"La puissance des ombres" de Sylvie Germain
L’histoire : Pour fêter les vingt ans de leur rencontre au bas des marches du métro Saint-Paul, Daphné et Hadrien ont organisé une soirée à thème : chacun de leurs amis doit porter un déguisement évoquant une station de métro. Mais la fête tourne au drame. L’un des invités tombe mystérieusement du balcon et se tue. Et quelques mois plus tard, c’est au tour d’un autre convive de se rompre le cou en dégringolant des escaliers. Qui sera le suivant ? Quel est le lien entre la fête, les convives, les serveurs qui officiaient, et notre intense désir de réparation ?
La critique de Mr K : Bonne lecture que celle du dernier roman de Sylvie Germain : La puissance des ombres. À la confluence des genres avec un net attrait pour le noir profond, l’auteure avec le talent d’écriture qu’on lui connaît nous projette sur les traces du désespoir et de la folie avec talent malgré quelques menus défauts qui empêchent cet ouvrage d’être considéré comme un de ses meilleurs.
Imaginez, une fête costumée en plein cœur de Paris, dans un appartement d’un quartier cossu. L’heure est à la joie entre vielles connaissances, amis d’amis et une soirée plutôt réussie. Et puis, c’est le drame. L’un des invités tombe du balcon et meurt de sa chute. La police enquête et conclut à un accident. Tout pourrait s’arrêter là mais voila... deux autres invités de la fêtes meurent à leur tour dans des circonstances suspectes. Tout cela est bien louche et arrivé à la moitié du roman, le point de vue change, on passe dans l’esprit de l’assassin (car ce sont bien des meurtres !) et nous explorons sa psyché dévastée et essayons de comprendre quelle vérité cachée se trouve derrière ses actes innommables.
La première partie du roman s’apparente un peu à un jeu de piste. L’auteure s’attarde sur les invités et leurs costumes (tous en lien avec des stations de métro de Paris), les deux serveurs engagés pour la soirée et sur le déroulé des festivités. Je dois avouer que cette partie a un peu freiné mon enthousiasme car finalement son utilité est toute relative concernant la suite du récit. Peut-être n’ai-je pas tout saisi mais j’ai trouvé ces passages finalement longuets et n’apportant pas grand chose à la suite.
Car le vrai sujet n’est pas là. Il surgit dans la deuxième partie du roman avec les chapitres consacrés au tueur, une des personnes présentes à la fête. Passée la surprise de son identité, l’auteure revient sur ses errances entre les meurtres et surtout assène des flashback bien sentis qui expliquent sa psychologie pour le moins perturbée et ses actes désaxés. Ce personnage est vraiment réussi, tout en complexité. On en vient à le plaindre, à comprendre ses pulsions, gestes maladroits et déréliction mentale même si on ne peut accepter et excuser ce qu’il a commis. Ces moments sont vraiment les plus beaux du roman, une beauté sombre, inavouable parfois mais remarquablement mis en mot par l’auteure pour le coup très inspirée.
Sylvie Germain possède vraiment une belle plume, cisèle son propos, embarque alors le lecteur dans un voyage intérieur rude et vient nous cueillir avec une fin terrible bien que prévisible. On passe donc un bon moment même s’il faut s’accrocher au départ.
"Château de cartes" de Miguel Szymanski
L’histoire : Au Portugal, tout est négociable. Même une agression.
Marcelo Silva, ayant quitté le journalisme et l'Allemagne où il était correspondant, est de retour au Portugal.
Pour lutter contre la corruption de l'élite financière et politique qui a mené son pays au bord de la ruine, il a choisi "le glaive à la lame affûtée plutôt que la plume rouillée". Nommé à la tête d'une brigade spécialisée, le voilà aussitôt confronté à la disparition d'un millionnaire lié à un énorme scandale sur le point d'éclater. Pendant dix jours, il va parcourir Lisbonne inondée de touristes à la recherche du banquier déchu.
Naviguant entre filles de bonne famille et politiciens corrompus, hommes de main et réseaux de prostitution, Marcelo nous emmène dans un voyage au-delà des apparences et révèle ce qui se cache derrière la vitrine de la "ville aux mœurs douces".
La critique de Mr K: Balade littéraire portugaise aujourd’hui avec ce roman policier servi bien noir de chez Agullo. Dans Château de cartes de Miguel Szymanski, nous explorons les arcanes de la lutte contre la corruption et les crimes des cols blancs aux côté d’un enquêteur pas tout à fait comme les autres qui emporte l’adhésion dès ses premiers pas. Ce fut une belle lecture aussi plaisante que passionnante.
Journaliste d’investigation exilé professionnellement en Allemagne, Marcelo Silva revient au Portugal chargé d’une mission très importante. En effet, de par son passé, il est devenu un spécialiste des questions concernant la corruption des élites financières et politiques, le voila bombardé chef d’un nouveau service qui se concentrera sur le sujet. Dans le domaine, son pays est très concerné, l’appauvrissement préoccupant du Portugal étant pour une bonne partie lié aux malversations, mauvaises habitudes et trains de vie dispendieux du pouvoir sur les deniers publics. Le roman démarre le week-end avant sa prise de fonction.
Marcelo n’a pas le temps de prendre ses marques qu’un événement va précipiter les choses : l’enlèvement de Cardoma, un banquier au centre des affaires politiques. Il doit le retrouver avant les autres chiens lâchés après lui car le disparu connaît du monde, possède des fonds quasi inépuisables et peut surtout compromettre des gens très puissants qui voient d’un très mauvais œil la menace planée au dessus de leurs têtes. Passé les cinquante premières pages qui permettent de se familiariser avec chacun, les lieux emblématiques de l’histoire, l’action démarre vite et fort avec un enquêteur qui va tomber de Charybde en Scylla.
Tout bon roman policier se doit d’avoir un protagoniste principal charismatique et c’est le cas ici avec un Marcelo séduisant et complexe. Pas forcément très athlétique, il possède un sang froid à toute épreuve, un sens de l’humour caustique (avec une bonne dose d’autodérision). De bars en restaurants en passant par des lieux plus interlopes, il mène son enquête (non officielle) à son rythme et fait preuve d’une sagacité parfois confondante. Nouvelles rencontres, pressions de toutes sortes, vieux amis qui refont surface permettent de mettre en lumière un homme décidé, d’un certain standing (je pense à ses tenues, son rythme de vie de manière générale, ses poches remplies de biffetons), on aime traîner avec lui et sa désinvolture apparente. À noter aussi son charme certain sur la gente féminine, ni macho ni romantique, un style bien à lui, naturel, coulant avec des scènes d’approche et de tentation bien ficelées (oserais-je dire, bien troussées ?).
