sujet douloureux de notre Histoire, une page de honte concernant les traitements inhumains qui étaient réservés à ces pauvres enfants que la vie n’avait déjà pas gâté au départ. Édifiant !
Joseph est un petit titi parisien de sept ans quand débute son histoire. Il vit chichement mais heureux avec sa mère Colette et sa grand-mère dans un quartier populaire de la capitale. Il a des copains, aime beaucoup l’école. Orphelin de père, sa mère ne s’est pas "enterré" pour autant comme s’était souvent le cas en cette époque d’après-guerre qui a vu beaucoup d’hommes périr au combat ou malades de la grippe espagnole. Colette bien que triste a décidé de continuer à vivre. Elle travaille dur mais elle va régulièrement danser et fréquente des hommes ce qui n’est pas vraiment du goût de la morale ambiante. La maman de Joseph meurt lors d’un avortement clandestin qui tourne mal et voila le petit laissé à sa grand-mère qui yoyote de plus en plus. La situation deviendra plus tenable au bout de quelques temps, la grand-mère est envoyée à l’hospice et Joseph devient un enfant de l’Assistance publique. Placé dans une famille nourricière, puis dans une prison pour jeunes et une colonie pénitentiaire, il va devoir affronter le monde cruel des adultes, l’injustice, la violence et devra forger l’adulte en devenir qu’il est.
Le portrait de notre société est féroce, l’époque est rude et les inégalités criantes. À commencer par le sort des femmes. Elles étaient cantonnées au rôle d’épouses et de mères, étaient soumises à la pression sociale et aux qu'en-dira-t-on ( la figure des veuves éternelles, les relations hommes/femmes codifiées...), qui travaillent durement dans des métiers manuels difficiles et stéréotypés dans les castes inférieures. Elles sont les matrices de la Nation. Faire des enfants c’est soutenir le pays, le relancer après une Première Guerre mondiale qui a laissé le pays exsangue. Alors imaginez, quand on apprend que Colette a décidé de se débarrasser d’un enfant non désiré, sa mort est accueillie comme un châtiment divin. Le personnage de Colette avec son amour immodéré pour la vie, les hommes, son fils est le contrepoint du rôle pré-déterminé que l’on veut donner aux femmes, elle est un souffle de liberté, une brise de légèreté dans la vie de son fils. Un souffle éphémère qui malheureusement s’éteint vite.
Le cocon de Joseph est alors brisé, l’amour, la chaleur, la notion de foyer disparaissent et laissent peu à peu place à un être désincarné, comme absent de lui-même. Il se fabrique une carapace, une défense contre le monde qui ne semble plus vouloir de lui, le blessant durablement. Confronté aux rouages de l’administration, il se retrouve vite en Picardie dans le milieu paysan chez une famille qui accueille des enfants de l’Assistance uniquement pour l’argent. L’expérience est éprouvante, c’est le début de la descente aux enfers qui commence par des mauvais traitements, la faim qui le tenaille et ne le quittera plus pendant de nombreuses années. Puis, c’est la prison, avec l’incurie des gardiens dont un sacré pervers qui se repaît de son malheur et de son chagrin. C’est aussi un regard échangé avec un autre condamné, quelqu’un qu’il retrouvera plus tard lorsqu’il arrivera à Mettray, une colonie pénitentiaire agricole pour jeunes gens qui se sont soit disant mal conduits. Un système concentrationnaire extrême où beaucoup ne survivent pas, les autres en ressortent cassés et "redressés", chair à canon pour l’armée française et / ou travailleurs soumis à l’autorité.
