"La Remplaçante" de Sophie Adriansen et Mathou
L'histoire : Marketa et Clovis, amoureux fous, attendent un bébé. Mais l'accouchement signe la fin du conte de fées. La naissance de Zoé ne s'est pas passée comme Marketa l'imaginait, et l'instinct maternel tarde à se manifester. Tandis qu'elle ne reconnaît plus son corps, Marketa se sent perdre pied face à ce bébé si vulnérable dont elle a désormais la responsabilité. Réussira-t-elle à se sentir mère ? A aimer son bébé ? A cesser de penser qu'une remplaçante ferait mieux qu'elle ?
La critique Nelfesque : J'ai découvert "La Remplaçante" lors de sa sortie en librairie, il y a 1 an et demi. Tout comme pour "Nouvelle mère" de Cécile Doherty-Bigara, dont j'ai mis en ligne la chronique il y a quelques jours, je souhaite laisser ici une trace de cette lecture éprouvante mais également salvatrice et originale de par son traitement. (A l'époque, on en a parlé surtout sur mon IG).
On parle de plus en plus de la difficulté maternelle et c'est une bonne chose tant c'est un état qui peut plonger les personnes concernées dans un état de détresse profonde. Ce roman graphique de Sophie Adriansen et Mathou est le fruit d'une étroite collaboration et rend bien compte de toute l'ambivalence que l'on peut ressentir à la naissance d'un enfant. Je l'attendais avec beaucoup d'impatience et l'appréhendais à la fois. Un sujet difficile mais dont il faut parler encore et toujours pour le bien-être mental de toutes.
Forcément, cet ouvrage me parle... J'ai fait une DPP qui m'a collé au train longtemps, très longtemps, trop longtemps. Aujourd'hui encore, je suis fragile sur certains points et ça ne changera peut-être jamais. J'ai accouché en février 2020 et contexte covid mis à part et problèmes familiaux qui rajoutent de la difficulté sur la difficulté, j'ai retrouvé ici bien des problématiques auxquelles j'ai été confrontée moi-même. Accouchement difficile ou traumatisant, mise en place de l'allaitement douloureux, impression d'être à côté de ses pompes, étrangère à soi-même et en décalage total avec son entourage : voici autant d'épreuves qui nous sont livrées ici et qui permettront à certains de comprendre ce qui se joue à ce moment là pour une jeune maman.
Ce témoignage est un témoignage de plus, touchant et libérateur. Ce n'est pas un copier-coller de ma propre histoire, ni de celle de quiconque puisque la maternité est propre à chacune, les accouchements sont tous différents également et je m'attendais à être beaucoup plus émue que cela car ce sujet est très sensible pour moi. Ce ne fut pas le cas, même si j'ai eu les yeux humides à l'évocation de certains points, ce que je prends comme une étape franchie sur le chemin de ma maternité. Pour les autres, c'est un ouvrage à lire pour comprendre, pour aider mieux, aider différemment, ne pas juger. Il faut parfois du temps pour se rencontrer, la bienveillance est indispensable. Un jour les nuages se dissipent et c'est beau.
Le format BD est très intéressant car il permet à ceux qui ne seraient pas allés vers un ouvrage écrit pur (roman, essai, témoignage...) de jeter un œil sur cette problématique, s'y intéresser d'une façon plus ludique et je l'espère se montrer plus bienveillants ensuite. J'aime ce choix qui rend ce sujet si important accessible à tous. Mathou aux pinceaux sait à merveille faire passer les émotions de Marketa et nous rendre ce début d'aventure familiale vivante. Quant à Sophie Adriansen, c'est un sujet qu'elle connaît bien, pour avoir vécu elle-même la difficulté maternelle, et elle sait une fois de plus décrire comme personne toute la complexité des femmes en nous montrant à la fois que nous sommes toutes dans le même bateau. Merci à elles deux pour cette prise de parole salvatrice. On voit de plus en plus d'échanges sur ce sujet et ça fait du bien.
On ne peut pas imaginer l'ampleur de cette souffrance éprouvée tant qu'on ne la pas vécu soi-même. "La Remplaçante" est un ouvrage qui éclaire, touche profondément et force l'empathie. C'est aussi un excellent rappel lorsque plus tard tout semble aller sur des roulettes. C'est pas plus mal de revenir à la source, histoire de... Comme un grand "Bravo ma fille, tu es sortie de ça !" Un ouvrage à lire donc quelque soit sa place dans une maternité, quelque soit son état psychique. Il questionne et apaise de façon intelligente et accessible. Un grand OUI !
"Le Septième homme et autres récits" de Haruki Murakami, Jean-Christophe Deveney et PMGL
L’histoire : Les histoires de Murakami ont une saveur unique, que ses millions de lecteurs dans le monde reconnaissent instantanément... entre réalisme social et romantisme fantastique, dans les interstices du Japon contemporain. Un crapaud géant décide de sauver Tokyo d'un tremblement de terre avec l'aide d'un banal salaryman, une jeune serveuse de vingt ans peut exaucer un seul et unique vœu...
La critique de Mr K : Chronique d’un très beau cadeau d’anniversaire de l’ami Franck aujourd’hui avec Le Septième homme et autres récits de Haruki Murakami, Jean Christophe Deveney et PMGL. Je suis un grand amateur de cet écrivain japonais dont j’ai lu et adoré une bonne partie de la bibliographie. J’aime son écriture poétique, son évocation douce et profonde de l’existence humaine, sa culture musicale et filmographique ainsi que son côté "barré" mêlant quotidien et éléments fantastiques. Vous comprenez donc ma légère appréhension à l’idée de le découvrir adapté en BD. C’est un peu la mode en ce moment et je ne suis pas forcément un amateur du procédé... Finalement, cet ouvrage ne m’a pas déçu bien au contraire ! Il m’a beaucoup plu et j’ai trouvé textes et dessins en complète adéquation.