On navigue dans des milieux peu ragoûtants. Le crime organisé et la prostitution certes mais surtout les coulisses du pouvoir et de l’argent. Là où la vie humaine s’achète ou se vend sans aucun scrupule et où l’intérêt public n’est que des mots, une façade cachant des manigances et des manipulations à grande échelle. Les révélations finissent par pleuvoir et je peux vous dire que c’est loin d’être réjouissant surtout quand on sait que l’auteur lui-même est journaliste et bien renseigné sur certains faits réels. Loin de l’image d’Epinal d’un Portugal ensoleillé, à l’art de vivre et à la tranquillité souvent évoqués, on passe de l’autre côté du miroir et ce n’est pas joli joli. Le portrait est saisissant, inquiétant même. Pour autant, l’auteur ne livre pas que cela, il revient par des scénettes habilement disséminées ici ou là sur des choses du quotidien, des fraternités, des relations uniques, sur la beauté et l’âme noble authentique de son pays.
L’écriture elle aussi est accrocheuse. Exigeante et accessible à la fois, elle évoque à merveille lieux et personnages tout en maintenant un rythme soutenu au suspens incroyable. Les cinquante dernières pages sont un modèle du genre et la conclusion sans appel. Il semblerait que cet ouvrage soit le premier d’une série avec le même personnage principal, ça promet pour la suite !
"L'autre femme" de Mercedes Rosende
L’histoire : Quadragénaire solitaire et obèse, Úrsula López vit dans le vieux centre de Montevideo. Un soir, un appel téléphonique d’un certain Germán lui réclame une rançon pour libérer... son mari.
Découvrant son homonymie avec l’épouse d'un riche homme d’affaires enlevé, Úrsula exige alors une rançon plus importante de celle-ci, qui à son tour surenchérit et lui propose de la débarrasser définitivement de son époux. Dès lors, cette célibataire insatisfaite de sa vie, affamée depuis l’enfance par des régimes inopérants, se met à tirer les ficelles et manipuler tout son monde avec un plaisir machiavélique.
La critique de Mr K : Invitation en noire aujourd’hui avec ce roman uruguayen qui dépote et sort clairement des sentiers battus. Dans L’autre femme, Mercedes Rosende nous offre une lecture totalement imprévisible, un personnage principal atypique et mémorable. Une très belle réussite dont je vais vous parler plus amplement.
L’ouvrage débute dans une cabine d’essayage d’une boutique de prêt à porter où l’on fait la connaissance d’Ursula, une traductrice urugayenne à la taille XXL. Solitaire, elle vit dans son appartement au rythme des régimes qu’elle s’impose et qui l’épuisent sans vraiment la faire maigrir. La première partie du roman se consacre beaucoup à sa caractérisation, ses pensées intimes et ses rencontres avec sa famille, ses journées de boulot pour des talk show décérébrés où elle joue un rôle dans le public entre deux traductions littéraires qu’elle laisse traîner au grand dam de sa patronne. Volontiers cynique par moment, le personnage est lucide, drôle et à la fois mélancolique. On l’aime immédiatement et la suite ne fera que confirmer cette première impression.
Très vite, en parallèle de ses pérégrinations, quelques chapitres mettent en scène l’enlèvement d’un homme. On se rend vite compte qu’il a été kidnappé par une équipe de bras cassés, en témoigne des dialogues quasi surréalistes entre la victime et ses gardiens. On rit beaucoup malgré le tragique de la situation. Les deux histoires se rejoignent lorsque les ravisseurs appellent Ursula par erreur, la prenant pour la femme de la victime et lui réclamant une rançon exorbitante. Loin de se laisser décontenancer, cette dernière va se muer en une "autre femme", se lancer dans une manipulation de haut vol et totalement bouleverser la donne. L’histoire prend alors une toute autre tournure qui ne pourra que vous surprendre.
L'autre femme se lit vraiment tout seul grâce tout d’abord à un style direct et flamboyant, chaque page réservant son lot de surprises, de circonvolutions tordues et de personnages aux motivations pour le moins étranges. Scène de frottis vaginal éprouvant pour l’héroïne avec un médecin froid et distant (ma scène favorite), barbecue de famille où flottent les méduses (un vrai bal de faux culs), souvenirs d’enfance révélant les failles d’Ursula, dialogues à bâtons rompus entre une victime et un kidnappeur aux petits soins totalement dépassé par ce qui se passe, négociations hasardeuses où les rapports de force sont changeants et plein d’autres situations / scènes font de ce roman un ensemble délirant mais profondément humain avec au centre une femme que tout pourrait mettre à terre mais qui se rebiffe, lutte à sa manière (contre elle-même, beaucoup) et finit par se révéler à elle-même.
C’est noir, très noir même. L’humour pince sans rire, la vie humaine qui semble constamment au bord de la falaise dans une Uruguay plus vraie que nature avec de belles tranches de vie populaire sont au rendez-vous d’un roman à la saveur épicée et à haut concentré littéraire. Le portrait d’Ursula est édifiant entre duplicité, subjectivité et construction / (re)construction de soi. Un pur bonheur, une balle en plein cœur, une expérience unique que je ne peux que vous conseiller.
"Le Cycle de la mort" de Thomas Korovinis
L’histoire : Thessalonique, années 1960. Le député de gauche Grigoris Lambrakis est assassiné par les fascistes. Alors que le coup d'État menace, on arrête le "monstre de Seikh Sou", criminel en série qui sévit dans la forêt éponyme depuis quelques années. C'est Aristos, jeune orphelin marginal, qui vivote de petits larcins et de prostitution. Une enquête expéditive et un procès bâclé : le fait divers idéal pour détourner l'attention d'un événement politique majeur.
La critique de Mr K : Belle lecture encore aujourd’hui avec Le Cycle de la mort de Thomas Korovinis, roman polyphonique où différentes voix nous parlent d’Aristos, un homme accusé et condamné à mort pour un meurtre politique (tout est tiré d’une histoire vraie, il est bon de le préciser). Bouc émissaire parfait des fachistes, on découvre à travers les propos de personnes qu’il a connues et croisées, un jeune homme attachant et complexe. C’est aussi l’occasion pour l’auteur de nous peindre un portrait sans concession de la réalité de l’époque. Fluide, addictive et instructive, cette lecture fera date dans mon esprit.