Ses passages sont proprement hallucinants, se dire que ce genre de pratiques existaient, cautionnées par la République (vous savez l’égalité, les Droits de l’Homme et tout le toutim...) avec l’aval de populations alentours qui régulièrement pour toucher une prime partaient à la chasse aux enfants qui tentaient de s’évader... C’est écœurant, remarquablement mis en mot par une auteure qui prend volontiers des accents hugoliens dans la forme et le fond, autant vous dire que l’ensemble est marquant, lumineux et d’une clarté militante de bon aloi. On suit le quotidien de Joseph, sa lente mue, ses difficultés, les horreurs qu’il peut à l’occasion subir mais aussi ces petits moments d’espoir, avec la rencontre avec Aymé ou encore la découverte de la musique qui va peu à peu prendre de plus en plus de place dans sa vie. C’est une bien maigre consolation que ces petites joies arrachées à une vie de servage et d’avilissement mais c’est là-dessus qu’il va rebondir pour s’en sortir.
Il finira par sortir de ce système mais à quel prix ? Commence alors une nécessaire reconstruction intime qui ne se fera pas sans heurts, incompréhensions et tristesse de l’âme. Le voyage est magique, d’une profondeur, d’une justesse, d’une mélancolie qui touchent en plein cœur, nous laissant à la fin de l’ouvrage sur les genoux, totalement désarmés mais aussi révoltés. Le Gosse se lit quasiment d’une traite tant le style de Véronique Olmi et le sujet sont en adéquation. Franchement, il est impossible de le relâcher et on a qu’une envie : le faire lire, le partager et en parler avec un maximum de personnes. Vous savez ce qui vous reste à faire !
"Si je reviens un jour" de Stéphanie Trouillard et Thibaut Lambert
L’histoire : En 2010, lors d'un déménagement au sein du Lycée Jean de la Fontaine, dans le 16e arrondissement de Paris, des lettres et des photographies ont été trouvées dans une vieille armoire. Enfouis là depuis des dizaines d'années, ces documents appartenaient à une ancienne élève, Louise Pikovsky. Plusieurs mois durant, cette jeune élève juive a correspondu avec sa professeure de lettre. Son dernier courrier date du 22 Janvier 1944, où elle est arrêtée avec sa famille.
La critique de Mr K : Chronique aujourd’hui d’un nouvel ouvrage emprunté cet été à mon CDI. Dans Si je reviens un jour, Stéphanie Trouillard et Thibaut Lambert mettent en images et en mots, des lettres et des photographies retrouvées dans un lycée parisien. Ils appartenaient à Louise Pikovsky, une lycéenne juive que l’Histoire a rattrapée et condamnée durant la Seconde Guerre mondiale. L’ouvrage met en lumière le parcours de la jeune fille et sa famille vers leur destin tragique en collant aux textes découverts et en s’appuyant sur le témoignage de Mme Malingrey, professeur de lettres avec qui Louise entretenait des rapports privilégiés. Le contenu est hautement poignant, édifiant aussi. Malheureusement mon enthousiasme a été quelque peu douché par un choix esthétique que j’ai trouvé en deçà du propos. Reste une lecture essentielle et un destin qui méritait d’être mis en lumière.
L’ouvrage débute avec une réunion de Mme Malingrey avec quelques anciennes élèves au cours de laquelle elle leur parle de Louise et de ses lettres. S’ensuit un hommage rendu au sein du lycée, la narration de la courte vie de Louise peut commencer. Rien ne la différencie vraiment de ses camarades. Excellente élève qui reçoit régulièrement des prix d’excellence, elle aime par dessus tout apprendre et aller en cours. Curieuse de tout, elle aime se cultiver et se révèle être une jeune fille altruiste. On fait très vite connaissance avec sa famille, une cellule familiale unie qui a connu une histoire tourmentée par le passé notamment à cause des persécutions antisémites dont furent victimes leurs aïeux. Comme pour beaucoup, la France était apparue comme un choix judicieux, patrie des libertés et des droits de l’homme nul ne pouvait croire un seul instant à ce qui allait se dérouler par la suite.