Jean-Christophe Deveney et PMGL s’attaquent donc dans ce recueil à neuf nouvelles du maître dont une bonne moitié que je connaissais déjà via ma lecture des œuvres originelles. Je ne reviendrai pas sur le résumé de chacune, vous vous ferez votre idée en feuilletant l’ouvrage. Sachez qu’on retrouve toutes les obsessions et thématiques chères à l’auteur avec le don d’ubiquité, les perceptions mouvantes et évolutives de chacun et du moment de la journée, les habitudes ancrées qui rythment le quotidien et qui une fois modifiées bouleversent l’existence irrémédiablement, la force des rêves et des espérances qui peuvent faire basculer une vie, brouillent les limites entre le rêve et la vie bien réelle que nous passons sur Terre.
L’onirisme est donc de mise, la mise en abîme, l’exploration des tenants et aboutissants d’une existence humaine à travers des portraits finalement très réalistes (à part l’histoire du crapaud géant qui est un peu hors norme) avec des protagonistes crédibles, souvent proches de nous, auxquels on peut s’identifier. Rien ne nous est épargné en terme de condition humaine dans ses joies et ses peines, cette quête de soi et de sa place dans la société. Ce sont des vies saisies au vol qui virent souvent à l’étrange, à l’irrationnel voire au fantastique / au fantasme sur un ou deux récits qui mettent à mal les éléments communément acceptés de tous. On s’attache très fortement à ces personnages qui se révèlent complexes, jamais d’une seule teinte. Il y a de la beauté et de la laideur chez chacun d’entre eux et cela leur donne une densité, un charisme de tous les instants. On s’interroge sur l’âme humaine, ses aspirations mais on se laisse prendre, emporter par la langue, le graphisme et l’univers si particulier d’un auteur qui trouve un bon prolongement dans ce volume.
Les choix esthétiques divisent la toile, j’ai tout lu sur les dessins et les couleurs. C’est sûr qu’au premier abord, ce ne sont pas les belles planches de BD que j’ai pu lire. C’est sombre, parfois géométrique (en tout cas très anguleux), assez brut. Mais au fil de la lecture, on se rend compte que cela convient parfaitement au dessein poursuivi par les auteurs : dessiner du Murakami tout en respectant son univers et sa poésie. L’étrangeté des traits et de la technique employée traduit merveilleusement bien l’esprit Murakami, les chemins de traverses, les tromperies sensuelles, les corps déglingués ou du moins sujets au temps qui passe et les surprises nombreuses que nous réservent ces récits hypnotiques et existentiels.
Cet ouvrage présente donc de très belles adaptations de nouvelles de Murakami. Le défi était de taille mais la singularité et la poésie du maître sont très bien retranscrites. Les amateurs ne doivent pas passer à côté, on est transporté et littéralement envoûté. On en redemanderait presque.
"Tout est vrai" de Giacomo Nanni
L’histoire : A Paris, une corneille est témoin d'un attentat terroriste. Se remémorant l'anecdote selon laquelle Rod Taylor, l'acteur principal des Oiseaux d'Hitchcock, aurait durant tout le tournage été harcelé par l'une des corneilles utilisées pour le film, Giacomo Nanni part du postulat selon lequel l'animal est capable d'identifier et de se souvenir des visages humains. De là, il imagine l'une d'elles en témoin des préparatifs d'attentat de la filière jihadiste dite "des Buttes-Chaumont" , suspecte des attentats survenus en France en janvier 2015.
La critique de Mr K : Belle expérience de lecture que je vais vous présenter aujourd’hui avec Tout est vrai de Giacomo Nanni, un auteur que je découvrais avec cet ouvrage qui m’a fait forte impression. Par le prisme d’un regard animal, il aborde un sujet très sensible, les attentats contre Charlie Hebdo et le passé colonial français. C’est superbement illustré et très fin dans l’analyse, j’ai passé un excellent moment.
Tout débute lors d’une anecdote sur le tournage des Oiseaux, film culte d’Alfred Hitchcock où l’acteur principal aurait été harcelé par des corneilles, un oiseau intelligent et capable de souvenirs, et de rancune ! Puis l’action se déplace à Paris où un groupe de corneilles a élu domicile et provoque la colère des habitants du coin qui leur vouent une forte détestation. Seul un policier d’origine maghrébine semble être touché par leur sort et va les libérer d’un piège mis en place pour s’en débarrasser.
La connexion est faite avec le sujet principal car ce policier sera tué lors de la fuite des frères Kouachi dans une ruelle proche de la rédaction du journal satyrique. L’oiseau-narrateur observe, dissèque nos comportements, y compris ceux d’un groupe d’hommes qui se retrouve régulièrement aux buttes de Chaumont (la fameuse filière djihadiste dont on parle tant et accusée d’être à l’origine des dits attentats). Le regard est froid, clinique, très centré sur les faits et revient notamment sur des fractures fortes comme les relations complexes et les blessures ouvertes sur la période algérienne. Les allers-retours passé-présent sont incessants et nourrissent le récit qui monte en pression crescendo vers l’acte abominable final.
La trame explore donc les ressorts du drame et éclaire sur la destinée de ces hommes qui ont marqué cette journée terrible. À commencer par le parcours du policier (Ahmed Merabet), les raisons de son engagement dans les forces de l’ordre, l’histoire de sa famille et l’immigration parentale dont il est issu, les interrogations et le rejet qu’il subit de la part de certains de ses pairs qui le considèrent comme un traître. On côtoie aussi les apprentis djihadistes qui justifient leurs actes en puisant dans la propagande dont on leur a farci le cerveau, en faisant des ponts avec l’histoire récente (la Syrie, l’Irak) et plus ancienne (la politique répressive de l’État français dans ses colonies du Nord de l’Afrique). Certains passages sont d’ailleurs des textes relatant des rencontres entre les djihadistes ou encore des scènes de tortures mettant en lumière les pratiques amorales de l’ordre français sur les territoires exploités. Tout ici est amené avec nuance, parcimonie et non de manière didactique.