Le roman s’ouvre sur un premier chapitres où Thomas Korovinis nous expose des éléments disparates en lien avec l’affaire du meurtre d’un député de gauche qui gênait beaucoup l’ordre en place et les extrémistes de droite. Extraits d’articles de presse, rapports de police, minutes du procès, déclarations de l’accusé et de témoins, partie de plaidoirie des avocats, verdict de la cour. On prend connaissance des faits et c’est l’occasion de faire un premier pas vers Arsitos qui semble un peu paumé dans tout ce cirque et qui demandera aux membres du peloton d’exécution de bien viser pour qu’il ne souffre pas trop longtemps. Le ton est pathétique, la charge lourde contre les institutions de l’époque qui ont chargé à bloc un jeune marginal. Il est désigné comme un monstre, un serial killer alors que rien ne semble vraiment le relier à une série de crimes qui fait trembler toute la population du crû.
S’ensuit une série de chapitres (plus d’une dizaine) où différents personnages prennent la parole et livrent leur vérité concernant Aristos. On peut diviser ces témoignages toujours en deux parties. La première recontextualise, donne à voir la réalité vécue du témoin : policier, camarades d’enfance, voisine, copain travesti / prostitué, membre de la police parallèle, bourgeois... Puis vient le lien avec Aristos, une simple entrevue, un rencontre impromptue voire une relation plus suivie. La structure de ces passages est très bien pensée et donne le ton des deux directions que suit l’auteur.
Il y a d’abord la volonté de lever le voile sur la nature profonde de l’accusé. D’extraction pauvre, sa vie est un vrai chemin de croix. Placé, déplacé, à la rue, vivant d’expédients voire de délits, tous disent de lui qu’il est réservé, d’une bonne nature mais que la vie lui a endurci le cuir. On le croise donc en cellule parfois, dans de nombreux petits boulots ou en compagnie d’âmes esseulées à la recherche de chair lors de ces passes qui lui permettent de survivre (ainsi que par le don de son sang !). On le sent constamment sur le fil du rasoir mais jamais vraiment désespéré, il vit ce qu’il a à vivre entre dénuement et espoir. Tous les intervenants en viennent à chaque fois à la même conclusion, Aristos n’a pas le profil d’un criminel, d’un tueur et au fil de la lecture notre intuition de départ se mue en certitude et un malaise profond s’installe, cette fameuse injustice perpétuelle dont il est question et que nous ressentons malheureusement que trop souvent en cette période plus que trouble.
Ce roman c’est aussi une fenêtre ouverte sur la Grèce des années 50 et 60, un pays ravagé par une guerre civile terrible où s’opposent les extrêmes et où les divisions sont nombreuses. La dictature guette et la corruption est endémique. La tension est palpable partout et ici le focus est notamment fait sur les conditions d’existence des plus précaires qui vivent dans des conditions parfois épouvantables. On croise toutes sortes d’énergumènes insolites dans des bouges parfois bien glauques, lieux de passages où l’on cherche le réconfort auprès de la dive bouteille ou d’échanges de flux corporels. Cela donne lieu à des scènes parfois cocasses, décalées mais aussi des scènes plus rudes, Aristos traînant sa mélancolie et sa malchance, lui le gamin dévoyé qui depuis vit dans le vice selon les tenants de la morale en vigueur. On suit le regard d’un bourgeois, l’empathie naissante d’un policier, la peine d’une voisine qui voit un gamin faire de mauvaises rencontres, on partage les moments d’angoisse du lendemain, les tracas domestiques et la menace insidieuse du pouvoir, des puissants qui pressurisent les plus fragiles pour asseoir leur autorité. L’ensemble est brillant, les fils tendus se complètent parfaitement et donnent au final un tableau peu reluisant mais lucide et passionnant d’une époque pas si lointaine que cela.
Malgré un léger temps d’adaptation pour se faire au contexte, aux noms et au point de vue adopté, la lecture se fait toute seule. À noter que le travail de traduction de Clara Nizzoli est impressionnant car tous les protagonistes ne parlent pas le même langage, le même dialecte, le tout issu du grec. Le travail sur la langue est impressionnant avec notamment un chapitre entier rédigé dans un argot des bas-fonds fleuri et évocateur à souhait. Le Cycle de la mort mérite vraiment d’être découvert, il n’est qu’un long cri, une dénonciation sans fard des causes de la misère et de l’incurie des puissants face à l’innocence. Une sacrée claque.
"Lady Chevy" de John Woods
L’histoire : Amy Wirkner, lycéenne de 18 ans, est surnommée "Chevy" par ses camarades en raison de son surpoids. Solitaire, drôle et intelligente, elle est bien décidée à obtenir une bourse pour pouvoir aller à l'université et quitter enfin ce trou perdu de l'Ohio où la fracturation hydraulique empoisonne la vie des habitants, dans tous les sens du terme. Mais alors qu'elle s'accroche à ses projets d'avenir et fait tout pour rester en dehors des ennuis, les ennuis viennent la trouver.
Convaincue que l'eau de la région devenue toxique est à l'origine des malformations de naissance de son petit frère, elle accepte de participer avec son meilleur ami Paul à un acte d'écoterrorisme qui va très mal tourner. Mais Amy refuse de laisser l'erreur d'une nuit briser ses rêves, quitte à vendre son âme au diable...
La critique de Mr K: Cette lecture est ma première grosse claque littéraire de l’année, le genre de lecture qui emprisonne littéralement son lecteur et le marque durablement au fer rouge. Roman noir de chez noir aux personnages inoubliables, Lady Chevy de John Woods est éblouissant, fournit un plaisir de lecture addictif quitte à rendre asocial et mauvais père (bon, là je plaisante mais à peine...). Je peux vous dire que je ne suis pas près d’oublier la Lady Chevy qui donne son nom à ce roman d’une force incroyable.
Le trou du cul de la Terre ou presque... C’est là où réside Amy (aka Lady Chevy), une jeune fille tout juste majeure, avec de l’embonpoint et à l’intelligence au dessus de la moyenne. Issu d’une famille de bouseux comme elle dit, entourée et aimée à la manière du coin, elle ne souhaite qu’une chose : se barrer ! Partir loin, faire des études de vétérinaire à l’université de l’État et être heureuse, sortir de sa vie morose et sans relief. Pour cela elle bûche comme une folle, prépare précautionneusement son dossier de bourse.
Dans cette région déshéritée, l’espoir est réapparu grâce à l’extraction du gaz de schiste, pratique controversée dont on ignore encore vraiment son impact réel sur l’environnement. Les parents d’Amy ont d’ailleurs cédé un bail sur une partie de leur terrain. Malheureusement, le petit dernier (Stonewall, drôle de nom -sic-) semble atteint de maux incurables qui pourraient être imputés à l’exploitation de cette nouvelle source d’énergie. Cela nourrit le ressentiment d’Amy et lorsque son meilleur ami d’enfance Paul lui propose une virée / vendetta sur un réservoir de l’entreprise incriminée, elle n’hésite pas. De fil en aiguille, le simple sabotage va déraper et aboutir à la mort d’un homme. Commence alors une véritable descente aux enfers pour Chevy qui voit tous ses rêves d’avenir menacés mais elle découvre en elle des ressources insoupçonnées... Les barrières du Bien et du Mal ont été franchies, les conséquences vont être terrible pour la jeune fille mais aussi pour toute la communauté.