On partage donc le quotidien de la jeune fille avec des scènes de repas, de chamaillerie avec les autres éléments de la fratrie, les cours et les relations avec ses camarades de classe. Mais une ombre plane, la guerre est bel et bien là et bientôt la France se retrouve envahie, la démocratie supprimée et remplacée par le régime de Vichy, état autoritaire et collaborationniste. Le père de Louise est arrêté et aucune nouvelle ne leur parvient jusqu’à son retour à la maison. Des camarades de classe d’origine juive ne reviennent pas à la rentrée et des rumeurs font leur apparition. La tension monte crescendo, l’inquiétude gagne la communauté et Louise n’est pas épargnée par le doute et la peur du lendemain. Et pourtant, elle continue d’être assidue en cours, d’apprendre encore et toujours car c’est la clef de la réussite pour plus tard.
Tout cela va être interrompu par l’arrestation de toute la famille le 22 janvier 1944 qui va directement être envoyée à Auschwitz où ils seront gazés dès leur arrivée. Ne reste d’eux que les documents récupérés et exploités ici pour conserver la mémoire de leur vie. Autant vous dire que cette lecture s’est révélée émouvante comme jamais avec un destin cruel, des aller-retours présent-passé judicieusement amenés et un message universel qui touche juste.
Gros bémol par contre au niveau du dessin que j’ai trouvé quelconque. Décors, personnages, cela ne m’a pas accroché l’œil ni séduit. C’est dommage, cela diminue l’attrait de cette BD vraiment bien ficelée par ailleurs et ô combien essentielle pour le Devoir de mémoire. À lire donc pour le fond avant tout, on en ressort ébranlé et touché.
"Wannsee" de Fabrice Le Hénanff
L’histoire : Wannsee, banlieue de Berlin, le 20 janvier 1942. Quinze hauts fonctionnaires du Troisième Reich participent à une conférence secrète organisée par les SS. En moins d'une heure trente, ils vont entériner, et organiser, le génocide de millions de Juifs.
La critique de Mr K : Attention chef d’œuvre ! J’ai emprunté Wannsee de Fabrice Le Hénanff au CDI de mon bahut et je dois avouer que j’ai pris une grosse grosse claque. J’avais beau connaître les faits pour les avoir étudier en faculté d’Histoire il y a déjà un petit bout de temps, replonger dans cette conférence secrète reste très éprouvant et quand en plus c’est fait avec talent, cela donne un ouvrage que l’on peut placer dans sa bibliothèque juste à côté de Maüs d’Art Spiegelman. Pédagogique, sobre et documenté comme il faut, voila un ouvrage essentiel et à lire en ces temps troublés où les chemises brunes font leurs réapparitions sous d’autres oripeaux mais toujours avec les mêmes idées nauséabondes.
Villa Marlier, banlieue de Berlin, le 19 janvier 1942, un génocide unique dans l’Histoire du monde est mis au point en quelques heures dans une réunion de travail qui ressemble à n’importe quelle autre. Quinze hauts responsables représentants les différents ministères du IIIème Reich et autres autorités se réunissent pour régler la question juive et entériner une méthode pour mettre en œuvre la Solution Finale, celle qui doit radier tous les juifs d’Europe. Entre discours liminaires, expositions des expériences passées, moyens techniques et financiers mis sur table, menues oppositions et tensions internes au régime, course aux faveurs du Führer, rien ne nous est épargné de ce moment clef particulièrement horrible de l’Histoire contemporaine.
Cette bande dessinée est basée sur Le Protocole de la conférence de Wannsee numéro 16, un document qui n’aurait jamais du exister et qui s’apparente à un verbatim très précis de la réunion. En théorie, chacun devait détruire son exemplaire et seul devait rester un exemplaire tronqué et modifié par les soins de Eichmann lui-même. Mis en dessin et en bulle, l’auteur colle donc à la réalité avec quelques petits effets narratifs pour rendre l’ensemble digeste malgré l’horreur du sujet. Classique dans son découpage des planches, les dessins sont sobres et rendent bien compte de l’ambiance et du sujet. L’ensemble se lit donc facilement même si parfois il faut s’accrocher sur certains détails et titres très bien définis et recontextualisés en fin d’ouvrage.