La mise en image est somptueuse, on lorgne ici souvent vers le pointillisme, une technique picturale que j’aime beaucoup et qui accompagne merveilleusement bien la lecture. Nous avons affaire souvent à des planches marquantes, qui emportent le lecteur avec ce point de vue aérien propre à la Corneille qui nous raconte ce qu’elle voit depuis le ciel et ses envolées régulières qui s’apparentent à une distanciation bienvenue quand on traite de sujets si sensibles. Malgré une appréhension certaine, on tourne les pages avec grand plaisir et l’on a conscience d’être en face d’une œuvre à part qui apporte une vision différente et nécessaire.
Tout est vrai est vraiment un bel ouvrage qui mixe avec réussite données scientifiques et faits relatés de manière objective, sans jugement et permettant au lecteur de réfléchir, de s’interroger sur les tenants et les aboutissants d’un drame qui nous a tous touché. Une œuvre à découvrir absolument.
"Les Jardins de Babylone" de Nicolas Presl
L’histoire : La Terre paraît bien loin, vue de la Lune, et bien paisible. On n'y distingue pas les longs pipelines qui strient des sols arides et transportent son bien le plus précieux ; on ne devine pas la sécheresse qui sévit ni les malheurs qu'elle engendre ; on n'y entend pas les plaintes des moins fortunés, ni l'oppression que ces derniers subissent, même si la colère gronde, et enfle, inexorablement. Sur la Lune, on ne souffre pas de tout ça, même si on reste tributaire de la Terre et de son eau, que l'on fait importer dans d'énormes containers volants.
Il faut aussi, bien sûr, être plus riches et plus puissants que le reste de l'humanité pour mériter cette place de choix sur ce triste satellite, devenu refuge de l'élite mondiale.
La critique de Mr K : Belle découverte que je partage avec vous aujourd’hui, un ouvrage qui sort du lot par son parti pris esthétique et son caractère arachnéen dans sa manière d’aborder le récit. En effet, Les Jardins de Babylone de Nicolas Presle est un roman graphique muet à la bichromie fluctuante selon l’arc narratif ou le contexte décrit à travers ses 328 pages qui se dévorent littéralement. Ouvrage d’anticipation à la critique sociale féroce, cette lecture fut une expérience bluffante dans son genre et réjouissante à souhait.
Le récit débute par un gros plan sur un pipe-line que l’auteur s’amuse à remonter case après case. On découvre ainsi que dans un futur pas si lointain que cela, les élites ont quitté la Terre et se sont installées sur la Lune, vivant dans le luxe et l’oisiveté. Le fameux pipe-line est en fait une gigantesque ligne d’approvisionnement en eau, ressource cruciale cristallisant les tensions et les luttes de pouvoir. Passé cette première évocation, à travers de courtes parties, nous basculons d’une situation à une autre, partageant des instants du quotidien de personnes très différentes les unes des autres, issues de toutes les classes sociales avec en fil rouge un couple lambda qui doit affronter de terribles épreuves. D’autres parties sont plus contemplatives, explicitant sans langage écrit la situation par tout un jeu de suggestions et d’évocations brumeuses qui finissent par se compléter les unes les autres pour donner un corpus global saisissant.
Une fois qu’on s’est habitué à la narration différenciée, la lecture se fait toute seule. Le processus se fait naturellement en se laissant porter par les couleurs et les astuces employées par Nicolas Presl pour construire un récit dense et puissant à la fois. Comme vous l’avez sans doute compris, cet ouvrage est loin d’être des plus optimistes. Il pointe du doigt nombre de problématiques effrayantes et déjà en cours. La course au pouvoir avec son lot d’exploitation et ses conséquences mortifères, le contrôle des masses par la sollicitation des plus bas instincts et une répression sévère, la lutte pour la survie des plus humbles avec son lot de conséquences effroyables et au final une planète qui se meurt à cause de notre impéritie et notre soif de profit. Le tout est abordé de manière subtile par petites touches au fil des existences et constations qui nous sont livrées dans une forme épurée et frappante.
L’immersion est totale, nous côtoyons au plus près des êtres complexes qu’un regard ou une attitude suffit à comprendre. C’est le grand point de force de l’ouvrage qui reste toujours compréhensible malgré l’absence de mot. L’image, le jeu des couleurs, les personnages avec leur aspect quasi enfantin (évoquant même Pablo Picasso, période pré-cubiste parfois !), l’interpénétration des segments éveillent l’esprit, nourrissent l’imagination et la réflexion de manière novatrice et profonde. Difficile d’en dire plus, de mettre des mots là où il n’y en a pas. C’est osé, le pari est génial en soi, reste à savoir si vous adhérerez ou pas, pour ma part, j’ai été conquis.
On est donc face à un très bon roman graphique. Muet mais diablement évocateur, voici une œuvre qui s'inscrit dans son temps et propose une lecture réaliste et sans fard de ce que l'avenir pourrait être sur notre planète bleue et au-delà. Un sacré moment de lecture que je vous invite à entreprendre à votre tour et qui vous surprendra.
"Blankets" de Craig Thompson
L’histoire : Craig est né dans une famille modeste. Il vit avec ses parents et son petit frère dans une petite ferme au fin fond du Wisconsin, et reçoit une éducation stricte et très religieuse, car sa famille est baptiste et très pratiquante. C'est un enfant sensible, qui n'est pas armé pour les brimades subies à l'école, l'autorité rugueuse de son père et la culpabilité entretenue par l'omniprésence de la religion au foyer. Il se réfugie dans le dessin, activité dérisoire pour ses éducateurs qui préfèreraient le voir penser à un avenir religieux. Mais lors d'une classe de neige paroissiale, la rencontre de son premier amour Raina, jeune fille à l'histoire tout aussi chargée, va marquer sa vie.