Ce roman s’apparente à une lente et constante montée en pression avec une Chevy qui se livre un chapitre sur deux. On en apprend tout d’abord sur sa famille notamment son grand-père suprémaciste blanc aux mains ensanglantées, un oncle fan d’armes à feu complètement perché, ses parents aux mœurs décalés notamment la maman. Adorée par son père, rapports tendus avec sa génitrice, tout s’entremêle et se révèle à la faveur de l’acte horrible que commet Chevy. Gardant le secret, se retrouvant confrontée à la culpabilité mais aussi à sa propre ambition de sortir de l’ornière et devenir quelqu’un, cette anti-héroïne interroge, dérange profondément. Loin d’emprunter les chemins conventionnels, on assiste à l’émergence d’un nouvel être avec sa part sombre qu’elle développe au fil des événements et épreuves qu’elle traverse. On flirte avec les limites de la morale élémentaire, les lignes bougent et l’on est bien souvent pris de stupeur face à certaines de ses réactions, paroles et pensées. J’aime être bousculé et dans ce domaine, l’auteur pousse le curseur loin.
Un chapitre sur deux, on suit Hasting, un policier du cru aux méthodes immorales et musclées. Il n’hésite pas à faire le ménage au sens propre et mène en parallèle une vie de famille rangée. Étudiant en philosophie doué, rentré au pays pour servir sa communauté, il brouille aussi les pistes, on n’en croise pas deux comme lui en littérature et c’est peut-être pas plus mal -sic-. Un rapprochement va s’opérer en toute fin d‘ouvrage entre les deux personnages, une scène d’anthologie qui changera à jamais la vision des choses et la vie de Chevy. J’ai rarement ressenti une telle impression d’étrangeté et de puissance à la fois lors de ce face à face brut et lourd de sens. Tout bonnement génial !
Le parcours des différents personnages est vraiment très bien caractérisé, on ne tombe jamais dans le pathos ou le easy-reading. Tout est finesse psychologique, le poids du passé, des traditions, la culture familiale, des rapports instaurés et des bouleversements prennent leur sens, amènent le lecteur à la lisière parfois de la folie, du pétage de plombs. On est régulièrement pris à rebrousse poil entre stupéfaction et malaise grandissant. Plus d’une fois, j’ai ressenti une grosse boule au ventre et je dois avouer que j’ai éprouvé toute une palette d’émotions bien paradoxales malgré une lecture absolument grandiose. On baigne littéralement dans la face sombre d’une Amérique parfois en perdition, qu’on n’ose pas forcément regarder dans les yeux, une Amérique en crise économique et identitaire, où la communauté compte plus que le pays, la morale et où finalement règne en sous-texte arrangements et corruption.
Lady Chevy est un vrai bijou de noirceur, un premier roman d’une virtuosité rare qui m’a littéralement happé et rejeté ensuite en petit morceaux mais diablement content. Tout amateur de grande et belle littérature américaine doit absolument le lire. Je vais mettre du temps à me remettre je crois !
"Rampants des villes" de Léo Betti
L’histoire : Bonjour,
Écriture juste. Juste l’écriture. Sèche. Brute. Logorrhée libre, tendue, inéluctable. Poignante. Sombre. Une poigne qui vous happe.
Juste dans l’observation sociale. Une dureté, une violence dans la description du monde et des gens qui fait du bien à lire. Un rythme, une musicalité qui coupent le souffle.
Écriture juste, dense. Juste dense. Écriture hypnotique. Pas d’artifice mais du feu. Pas de truc. Aride pour dire le mal-être. Une introspection sans fard. Pensées en boucle. On pourrait presque supprimer les points.
"Le dedans c’est à soi. Rien qu’à soi. Ça ne regarde personne le dedans. Dans les livres si peut-être, mais pas dans les toilettes."
L’émotion vient des mots jetés. Un déversoir à pensées. Ne pas s’arrêter pour ne pas penser qu’on n’a rien à penser. "Seulement un vide à raconter. Rien d’autre." L’emprise est là, poignante. Sans même être évoquée.
Voilà.
(Lettre à Léo Betti suite à l’envoi de son manuscrit)
La critique de Mr K : Je vais vous présenter aujourd’hui une lecture à part, un roman qui marque au fer rouge, une œuvre à la fois jubilatoire et effrayante, un ouvrage qu’on ne peut pas oublier et qui ne laissera personne indifférent si l'on tente l’aventure. Rampants des villes de Léo Betti est un brûlot incandescent qui met un sacré uppercut à la littérature proprette ou bien pensante en racontant l’introspection d’un antihéros pour le moins torturé.
Le narrateur n’est pas des plus attirants au premier abord. 21 ans et déjà aigri et cynique, il porte sur le monde un regard noir et plein de reproches. Tout y passe et rien ne semble trouver grâce à ses yeux : l’autorité qu’elle soit parentale, scolaire ou étatique, les mœurs de ses contemporains qu’ils trouvent pour la plupart inintéressants ou risibles. C’est un solitaire qui remet systématiquement en cause l’ordre établi et la morale élémentaire partagée par le plus grand nombre. On se doute bien que cela cache quelque chose, un mal-être, une mélancolie qui se mue en colère et haine viscérale.
Décidé à briser l’étreinte familiale qu’il trouve étouffante, il part dans une formation pour adulte à l’autre bout de la France : Bézier. Son cursus l’indiffère, il vit reclus dans le logement dédié aux apprenants, s’ennuyant ferme et buvant beaucoup (vraiment beaucoup). Tout bascule quand il rencontre X qui de suite le fascine et va l’entraîner dans son sillage. Autant X est beau, fort en gueule, grand séducteur (il est très fier de ses conquêtes, de ses plans culs et de son membre viril) autant le narrateur se ressent comme insignifiant : roux, blanc comme un cachet d’aspirine, d’un physique quelconque et totalement fauché. Rien ne semble au départ rapprocher ces deux là et pourtant l’alchimie semble fonctionner. X exerce un pouvoir de fascination déroutant et devient son ami, du moins le croit-il...