Un haut responsable SS, des industriels, docteurs, hauts fonctionnaires vont donc discuter de la solution à mettre en œuvre pour débarrasser l’Europe d’un peuple parasite dangereux entre tous selon l’idéologie raciste d’Hitler. On revient sur les premières exécutions effectuées par les Einsatzgruppen, commandos spécialisés dans l’extermination et qui passaient après les troupes régulières pour raser des villages entiers et supprimer toutes les populations considérées comme appartenant à des races inférieures. Il est aussi question des expériences menées avec des camions à gaz. Mais les intervenants en viennent à une conclusion logique : cela ne va pas assez vite et le temps presse. Sans doute sentent-ils le vent tourner à l’est avec l’enlisement du front soviétique ? Suivent des considérations techniques sur le statut des personnes métissées, sur les moyens techniques à mettre en œuvre. À aucun moment les mots meurtres, massacres, extermination ou élimination ne seront prononcés. Les responsables utilisant plutôt le terme de déplacement ou d’évacuation. Le cynisme est total, l’inhumanité portée à son paroxysme.
L’ouvrage se lit d’une traite dans un sentiment d’effroi total. Je plains vraiment celles et ceux qui vont découvrir la conférence de Wannsee pour la première fois avec cet ouvrage. Personnellement lors du cours suivi en amphi sur le sujet, j’avais été remué comme jamais et j’avais enquillé sur quelques godets au bar pour m’en remettre. Préparez-vous à quelque chose d’innommable et de renversant, quelque chose que l’on a du mal à imaginer malgré ce que vous savez déjà sur cette période de l’Histoire. Très bien documenté, historiquement imparable, on est ici dans le Devoir de mémoire et la transmission nécessaire aux générations futures. À l’heure où les rescapés des camps se font de plus en plus rares, voila un ouvrage accessible et essentiel à partager et faire lire au plus grand nombre pour espérer qu’une telle abomination ne se reproduise jamais.
"Seules à Berlin" de Nicolas Juncker
L’histoire : Berlin, avril 1945. Ingrid est allemande et sort de plusieurs années d’enfer sous le régime nazi. Evgeniya est russe et vient d’arriver à Berlin avec l’armée soviétique pour authentifier les restes d’Hitler. La première est épuisée, apeurée par les "barbares" qu’elle voit débarquer chez elle, tandis que la seconde, débordante de vie et de sollicitude, est intriguée par cette femme avec qui elle doit cohabiter. Mais chacune tient un journal intime, ce qui permet au lecteur de suivre peu à peu la naissance d’une amitié en apparence impossible...
La critique de Mr K : Autre claque à mon actif avec cette BD prêtée une fois de plus par l’ami Franck, une œuvre qui m’a pris aux tripes et m’a littéralement retourné. Seules à Berlin de Nicolas Juncker nous propose de nous plonger dans la toute fin de la Seconde Guerre mondiale à Berlin, en suivant le destin de deux femmes appartenant à des camps différents et qui vont se rencontrer. L’œuvre croise habilement existences anonymes et la grande Histoire, permettant au passage d’aborder la question des femmes dans la guerre et le traitement bien souvent abject qui leur a été réservé. Édifiant et bouleversant !
Il y a tout d’abord Ingrid, l’Allemande. Son mari, soldat SS qu’elle aime plus que tout est parti au front et elle vit dans l’attente dans un Berlin en pleine déliquescence. Bénévole à la Croix Rouge, elle s’occupe des réfugiés allemands. Tous, à part de jeunes fanatiques tout droit sortis des jeunesses hitlériennes, savent que la guerre est perdue, les Russes approchent, le danger guette. Les rumeurs vont bon train sur les bolcheviques et leurs exactions. Quand ils finiront par arriver et que le suicide d’Hitler sera annoncé, la terreur s’empare d’eux. Les "libérateurs" vont se comporter comme une armée d’occupation avec son lot de vexations, d’humiliation et d’actes immoraux, représailles du plan Barbarossa (invasion de la Russie par Hitler en rupture du Pacte d’Acier signé avant guerre) et de la propre barbarie des troupes allemandes. La guerre est grise, la guerre est affaire d’hommes, les femmes n’ont qu’à se taire et laisser passer les événements.