La critique de Mr K : Superbe lecture qui touche au sublime aujourd’hui avec ce roman graphique autobiographique de haute volée. Blankets de Craig Thompson est un ouvrage d’une grande finesse qui présente merveilleusement le parcours d’un adolescent dans sa découverte du sens de la vie, sa confrontation avec le milieu dans lequel il a grandi et la marche à franchir pour passer à l’âge adulte. Très beau esthétiquement, dynamique dans sa narration, voila un ouvrage magnétique de plus de 580 pages qui vous happe et ne vous relâche jamais.
Craig est un adolescent et en tant que tel, il a l’âge des questions, de la construction de sa personnalité et de l’affirmation de soi. Élevé de manière traditionnelle, il vit dans les pas du Christ et fréquente des établissements et camps chrétiens. Passionné de dessin, plutôt introverti, il a peu d’amis voire pas du tout. Régulièrement sujet aux moqueries pour son physique filiforme, ses cheveux longs et sa sensibilité, il se replie dans la foi et le dessin. Il ne remet jamais rien en question, passe beaucoup de temps avec son jeune frère avec qui il partage un lit et mène sa barque comme il peut. Pour le reste il s’en remet à Dieu.
C’est à la faveur d’un camp de vacances chrétien à la période de Noël qu’il va faire une rencontre qui va bouleverser son existence. Elle s’appelle Raina, elle est la plus belle femme qu’il ait pu contempler jusqu’ici et il en tombe éperdument amoureux. Marginaux parmi l’attroupement de mômes décérébrés et inconséquents, ils discutent de tout et de rien, se regroupent avec d’autres jeunes mis au ban car différents (par leur look, leur manière de penser). Entre Craig et Raina, c’est comme une évidence, tout coule de source, l’entente est parfaite, ils se plaisent et se reconnaissent. Mais tout à une fin, ils entament alors une correspondance puis vont se revoir. Mais un premier amour n’est pas fait pour durer et la vie emprunte bien souvent des chemins tortueux...
Quel beau portrait de la jeunesse, de ses espoirs, ses doutes, ses illusions aussi... Je dois vous confier que je me suis pas mal retrouvé en Craig avec notamment sa sensibilité exacerbée lors de ses premiers émois amoureux. Il reste focalisé sur la belle Raina, sa manière de parler, de bouger, la chaleur qu’elle dégage. Autant de détails qui prennent une grande importance et auxquels on repense quand on revient seul à la maison et que l’être chéri vous manque. L’essence de cette fascination est remarquablement captée et retranscrite ici. Cette relation unique l’est vraiment et l’on se prend à croire qu’elle va s’enraciner, se fortifier avec le temps dans une fusion complète enrichissante. Ces aspirations, ressentis et moments d’euphorie séduisent et emportent le lecteur vers des territoires lointains, des souvenirs jusque là enfouis et qui ressurgissent à la faveur de cette très belle lecture.
Blankets est aussi un beau portrait familial et un beau portrait de communautés américaines des années 80. Avec tout d’abord l’omniprésence du Christ, de la religion et de la foi. Dans cet état reculé, au milieu d’un hiver qui semble ne jamais finir, chacun vit sa foi à sa manière. Pour Craig, le doute commence à s’insinuer mais il n’ose pas l’exposer à ses proches et dans les institutions chrétiennes, c’est le genre de luxe qu’on ne peut pas se payer. La tension se crée et tout en finesse, on s’interroge sur les mystères de la foi, de la nature de la croyance et des moyens mis en œuvre pour la propager et conserver les brebis dans le cénacle. Il est donc aussi question d’évangélisation, de valeurs à partager mais qui parfois écrasent aussi et marginalisent certains.
J’ai beaucoup aimé aussi les flashback du narrateur sur ses jeunes années avec son frère notamment et les coups pendables qu’ils ont pu se faire. La bataille de pipi est à hurler de rire, les sales blagues et autres peurs enfantines distillées ici et là font sourire et parfois aussi frémir quand le paternel vient sévir après un délire de trop. L’éducation est rude, fondamentaliste par certains aspects mais il y a de l’amour tout de même et l’auteur décrit à merveille cette alchimie unique et complexe entre moments de joies mais aussi réticences et incompréhensions. C’est la vraie vie qui nous est décrite ici, on ne tombe jamais dans la facilité, les tabous tombent ainsi que les icônes au sens propre comme au sens figuré.
C’est avec un grand plaisir et un intérêt constant que l’on suit Craig dans son apprentissage de la maturité et sa révélation à lui-même. Le tout est magnifiquement mis en image avec des dessins à la fois beaux, précis et emprunts parfois de poésie. Le jeune homme a bien eu raison de persévérer dans cette voie, de ne pas être rentré dans les Ordres comme cela avait été plus ou moins planifié par ces éducateurs du clergé car cet ouvrage est de tout premier ordre et l’on peut définitivement le qualifier de classique tant il se révèle épatant et profond. Une sacrée découverte que je dois une fois de plus à l’ami Franck et que je vous invite à faire au plus vite à votre tour.
"Violent cases" de Neil Gaiman et Dave McKean
L’histoire : Ce comic est le premier produit par le duo formé par le scénariste Neil Gaiman et le dessinateur Dave McKean. Dans ce récit onirique, sombre mais magnifique, Gaiman se met en scène lui-même et, s'adressant directement au lecteur, évoque ses souvenirs d'enfances. Il se souvient de sa rencontre avec un vieillard qui se révèle avoir été l'ostéopathe d'Al Capone.