Car au fil du récit, des soirées arrosées et autres plaisir artificiels (de sacrées descriptions de virées bien barrées), les rapports se tendent : attirance / répulsion, communions spirituelles et violentes altercations se succèdent bientôt. Le narrateur poursuit son introspection mais les repères se brouillent, la métaphysique de soi ressort et l’acte final révélera bien des choses dans une explosion de violence assez foudroyante. J’en ai d’ailleurs été totalement retourné. Je ne suis pas une petite nature, j’ai l’habitude de lire et de voir des choses dérangeantes, borderlines (j’avoue j’adore ça) mais ici on touche au sublime dans la noirceur. On ne peut s’empêcher de penser à une chrysalide qui éveille un nouveau moi, une affirmation qui ne va pas sans nous entraîner dans les méandres de la folie.
Le glissement se fait petit à petit au gré d’une écriture incroyable et trop rarement mise en avant dans la littérature. Léo Betti navigue dans le milieu théâtral et ça se sent. On retrouve une vivacité dans le style, une immédiateté qui se joue des règles de grammaire, de la norme narrative et de la construction du récit. On est ici dans du but de décoffrage, des mots jetés à la suite, sans ordre apparent, du moins le pense-t-on au départ. Ça claque, ça s’entrechoque, ça touche juste et l’on sourit, on s’émeut, on est parfois dégoûté mais on reste toujours emprisonné dans les rets d’une écriture tout en subtilité et en sensation. Moi qui aime être surpris, dérangé dans mes certitudes, ça m’a drôlement plu et à l’heure de refermer l’ouvrage je me suis dit que j’avais lu tout simplement une grande œuvre.
Thrash, poétique, sensible, Rampants des villes c'est un peu tout ça à la fois et tellement plus... Un gros coup cœur que je vous invite à découvrir à votre tour tout en sachant qu’on en ressort fortement ébranlé et totalement conquis pour ma part.
"American Rust" de Philipp Meyer
L’histoire : Buell, petite ville sidérurgique de Pennsylvanie, autrefois prospère, est aujourd'hui à l'agonie : les usines abandonnées et les villages fantômes ont remplacé les hauts-fourneaux. Les adolescents du coin essaient d'échapper à la désolation ambiante pour s'inventer un avenir... Avec l'aide de Billy, son meilleur ami, Isaac décide de s'enfuir en Californie. Mais très vite l'aventure tourne mal et les deux garçons se retrouvent avec le cadavre d'un vagabond sur les bras.
L'espoir a parfois un arrière-goût de rouille...
La critique de Mr K : Superbe lecture que celle que je vais vous présenter aujourd’hui. Avec cette réédition, Albin Michel et sa collection Terres d’Amérique frappent à nouveau très fort à l’occasion de la sortie en version série TV de ce livre initialement paru en 2010 chez Denoël sous le nom de Un arrière-goût de rouille. Rebaptisé American Rust (titre original US) pour cette nouvelle sortie française, l’ouvrage de Philipp Meyer est d’une rare force évocatrice. Il propose une tragédie profonde, très humaine avec en arrière plan une Amérique à la dérive qui n’arrive pas à surmonter la crise.
Tout débute par le départ vers l‘aventure de deux jeunes gens, Isaac et Billy, décidés à quitter la petite ville sinistrée économiquement où ils ont toujours vécu. La désespérance traîne à chaque coin de rue et il n’y a pas grand chose de proposé pour ces jeunes âmes en devenir. Le voyage va cependant tourner court. Une nuit, s’abritant dans un bâtiment industriel abandonné, ils vont faire une mauvaise rencontre, de celles qui changent à jamais une vie. Une altercation qui tourne mal avec des sans domiciles fixes prompts à vouloir défendre leur territoire, un geste d’auto-défense mal maîtrisé, la panique et au final un mort. Isaac et Billy s’en sortent in extremis mais le cadavre découvert, l’un va fuir, l’autre va être arrêté. On suit alors leurs parcours respectifs ainsi que ceux qui leur sont proches ainsi que les atermoiements du chef de la police local très proche de la mère de Billy.
Roman polyphonique passant d’un personnage à un autre via des chapitres courts, l’addiction est très rapide. On se prend d’affection très vite pour les principaux protagonistes. Les deux jeunes tout d’abord, que tout oppose mais dont l’amitié est indéfectible. Ils nourrissent tous les deux de grandes frustrations : l’un a vu une carrière de sportif lui passer sous le nez et il végète avec sa mère courant après de petits boulots, l’autre d’une intelligence rare a lui aussi loupé le coche et se retrouve à s’occuper de son vieux père infirme depuis un accident de travail terrible. Le duo fonctionne à plein, on les aime immédiatement ces deux là, l’un brut de décoffrage et d’une grande fidélité, l’autre plus introverti, souvent isolé dans ses rêveries et d’une grande sensibilité. L’événement qui bouleverse leur vie met à mal leur amitié, leurs rêves et aspirations. Leurs cheminements respectifs sont superbement mis en mots et l’on alterne les émotions comme dans un grand huit.
Autour d’eux gravitent d’autres personnages tout aussi charismatiques. La sœur de Billy qui elle a réussi à s’en sortir, à partir de cette ville mortifère. Mariée et maman, elle a poursuivi ses études mais quand le drame sonne à sa porte, elle ne se dégonfle pas et retourne auprès de son père malade cherchant partout son frère qui a disparu. Son personnage sensible et volontaire m’a convaincu et séduit, il apporte un contre-point intéressant et souvent bouleversant à la figure du père vieillissant, aigri mais non dénué de remords qui navigue à vue dans la maison abandonnée par le fiston. Du côté de Billy, c’est sa mère que l’on suit, Grâce (qui porte remarquablement son nom), une femme d’un rare courage qui a tout sacrifié pour son mari volage et son fils fainéant (mais aimant). Elle doit se confronter maintenant à l’idée qu'il va aller en prison pour longtemps. Dans son malheur, elle se rapprochera de Harris, le chef de la police local, célibataire endurci sous le charme de Grâce depuis des années. Ces deux là s’aiment, cela saute aux yeux au fil des pages, un amour fou et fort d’une rare pudeur qui touche là encore en plein cœur apparaît.
American Rust emporte tout sur son passage avec une évocation sans fard de la dépression de toute une partie du territoire des USA, ces campagnes industrialisées qui ont vu des pans entiers de l’économie s’effondrer et qui se sentent comme laissées pour compte, oubliées de la nouvelle économie. Certaines images sont saisissantes, ces infrastructures vieillissantes et couvertes de rouilles, ces quartiers abandonnés où ne logent plus que quelques squatteurs déshérités, ces cortèges d’hommes et de femmes qui survivent comme ils peuvent. Que ce soit par le biais des personnages principaux ou des ombres croisées au fil du récit, l’immersion est entière, dérangeante même notamment les passages se déroulant en prison lorsque Billy s’y retrouve incarcéré. Le portrait dressé est sans appel mais réalisé avec justesse et amour pour un pays où le rêve prôné est de plus en plus inaccessible pour toute une frange de la population.