Evgeniya fait partie des troupes russes qui délivrent Berlin. Elle n’a que 19 ans et est interprète allemand-russe. Elle vit un peu dans un monde biaisé, bercée par la propagande communiste. Oh bien sûr elle en a vu durant ses deux années de guerre, elle n’est pas dupe sur la bêtise et la monstruosité des hommes mais elle est persuadée d’agir pour le bien. Très vite, le bunker d’Hitler va être trouvé et elle va devoir traduire une multitude de documents (notamment les notes de Goebbels) et indirectement va participer à l’authentification des restes du Führer. On va lui attribuer un chambre dans un grand immeuble et c’est là qu’elle va finalement rencontrer Ingrid.
Les deux héroïnes tiennent chacune leur journal intime racontant "leur" guerre. On rentre donc dans leur intimité, leurs doutes et expériences. Avec Ingrid, très vite, on est confronté avec l’horreur de la guerre. Il y a le mari parti bien sûr qui avant d’être un SS est avant tout son homme, son amour. Ingrid semble avoir mis un mouchoir sur tout le pan raciste et totalitaire du régime hitlérien. Par contre, rien ne lui est épargné de la ruine de son pays, une ville à feu et à sang, la lâcheté des uns et la détresse des autres. Elle va subir aussi de plein fouet l’occupation allemande avec la mise au pas de la population, les massacres de civils et la domination des hommes sur les femmes avec des abus de toutes sortes. Son personnage est une tragédie à lui tout seul, elle résiste coûte que coûte malgré les violences morales et physiques qu’elle subit. Certains passages sont d’une dureté extrême, très explicites et réalistes. Lorsque l’on tourne la page, c’est souvent tremblant et pris à la gorge par un sentiment de dégoût et de colère.
Le ton est tout autre au début avec l’autre personnage. Evgeniya semble plus légère, elle vit la guerre et ne la subit pas vraiment en apparence. Elle est à la place qu’elle a souhaitée, se révèle passionnée par son travail. Cependant à son arrivée à Berlin, elle va être le témoin des exactions de ses compatriotes et va connaître une remise en question profonde. La rencontre avec Ingrid va être déterminante, va la révéler à elle-même et à sa condition de femme. Une relation unique se tisse donc entre les deux femmes, des rapports complexes faits de méfiances tout d’abord, puis de découvertes parfois effroyables et au final une forme d’amitié, de respect mutuel. Le parcours intérieur des deux protagoniste est d‘une grande richesse, d’une finesse assez incroyable qui se situe loin du manichéisme et des raccourcis faciles. On ne tombe pas non plus dans la victimisation ou les effets dramatiques surjoués, on parle ici de la vie en temps de guerre dans ce qu’elle a de plus brut et de plus injuste. Je peux vous dire qu’on en prend plein les yeux et la tête avec un récit âpre d’une rare portée.
Très bien documenté et d‘un réalisme de tous les instants, le récit s’enrichit de références distillées au compte goutte qui rehaussent encore la trame. J’ai apprécié les références aux derniers instants du 3ème Reich : la prise du Reichstag, les derniers résistants qui n’étaient que des enfants sous emprise, la lutte entre vainqueurs pour s’attribuer le mérite de la Victoire, la quête de la dépouille d’Hitler... La vie quotidienne des habitants de Berlin est aussi très bien retranscrite, l’immersion est complète et l’on n’en ressort pas indemne.
En plus d’un contenu riche et sources d’émotions fortes, j’ai adoré la mise en image, la bichromie avec quelques passages teintés de rouge pour accentuer la violence inhérente à l’époque et les traits du dessinateur qui donnent merveilleusement vie à l’ensemble. On est littéralement happé par les dessins, le rythme imprimé à l’ensemble sous forme de chapitres et l’expressivité simple et efficace des personnages. Le voyage est vraiment inoubliable, intense et violent, je dirais même nécessaire. À lire absolument !