La critique de Mr K : Très beau roman graphique que celui découvert en plein confinement courant avril. C’est une première pour moi que de lire une œuvre de Neil Gaiman où il n’est que scénariste, je suis un grand amateur de l’écrivain et je savais qu’il avait emprunté cette voie sans jamais l’avoir moi-même explorée. C’est désormais chose faite avec Violent cases, le premier titre d’une série de comics où il s’associe avec le talentueux dessinateur Dave McKean.
L’œuvre se présente comme l’évocation de souvenirs d’enfance de Neil Gaiman, souvenirs relativement glaçants où la figure paternelle impose le respect (et la peur) et où suite à un accident domestique (une altercation violente avec son géniteur en l’occurrence), le jeune garçon est envoyé chez l’ostéopathe pour réparer un traumatisme à l’épaule. Un lien se crée entre le vieil homme et le jeune, des confidences s’échangent et c’est la découverte pour le jeune garçon de l’univers sombre et décadent du grand banditisme à travers les brides de récits autobiographiques que lui livre le praticien.
Il faut se laisser porter par l’histoire, les dessins car ici toutes les clefs ne sont pas remises dès le départ au lecteur. Les auteurs manipulent avec soin l’art de l’ellipse, les éléments narratifs se répondent les uns aux autres sans pour autant que l’on sache précisément où l’on veut nous mener. On explore l’univers mental du jeune garçon progressivement avec en ligne de mire et repère central, un père aimé mais aussi craint. Le petit héros se livre peu mais écoute et observe. Cela prend tout son sens lors des rencontres avec le médecin qui vont exacerber sa curiosité, celle qu’éprouvent beaucoup d’enfants face aux interdits, aux choses que l’on redoute mais que l’on veut quand même connaître. C’est aussi ainsi que l’on se forge sa propre identité, il y a d’ailleurs un parallèle très intéressant entre cette jeune âme en pleine construction, le vieil homme qui se livre partiellement et qui laisse entr'apercevoir une vie riche et tumultueuse. Clairement, la thématique de l’identité est au cœur du récit.
Plus en retrait au départ puis davantage développée par la suite, les auteurs s’attardent sur la fascination du jeune sur les gangsters et leurs pratiques. Il y a les apparences avec des hommes portant le chapeau, de beaux costumes taillés sur mesure se déplaçant dans de belles voitures. Peu à peu, l’image se fissure avec des récits de flambées de violences qui vont marquer le garçon et le confronter à ses premières images mentales violentes. Là encore, on n’est pas dans le voyeurisme, ces éléments choquants s’intègrent parfaitement dans le processus global du développement du jeune garçon.
Il y a de la grâce dans ce récit pourtant crépusculaire dans son contenu et sa forme. Les dessins sont magnifiques avec une variation quasi monochromatique autour du bleu, gris, brun qui donne un cachet esthétique certain à une œuvre toute en nuances. Très découpée en terme de cases, la forme souligne le fond, transcende les répliques et les émotions que véhicule le récit. Il y a une réelle complémentarité entre l’écriture volontairement lacunaire et onirique de Gaiman et le trait de crayon de McKean.
Cette lecture est donc une belle expérience qui conjugue à la fois récit intimiste et une puissance évocatrice qui désarçonne et séduit à la fois le lecteur. Avis aux amateurs !
Lus et chroniqués de Neil Gaïman au Capharnaüm Éclairé :
- "De bons présages" (en collaboration avec Terry Pratchett)
- "Stardust"
- "American gods"
- "Anansi boys"
- "Coraline"
- "Neverwhere"
"Les Mains invisibles" de Ville Tietäväinen
L’histoire : ... L’Europe...
En tendant la main, on pourrait presque
ramasser une poignée de sable d’or
La critique de Mr K : Attention grosse claque ! Les Mains invisibles est le genre de roman graphique qui frappe là où ça fait mal et dont on se remet douloureusement. Ville Tietäväinen, auteur finlandais qui gagne vraiment à être connu et qui a obtenu le Prix Finlandia en 2012 pour cet album racontant le parcours d’un immigrant clandestin marocain en Espagne, conjugue maîtrise de la narration, dessin d’une étrange beauté et engagement humanitaire salutaire et essentiel.
Rachid est un jeune marocain, marié et père d’une petite fille. Il a le plus grand mal à joindre les deux bouts dans ce pays pauvre où l’activité économique tourne au ralenti en dehors du secteur du tourisme. Vivant d’expédients, tailleur de formation, il rêve d’un avenir meilleur pour les siens qui méritent ce qu’il y a de mieux selon lui. Croyant et s’en remettant donc à Allah pour parvenir à ses fins, il se contente d’un petit travail dans une fabrique de Djellaba qui finit par battre de l’aile. Mis à la porte, il n’a plus d’autre solution que de tenter l’aventure de la traversée de la Méditerranée, direction l’Espagne. Des bruits contradictoires circulent sur l’Europe, tantôt Eldorado, tantôt terre dévoratrice d’âmes. Malgré les risques encourus, la séparation d’avec sa famille, il franchit le rubicon et part loin de chez lui.
Rôle et fonction du passeur, conditions de voyage épouvantables ne sont que le commencement d’une lente et irrémédiable descente aux Enfers. L’auteur nous propose de visiter le côté sombre de l’Union Européenne avec le sort réservé à des esclaves des temps modernes sur le dos desquels prospère le modèle capitaliste. Sous-payés et exploités, survivant dans des conditions drastiques, éloignés de leurs proches et subissant quolibets et injures, ces forçats d’un nouveau genre courbent l’échine pour quelques euros qu’ils pourront envoyer aux leurs après avoir remboursé le réseau qui les a emmené là. On explore donc les arcanes de ces filières clandestines mais aussi la psyché des migrants, leurs aspirations légitimes, leurs craintes mais aussi leur déceptions et leurs frustrations.