Voilà typiquement le genre d’ouvrage fait pour moi. Les destins contrariés des protagonistes prennent une dimension universelle, le contexte est superbement mis en valeur et l’écriture est d’une fluidité et d’un charme fou. C’est bien simple, une fois débutée, cette lecture est impossible à stopper tant on est happé par le souffle qui s’en dégage. American Rust est un grand et bel ouvrage de littérature américaine que je vous invite à découvrir au plus vite si ce n’est déjà fait. Gros coup de cœur de mon côté !
"La Nuit tombée sur nos âmes" de Frédéric Paulin
L’histoire : Les habitants de Gênes ont fui ou se terrent chez eux. La ville est déserte et l'état de siège a été proclamé.
Gênes, juillet 2001.
Les chefs d'État des huit pays les plus riches de la planète se retrouvent lors du G8. Face à eux, en marge du sommet, 500 000 personnes se sont rassemblées pour refuser l'ordre mondial qui doit se dessiner à l'abri des grilles de la zone rouge. Parmi les contestataires, Wag et Nathalie sont venus de France grossir les rangs du mouvement altermondialiste. Militants d'extrême-gauche, ils ont l'habitude des manifs houleuses et se croient prêts à affronter les forces de l'ordre. Mais la répression policière qui va se déchaîner pendant trois jours dans les rues de la Superbe est d'une brutalité inédite, attisée en coulisses par les manipulations du pouvoir italien. Et de certains responsables français qui jouent aux apprentis-sorciers.
Entre les journalistes encombrants, les manœuvres de deux agents de la DST, et leurs propres tiraillements, Wag et Nathalie vont se perdre dans un maelstrom de violence. Il y aura des affrontements, des tabassages, des actes de torture, des trahisons et tant de vies brisées qui ne marqueront jamais l'Histoire. Qui se souvient de l'école Diaz ? Qui se souvient de la caserne de Bolzaneto ? Qui se souvient encore de Carlo Giuliani ?
De ces journées où ils auront vu l'innocence et la jeunesse anéanties dans le silence, ils reviendront à jamais transformés. Comme la plupart des militants qui tentèrent, à Gênes, de s'opposer à une forme sauvage de capitalisme.
La critique de Mr K : J’attendais le dernier ouvrage de Frédéric Paulin avec impatience, moi qui avait adoré la trilogie Benlazar dont vous trouverez les différents liens vers les chroniques dédiées en fin de post. Auteur de roman noir et politique à la langue incisive, après avoir traité du terrorisme et des ramifications de la politique française de ces cinquante dernières années, il nous revient avec un nouveau pavé dans la mare qui aborde cette fois ci un chapitre malheureusement oublié de notre Histoire récente : la répression aveugle et sauvage lors du contre-sommet du G7 de Gênes en 2001 suite à des manifestations qui ont dégénéré. Violence étatique d’ordre mondial ? Sauvagerie des black-bloc ? Avec un récit immersif et enlevé, l’auteur nous propose de revivre l’épisode depuis les jours qui ont précédé à ceux qui ont suivi directement. Édifiant !
Comme dans sa trilogie sur le terrorisme, Frédéric Paulin crée des personnages fictifs qu’il mêle à l’Histoire et aux événements qui se sont vraiment déroulés. L’histoire nous est contée à travers le prisme de différents personnages. Il y a ainsi Nathalie une jeune idéaliste anar qui va se rendre à Gênes en compagnie du beau et ténébreux Wag ex LCR qui cache un lourd secret, le chargé de communication de l’Elysée (à l’époque, Chirac est aux commandes), les chefs des services secrets italiens, un lieutenant des carabiniers italiens ou encore deux flics français infiltrés dans le groupe sensé être le plus dangereux. Cela permet d’explorer les rouages des différentes factions en présence avec de jeunes désespérés qui semblent au bord du précipices, certains de n’avoir plus le choix et de devoir agir de manière violente. On côtoie aussi les tenants du militantisme pacifique qui espèrent toujours marquer les esprits et provoquer une prise de conscience. J’ai trouvé les différents portraits et interactions entre les protagonistes bien saisis, réalistes et jamais dans l’exagération. De la modération bienvenue dans un sujet brûlant comme jamais avec des êtres humains qui pensent, vivent, souffrent et se retrouvent embarqués ici dans quelque chose qui les dépasse parfois.
En effet, les tenants de l’ordre établi sont excités, près à faire le buzz. D’ailleurs, la tension monte très vite, les jours qui précèdent voient les politiques s’affairer pour bloquer la ville de Gênes bafouant aux passages les libertés individuelles les plus fondamentales. Les forces de l’ordre sont chauffées à blanc par leurs supérieurs avec aux commandes bien souvent des néo fascistes qui dans leurs idées puis leurs actes se trouvent dans la droite ligne de certains régimes autoritaires des années 30. Politiques, affairistes, cadres de police sont décrits avec luxe de détails et une finesse encore une fois qui ne les fait pas tomber dans la caricature. C’est ce qui rend le propos plus fort et crédible avec là encore des êtres torturés voire contradictoires.
Dès le début, on sait que tout va dégénérer, Berlusconi a une image d’homme fort à conserver et clairement certains veulent en découdre avec les manifestants, manière aussi de décrédibiliser une lutte qui met à mal l’ordre établi. Pour s’assurer de leur réussite, ils reprennent les bonnes vieilles ficelles à commencer par l’infiltration dans les milieux gauchistes et l’utilisation de milices d'extrême droite pour exciter, parfois casser et extrémiser le mouvement. Les autorités peuvent aussi compter sur les médias pour relayer ce qu’ils veulent, passer le message et montrer du doigts des violences inacceptables. La répression sera terrible, d’une violence inouïe y compris après le dernier jour de sommet. Les témoignages affluent, les blessés s’accumulent et les vexations / exactions policières sont nombreuses. La nausée n’est pas loin. On ne peut s'empêcher de rapprocher tout cela du traitement médiatique actuel en France sur les gilets jaunes, les antivax, les profs, les gens qui font l’école à la maison (ouh, les dangereux jihadistes). On donne en pâture aux foules abêties des boucs émissaires qui laisseront par là même les coudées franches à un gouvernement finalement tourné vers les intérêts particuliers et non ceux de la Nation. Aujourd’hui, on ne se souvient plus de ce qui s’est passé à Gênes, c’est ce qui rend cet ouvrage essentiel.