Inspiré de milliers de cas, le parcours de Rachid est donc un syncrétisme, un amas de faits que peuvent vivre des personnes en exil et sans papiers. Cela fait vraiment froid dans le dos avec des passages éprouvants sur le rapport à l’autorité notamment la Guardia Civile qui alterne répression et passe droits (avec au passage un bon bakchich), les liens parfois tendus avec les habitants du pays ou encore la solitude qui gagne ces êtres esseulés en terre étrangère. C’est aussi une vision sans fard du système économique en place qui utilise la misère pour prospérer encore plus avec ces grands patrons agriculteurs qui s’enrichissent sur la sueur des travailleurs exploités et ignorants. On se rappellera longtemps du passage sur "la journée pesticide" où le héros est chargé d’asperger les plantations sans aucun équipement de protection ou encore les salaires "allégés" au gré de l’humeur de la comptable. Inhumanité ? Non, la simple logique comptable d’un capitalisme triomphant qui n’a honte de rien et peut toujours compter sur l’arrivée de nouveaux esclaves modernes demandeurs de travail et vendre sans souci des légumes bourrés de pesticides dans les rayons de notre supermarché préféré ! C’est littéralement à gerber et je peux vous dire qu’on finit sur les rotules avec des planches ultimes vraiment bouleversantes qui m’ont ému aux larmes.
Vous l’avez compris, cet ouvrage prend aux tripes. Le sort peu enviable réservé aux clandestins met en lumière nos tergiversations éthiques et morales. Nous regardons ailleurs depuis trop longtemps et les replis identitaires dans les bureaux de vote me font penser qu’on n’est pas prêt de régler le problème, ni même déjà de considérer ces hommes et femmes comme des êtres humains à part entière. Des Rachid, il y en a des milliers et ce n’est pas fini quand on pense aux conséquences à venir du réchauffement climatique et des conflits qui lui seront liés. L’ouvrage dénonce tout cela avec brio, sans artifices ni grosses ficelles, seulement par le prisme de ce personnage central un peu candide au départ, puis conscient de la réalité. Face à tant d’injustice et de mépris, il finira par évoluer dangereusement entre repli sur soi et folie.
Magnifiquement dessiné dans un style original lorgnant souvent vers la bi/tri-chromie, très bien documenté pour ajouter au réalisme des traits, rythmé au cordeau avec un sens du récit et de la dramatisation hors pair, on ne peut échapper à notre empathie et addiction qui naît quasi immédiatement. Un bel et grand ouvrage à lire absolument pour prendre conscience des choses et partager une once d’humanité. Pas la plus belle, pas la plus glorieuse mais certainement la plus édifiante.
"Je suis communiste" de Park Kun-Woong
L'histoire : C’est un grand jour pour Young-Chul. Après trente-six années perdues dans l’opacité des geôles sud-coréennes, le vieil homme s’apprête à rejoindre l’air vif du dehors. Mais ce monde lui est devenu étranger. Tout en s’efforçant de comprendre ce qui l’entoure, le dissident part à la recherche de ceux qui ont forgé son destin. Au fil de cette quête affleurent les réminiscences : enfance à la campagne, mariage déçu, naissance de son engagement politique... Après Fleur et Massacre au pont de No Gun Ri, Park Kun-Woong s’empare d’un témoignage poignant, qui fait écho à l’histoire douloureuse d’un pays déchiré par une guerre fratricide.
La critique de Mr K : Cette chronique est ma toute première d'un manhwa, bande dessinée coréenne équivalente du manga japonais. On se rapproche clairement ici du roman graphique avec Je suis communiste de Park Kun-Woong qui est adapté de l'autobiographie de Hur Young-Chul, un prisonnier politique communiste qui a passé 36 ans de sa vie emprisonné en Corée du sud pour espionnage (condamnation en 1955 juste après la guerre de Corée). J'ai adoré cette lecture qui s'éloigne des sentiers battus, offre un regard différent sur ce pays fracturé en deux depuis si longtemps et surtout évite les clichés simplificateurs relayés par des médias parfois en service commandé où l'information nuancée semble être proscrite. N'allez pas croire pour autant que nous avons affaire avec cet ouvrage à de la propagande pro-communiste, c'est simplement le regard d'un homme qui n'abjurera jamais sa foi envers ses idéaux et qui voit les choses d'un autre point de vue. C'est à la fois intéressant, déroutant et dérangeant. Moi qui aime être bousculé, je n'ai pas été déçu !
Racontée à la manière d'une interview entre une jeune journaliste et le vieil opposant tout juste libéré, on alterne flashback et phases d'entretien. Hur Young-Chul nous raconte sa vie depuis sa naissance jusqu'à ses années en prison. Né dans la partie sud de la péninsule coréenne, il connaît tous les bouleversements que l'Histoire a réservé à son pays, l'occupation japonaise tout d'abord avec son cortège de vexations et d'exactions. Puis c'est la libération d'où naissent de grands espoirs qui vont s'écrouler très vite avec la main-mise rapide des USA sur le pays. Ce protectorat musclé va nourrir les rancœurs, favoriser l'émergence de la pensée communiste et sa propagation. Peu à peu, les tensions s'exacerbent, savamment entretenues par les diplomates américains et les forces extérieures à la Corée, le tout conduisant à une guerre fratricide. Au cœur du maelström, on suit le parcours d'un homme lambda qui va s'élever de la masse, progresser au sein de la cause et finalement se faire rattraper et emprisonner.
L'ensemble des deux volumes comptent plus de 650 pages, il y a donc de quoi lire ! Je peux vous dire que l'ouvrage débuté, il est impossible de le relâcher. La faute à un souffle historique intense qui nous accompagne du début à la fin, sans jamais faiblir. Ultra-documentée, la vie de cet homme est un reflet très intime de ce qu'ont du vivre nombre de coréens avec leur lot de banalité, de drames et de bouleversements. On colle au plus près de son destin avec sa naïveté de jeune enfant protégé de la réalité extérieure puis les premières prises de conscience, l'adolescence venue, et les premiers traumatismes fondateurs. Les déclics successifs sont très bien rendus et le basculement dans la révolution prolétarienne d'une logique irréfutable. Bien que ne partageant pas totalement cette idéologie (je ne crois pas suffisamment en la nature humaine pour y adhérer notamment), j'ai aimé ce ton libertaire, non manipulé qui s'exprime ici. Car de manière générale, tout est nuancé en dehors évidemment de l'orthodoxie communiste qu'on lui inculque au fil de sa formation. D'ailleurs le héros en convient, il n'est pas parfait, à l'image de n'importe qui. À la fin de sa vie, loin d'être résigné (il ne renoncera jamais à son idéal, rappelons-le), il se consacrera uniquement à la cause de la réunification d'un pays meurtri par cette séparation inique.
Hormis cette aventure humaine incroyable et d'une richesse énorme, ces deux volumes sont des fenêtres sur un monde que je ne soupçonnais pas. En effet, j'ai étudié la Corée comme tout le monde au lycée lors de la Guerre Froide mais en survolant le sujet et souvent sans m'en rendre compte, avec un point de vue occidental et libéral. Ici, on a le point de vue adverse et en croisant les deux regards, on se rend surtout compte du gâchis de l'affaire. Entre l'impérialiste US qui s'appuie soit disant sur la démocratie (quand les résultats électoraux l'arrangent surtout) pour soigner ses positions géo-stratégiques et ses ressources et le dogmatisme autoritaire de leurs adversaires, c'est la culture coréenne qui semble disparaître, un peuple pacifique aux traditions pluriséculaires qui est broyé par une guerre absurde qui voit une fois de plus les puissants manœuvrer en coulisse au détriment de l'intérêt commun. Au delà du contexte particulier de cette œuvre, ces deux volumes permettent de s'interroger sur des concepts importants de notre démocratie : la représentativité des institutions, la notion de démocratie libérale, d'égalité entre les citoyens mais aussi l'exercice du pouvoir, la répression. L'ouvrage est vraiment passionnant à ce niveau.
Au niveau graphisme, c'est assez minimaliste mais cela suffit et privilégie même la mise en exergue du contenu. Sombres et torturés, les dessins rendent parfaitement compte des événements passés et l'ambiance délétère générale qui a baigné la Corée lors des événements que nous suivons. Proche d'un mouvement type expressionniste, les dessins intensifient les tensions et états d'âme qui habitent les personnages et donnent à voir avec simplicité mais exigence le pouls d'un pays à un moment clef de son Histoire. Je suis communiste est donc une lecture éclairante que je vous conseille aujourd'hui et qui est à tenter si vous n'avez pas d’œillères et souhaitez franchir un cap dans la compréhension du monde actuel. Âpre et parfois heurtante, une lecture-clef à mes yeux et qui restera longtemps gravée dans ma mémoire.
"Les Brumes de Sapa'' de Lolita Séchan
L'histoire : Peut-on être amis quand tout nous sépare ? Les étapes qui construisent nos vies d'adulte sont-elles les mêmes lorsqu'on a des existences très éloignées ? Obstacles du quotidien, premiers amours, premier travail, rapport aux parents... Sur fond de transformation du Vietnam, deux jeunes femmes que tout sépare vont vivre une amitié de celles qui montrent que certaines questions sont universelles...
La critique de Mr K : Quelle belle pioche que ce roman graphique emprunté à la médiathèque ! Je suivais assidûment depuis quelques mois l'IG de Lolita Séchan et son coup de crayon m'interpelait. J'aime le noir et blanc, le côté fouilli / resserré de ses dessins, la poésie qui s'en dégage... J'ai donc décidé de passer le pas et j'empruntai Les Brumes de Sapa, un roman graphique intimiste lorgnant vers le récit initiatique. Au final, une bonne grosse claque des familles avec un Mr K ressortant pantelant de sa lecture, le cœur au bord des lèvres...
À bout de souffle, perdue dans une existence qu'elle ne maîtrise pas, flippée à l'idée de se tromper de voie, Lolita Séchan décide de partir sur un coup de tête au Vietnam. Elle a vingt deux ans, elle ne connaît rien à ce pays et part en sac à dos, seulement armée de son guide Lonely Planet. C'est un autre monde qu'elle découvre, à mille lieues de nos existences occidentales. Traditions différentes, langue hermétique, niveau de vie bien inférieur au nôtre sont autant de murailles qui semblent infranchissables à la jeune fille dans un premier temps. Partie pour trouver des réponses à ses questions existentielles, à quatre jours de son retour en France (après quatre semaines sur place), elle va faire une rencontre inattendue et décisive.
La dernière étape de son périple l'emmène dans le nord du pays en contact avec l'ethnie Hmong, principale attraction touristique de Sapa, terre montagneuse baignée de brumes impénétrables. Lolita Séchan y fait la connaissance de Lo Thi Gom une jeune fille de douze ans. Presque instantanément le courant passe entre elles. De fil en aiguille, une amitié se noue et régulièrement la française reviendra au Vietnam pour revoir son amie, ces rencontres ponctuant sa vie, validant ou non certaines décisions importantes, cette relation affranchissant la distance et les différences. Car nés à des milliers de kilomètres de distance, deux êtres peuvent se retrouver, se reconnaître dans leurs singularités respectives.