La Nuit tombée sur nos âmes est redoutable, remue l’estomac et cueille le lecteur. On se plaît à suivre les personnages dans ce qui s’apparente à un gigantesque compte à rebours. L’immersion est totale, captivante et malgré un propos rude et des réalités exposées abjectes, on ne peut que s’incliner face à tant de talent de la part de Frédéric Paulin. Très documenté, vérifiable pour bien des choses (pour les plus septiques), voila un ouvrage coup de poing qui prend à la gorge et se lit avec une aisance de tous les instants. Certes cela ne donne pas forcément espoir en l’espèce humaine (bien au contraire), mais c’est un ouvrage d’une force rare, lucide et renversant. À lire !
Déjà lus et chroniqués du même auteur au Capharnaüm éclairé :
- La Guerre est une ruse
- Prémices de la chute
- La Fabrique de la terreur
"Les Ombres" de Wojciech Chmielarz
L’histoire : Dans ce dernier volet des aventures de l'inspecteur Mortka, le Kub règlera enfin ses comptes avec l'ombre maléfique qui plane sur Varsovie, le boss Borzestowski. Et pour ce faire, il devra faire le ménage parmi quelques collègues ripoux...
Récemment, le cadavre d'un gangster disparu dans des circonstances mystérieuses six ans plus tôt a été retrouvé par l'inspecteur Kochan, ex-partenaire d'enquêtes de Jacub Mortka, dit le Kub.
Quelques jours plus tard, la femme et la fille du gangster sont retrouvées mortes, abattues avec l'arme de Kochan. Flic et mari violent, ce dernier ne trouve pas grand monde pour le défendre et décide de se planquer. Il appelle tout de même Mortka, qui ne croit pas à la culpabilité de son collègue et va donc s'efforcer de trouver la vérité en travaillant discrètement. Pendant ce temps, la Sèche, la jeune adjointe du Kub, découvre sur une clé USB la vidéo du viol collectif d'un jeune garçon où figurent des politiciens de haut rang.
Si elle révèle ce film à sa hiérarchie, elle sait que l'affaire sera étouffée, vu la stature des hommes impliqués. Mortka et la Sèche décident de s'entraider - ils ne savent pas encore que leurs enquêtes sont liées et qu'ils feront face à la mort en essayant de résoudre ces crimes. Et au centre de tout, il y a Borzsestowski, le grand requin du crime organisé à Varsovie...
La critique de Mr K : Quelle lecture que celle-ci ! Cinquième et ultime volet des enquêtes du Kub, un inspecteur polonais plus qu’attachant, Les Ombres de Wojciech Chmielarz ne laisse aucune chance à son lecteur tant on est pris par l’univers en pleine déréliction qu’il nous donne à lire. Personnages torturés, enquête sous pression et focus sur les déviances de la société polonaise nous entraînent dans une sarabande littéraire mortifère dont personne ne sortira indemne, à commencer par le lecteur pris par une addiction redoutable qui prolonge la lecture parfois jusqu’à tard dans la nuit.
L’action reprend juste après le tome précédent La Cité des rêves, certains éléments de l’intrigue risquent donc de vous échapper si vous ne l’avez pas lu. À la fin de ce dernier, La Sèche (enquêtrice et collègue du Kub) avait mis la main sur une vidéo explosive mettant en scène des hommes influents participant à un viol collectif ayant conduit la victime au suicide. Heurtée par l’injustice sous toutes ses formes, la Sèche mène son enquête en sous-main surtout que quelques hauts responsables de la police de Varsovie pourraient être impliqués. En parallèle, le Kub doit faire la lumière sur le meurtre de deux femmes (la femme et la fille de gangsters disparus depuis longtemps) et tout porte à croire que c’est son ancien coéquipier Kochan qui serait le meurtrier. Mais les indices confondants sont trop gros et certains détails laissent à penser à un coup monté. Lui aussi va devoir enquêter en parallèle sans en référer à ses supérieurs qui y voient une affaire réglée et bientôt classée. Le duo d’enquêteurs va bientôt se rendre compte que ces deux affaires se recoupent et qu’ils s’apprêtent à révéler un système, quelque chose de bien plus gros que de simples crimes sordides.
Sous ses dehors classiques dans sa structure et certains de ses protagonistes principaux, voila un roman qui remue les tripes. À commencer par le décorticage des hautes sphères de la société avec des gens bien sous tout rapport qui cachent bien des secrets et des pratiques on ne peut plus douteuses. Le milieu des affaires, du conseil stratégique, la police et ses arrangements avec la vérité et la légalité, le grand banditisme avec un baron sur le déclin qui doit lutter contre son corps qui l’abandonne et les requins qui rodent pour prendre sa place. Tout cela est décrit avec luxe de détails au fil de l’intrigue qui se déroule et révèle des circonvolutions des plus pernicieuses. On plonge avec effroi dans ce monde interlope qui nous entoure, que l’on ignore (ou que l’on préfère ignorer parfois) et cela fait froid dans le dos. Le roman est noir, très noir même et révèle une réalité froide et sans pitié où selon notre statut social, on souffre ou l’on jouit.
Le Kub et la Sèche sont au cœur du récit et l’on creuse encore davantage le passé, la psychologie et les logiques internes propres à ses deux policiers que l’on a appris à aimer, à apprécier pour leur sens de la justice. Ils sont ici mis à rude épreuve et des révélations sont faites notamment sur la Sèche qui donne à voir son parcours personnel et le trauma à l’origine du forgeage de sa personnalité. De manière globale, tous les personnages sont fouillés à l’extrême. Même si certains sont clairement abominables, on en apprend de belles chez eux, mention spéciale à celui qui a trouvé le secret d’un mariage réussi : se lever en avance et préparer le petit déjeuner de sa femme et ceci depuis des décennies. On alterne donc les émotions quelque soit les protagonistes et les montagnes russes émotionnelles ne s’arrêtent jamais entre petites trahisons, vérités dévoyées, corruption active et passive, petites compromissions mais aussi loyauté et amitiés qui se mêlent et livrent un portrait de la comédie humaine et du pouvoir saisissant.
Le tout est emmené avec une maestria narrative bluffante et diablement prenante, il est impossible de relâcher l’ouvrage avant sa fin. Descriptions ciselées, phases de dialogues léchées et un style vif et précis font de cet auteur un écrivain à part qui procure un immense plaisir de lecture. Cette pentalogie du Kub se termine en beauté et je ne peux que forcément inviter les amateurs de romans policiers noirs à entreprendre à leur tour l’aventure, ça vaut le détour et on prend claque sur claque. Un must dans son genre.