Quand j'ai refermé cet ouvrage, j'avais l’œil bien humide, touché que j'ai été par le parcours de Lolita et de son amie hmong. D'une nature mélancolique, soucieuse et parfois indécise, l'auteure est avant tout en quête d'elle-même. D'une manière assez unique, avec beaucoup de pudeur, une dose d'autodérision aussi, un coup de crayon magistral, elle se croque et se livre sans fard nous faisant part de sa quête intérieure aussi longue que difficile. Chouchoutée par sa maman, adorée par un père au plus mal, c'est un saut dans le vide qu'elle entreprend pour briser une espèce de cercle vicieux qui l'empêche d'avancer. Le dépaysement va lui permettre dans la douleur au départ de faire le point sur sa situation, plus dur sera le cheminement vers le bonheur qu'elle recherche...
Lo Thi Gom, son jeune âge, sa fraîcheur, son ethnicité aussi qui l'isole dans son propre pays va lui ouvrir des portes et cela sera réciproque. Se nourrissant l'une de l'autre au fil des visites de Lolita, chacune va se construire (se reconstruire parfois) un peu grâce à l'autre, et le temps passant, leurs vies évoluant vont faire progresser chacune sur sa trajectoire personnelle. Malgré certains bouleversements dans leurs vies respectives, elles se retrouvent et partagent émotions et expériences. En toute simplicité, par l'observation de la nature, des gens, des maisons, des façons de vivre. Aux antipodes de notre monde trop pressé, cette œuvre est une véritable ode à la lenteur, à la construction de soi progressive et nécessaire pour réussir à toucher du doigt le bonheur.
Superbe voyage intérieur, belle rencontre se conjuguent dans ce roman graphique à une belle fenêtre sur un pays et une culture fascinante. Le grand écart est total, l'immersion dépaysante est remarquablement rendue par un dessin toujours juste, d'une grande beauté. La fin quant à elle vient nous cueillir sur une conclusion à la fois logique et terriblement mélancolique. Ainsi va la vie dit-on... Une œuvre vraiment essentielle qu'il faut absolument avoir lu si on est amateur de roman graphique profond et touchant. Pas sûr pour ma part que je m'en remette de sitôt tant Les Brumes de Sapa m'a conquis et profondément ému.
"Sur les quais" de Georges Van Linthout et Rodolphe
L'histoire: Le film d'Elia Kazan a rendu célèbres les deux personnages de cette histoire: le docker et le prêtre. Mais il importe de préciser que le roman graphique que voici diffère très sensiblement du film. Nous sommes toujours sur les quais de New York et la grande affaire reste de mettre un terme aux agissements de la mafia qui rançonne les dockers.
La critique de Mr K: Très bonne BD que ce Sur les quais qui m'a été offerte par Nelfe pour mon Noël. Elle est tirée d'un livre de Budd Schulberg, fils du directeur du studio Paramount qui a grandi à Hollywood. Il écrira un certain nombre de livres sur le sujet et un scénario pour Elia Kazan qui deviendra par la suite un livre puis la BD que je vous propose de découvrir aujourd'hui. Place au roman noir entre corruption, mafia et justiciers du quotidien.
On retrouve le cadavre de Joey Doyle dans la cours de son immeuble, il semble qu'il soit tombé du toit où il avait l'habitude d'aller nourrir ses pigeons. C'est du moins la version officielle mais personne n'est dupe, Joey s'était opposé il y a peu à Johnny Friendly le parrain de la mafia du port. Pourtant personne ne réagit et la vie continue malgré des morts qui s'accumulent. Le père Barry en charge de la paroisse ne veut plus laisser faire et tente de faire changer d'avis les gens pour qu'ils aillent témoigner des exactions du syndicat du crime. Mais les habitudes ont la vie dure et les retombées peuvent s'avérer funestes...
Pas de temps mort avec ce roman graphique qui commence tambour battant. Une chape de plomb semble peser sur le microcosme du port et c'est une plongée sans concession qui nous est proposée ici. Victimes et bourreaux cohabitent avec leur lot de pressions, tensions, le malheur et la pauvreté règnent en maître. L'ambiance est lourde, l'espoir semble avoir déserté ce quartier populaire de New York livré à des mafiosos qui mènent tout son petit monde à la baguette et corrompent les forces de l'ordre pour avoir les mains libres.
C'est le désespoir et le chagrin de la jeune sœur d'une des victimes qui va faire réagir le père Barry, prêtre de choc qui s'inscrit dans la pure lignée des prêtres ouvriers aux premières loges des luttes sociales du début du XXème siècle. Par son statut de quasi intouchable, il va essayer de fendre le vernis des apparences et de lever la loi du silence par son volontarisme, son charisme et sa force de persuasion. Il va ainsi rencontrer un jeune protégé du parrain, ex boxeur reconverti en homme de main dont la morale n'est pas encore tout à fait étouffée par son appartenance à la pègre. Un respect mutuel puis une forme d'amitié va naître entre les deux hommes, l'étau va se resserrer autour de Johnny Friendly.
Cette BD est une vraie et grande réussite dans sa forme qui retranscrit à merveille une époque et une ambiance. Les dessins sont précis et entièrement en noir et blanc, le climax s'en retrouve renforcé et on ne peut qu'adhérer. On navigue constamment en scènes d'action et cases plus descriptives et informatives, l'œuvre fourmille de détails qui contribuent à une immersion maximum. L'ambiance est glauque à souhait avec quelques éclairs de bonté et d'espoir mais ne vous attendez pas pour autant à une fin heureuse. Difficile d'y parvenir dans un monde si perverti et replié sur lui-même que les docks de New York.
Sur les quais s'est donc révélé être une lecture fort agréable entre roman à suspens et visite guidée dans un univers méconnu et attirant. Une BD à lire, assurément!