Déjà lus et chroniqués du même auteur au Capharnaüm éclairé :
- La Ferme aux poupées
- La Colombienne
- La Cité des rêves
"Jusqu'au bout, Cyprien..." de Patrick Cargnelutti
L’histoire : 1985. Cyprien Minier-Bartho, médecin urgentiste, reprend le cabinet d'un médecin de campagne mort prématurément. Sa femme, infirmière, et lui s'installent dans une routine harassante, au fin fond de la province : visites à domicile, consultations au cabinet, urgences... 2018. Cyprien Minier-Bartho, médecin généraliste atteint d'un cancer, refuse de se soigner et prépare sa sortie. Il fait sa dernière tournée la veille de Noël sur fond de fermeture d'usine et d'occupation de rond-point. La campagne se meurt, comme les vieux paysans ignorés du pouvoir central. À la fois résignés et résolus, ils n'ont qu'une peur, c'est abandonner leur terre et être emmenés finir leurs jours aux Guerrets. Le généraliste les comprend : il prendra soin d'eux jusqu'au bout... de ses forces et des leurs.
La critique de Mr K : C’est avec beaucoup d’envie que j’entamai la lecture de cet ouvrage de Patrick Cargnelutti qui m’avait ébloui et profondément remué avec son génial Succession, déjà paru chez Piranha, un ouvrage noir de chez noir qu’il faut absolument avoir lu, notamment avant l’échéance funeste des présidentielles de 2022. On change un peu de forme ici avec Jusqu’au bout, Cyprien..., un ouvrage noir lui aussi mais s’attachant à suivre le parcours du héros éponyme devenu médecin de campagne dans la France rurale et profonde. Au delà d’une très belle tranche de vie avec ses espoirs et échecs, l’auteur nous livre au détour des événements des réflexions et remarques sur le monde d’aujourd’hui, une vision sombre et réaliste qui m’a parlé une fois de plus.
Cyprien s’installe avec son infirmière de femme Chloë dans un coin reculé de campagne dans les montagnes. Ce changement de vie convient à Cyprien, un homme en rupture avec sa famille et qui souhaite suivre le chemin qu’il se trace loin de la tradition de recherche d’excellence qui se transmet de génération en génération de manière écrasante. Un poste de médecin de campagne, emploi routinier partagé entre consultations, urgences liées aux accidents de ferme et visites à domicile lui convient. C’est moins évident pour Chloë plus ouverte au monde et qui n’aime pas l’idée de s’encroûter, de contempler sa vie sans en être l’actrice principale. Pour l’instant, elle a toujours suivi Cyprien dans tous ses choix. À travers des allers-retours entre passé et présent, l’auteur nous conte une histoire universelle sous couvert d’un monde rural en pleine déréliction.
Ce roman est d’abord un très beau portrait de personnage avec un Cyprien que l’on apprend à connaître au fil des chapitres qui s’égrainent. Complexe et torturé par certains aspects, c’est un homme plein de contradictions. Altruiste et habité par sa mission de médecin, il a du mal à se mêler aux autres, à discerner les attentes de son épouse et il s’enfonce peu à peu dans une existence monotone qui finira par avoir raison de son couple. On apprend via des flashback bien senti le poids de sa famille qui a joué sur sa construction personnelle. Devenu "simple" généraliste, il est loin des prétentions qu’on voulait lui imposer en devenant un spécialiste, un ponte du milieu de la médecine. Mais Cyprien n’est pas fait de ce bois là, plus terre à terre, moins bûcheur, il aspire à de la simplicité et à un vrai engagement. C’est d’ailleurs lors d’une mission humanitaire en Afrique qu’il croisera la route de Chloë. On apprend vite qu’il est condamné par un cancer qu’il ne veut pas traiter. Au pied du mur, face à son destin, il ne dévie pas de sa ligne de conduite et passe même à la vitesse supérieure avec un projet fou.
Le personnage de Chloë est aussi très bien caractérisé, on s’attache à elle tout autant qu’à son mari. Femme de couleur, rejetée par la famille bourgeoise de son mari, elle n’a pas une position facile. Elle n’a d’ailleurs pas tout le soutien qu’elle serait en droit d’attendre de son mari mais le couple survit à l’épreuve et le départ pour l’ailleurs va leur permettre un temps de se ressouder et d’avoir des projets. Mais assez rapidement, la vie va les rattraper et notamment leurs projets de vie qui s’avèrent différents. Le couple est décrit avec force justesse et finesse, l’auteur excelle dans son approche de l’humain, à décortiquer les psychés et aspirations profondes de chacun. Les interactions familiales mais aussi professionnelles et sociales sont ici passionnantes et traitées de fort belle manière.
En filigrane, l’ouvrage est aussi une formidable charge engagée contre l’évolution technocratique et ultra-libérale de notre société. Déjà dans Succession, c’était au cœur du propos. Ici le trait est moins poussé mais tout aussi cinglant à l’occasion. Les déserts médicaux avec les médecins qui ne souhaitent pas s’y installer, les politiques d’économie de bouts de chandelle qui débouchent sur la suppression de lits d’hôpitaux, la course au profit et l’aliénation des plus fragiles (avec un petit focus sur la cause des Gilets Jaunes loin des images de sauvageons décrits par les médias à la botte du pouvoir macroniste) sont quelques points que l’on aborde au cours des tournées du docteur dans les campagnes environnantes. D’ailleurs le roman livre un portrait assez saisissant de ces territoires qui se vident de leurs habitants, où l’on tente à coup de zones commerciales et de Mc Merde d’attirer le chaland en trahissant l’identité des territoires et où les vieux s’ennuient et se retrouvent seuls face à leur solitude et la disparition d’un mode de vie. Cela donne lieu à des échanges tantôt mélancoliques, tantôt savoureux, sans pathos et toujours avec un souci de réalisme, dans l’optique de rendre fidèlement compte d’une réalité méconnue ou méprisée par nos gouvernants.
Pour autant, on n’est pas dans l’ouvrage passéiste ou réactionnaire, où l’on regrette complètement le monde d’avant et où on refuse tout progrès. Ici on loue la tranquillité d’une vie sereine où l’on fait attention à l’autre, où le virtuel existe mais où les êtres humains se parlent, rient ou se foutent sur la gueule mais pour de vrai, pas cachés derrière les écrans ou l’image que l’on souhaite donner. Un monde où l’on travaille dur, où les galères parfois s’accumulent, où l’on ne s’écoute pas quitte à se perdre en chemin.
Remarquablement écrit, l’auteur possède un sacré don pour planter un décor et proposer des personnages loin de sentiers battus et une écriture accessible, nuancée, aux accents parfois incantatoire quand il s‘agit d’évoquer les vicissitudes de l’ultra-libéralisme. On aime accompagner Cyprien dans la mission finale qu’il s’est donné avant de mourir. La tension finit par monter crescendo vers un final qui prend aux tripes et laisse un goût amer à la bouche. Un pur bonheur de lecture engagé comme je les aime. Laissez-vous tenter, vous ne le regretterez pas !