vendredi 24 mars 2023

"Tous les hommes..." d'Emmanuel Brault

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L’histoire : ... naissent et demeurent libres et égaux en droit.

À bord de leurs cargos aux soutes pleines d’hydrogène, les ulysses traversent les couloirs de navigation de l’espace connu pour le compte de la Fédération des quatre-vingt-quatre planètes sous l’égide de la France et de son patrimoine des Lumières.

Dans l’un d’eux, un capitaine, son apprenti et un chef mécanicien sillonnent l’ombre, visitant planètes arides, cités des plaisirs ou souks hauts en couleur, quand leur vie va être bouleversée par trois idées simples : Liberté, Égalité, Fraternité.

À travers le carnet de l’aspirant navigateur, vont se dessiner alors les amours et ambitions de chacun face à un pouvoir fédéral hypocrite.

La critique de Mr K : Nouvelle très belle lecture chez avec Tous les hommes... d’Emmanuel Brault, un auteur qui m’avait déjà beaucoup séduit avec Walter Kurtz était à pied, une dystopie cinglante et très bien menée. Changement de genre ici avec un livre de SF lorgnant vers le space opéra dans lequel on retrouve la verve engagée et critique d’un auteur décidément plus que doué !

Au cœur de l’intrigue, trois personnages cohabitent dans un vaisseau dont la principale mission est de livrer de l’hydrogène, principale source d’énergie du futur. Le capitaine Vangelis est un homme introverti, à la sagesse profonde et à la froideur de façade. Son jeune apprenti Astide découvre la vie et se forme à devenir un ulysse, une caste dont la fonction est de s’occuper des échanges commerciaux. Et il y a enfin Alfred, le mécano, différent par sa nature même (c’est un centaure), il rêve d’un monde plus juste où lui et ses congénères seraient traités comme des êtres humains.

Ces trois individus ont des liens puissants qui les unissent, vivant ensemble dans un espace réduit. Multipliant les missions, les voyages, ils se rapprochent forcément et cela accentue leurs ressentis, leur symbolique même. L’amour impossible entre le capitaine et son mécano, l’amitié pure et unique entre l’apprenti et le mécano, le lien unique entre le maître et son disciple. Cela donne à lire de magnifiques pages sur le rapport à l’autre, les émotions qui nous émeuvent, nous transportent mais aussi nous font souffrir. On passe par tous les états durant cette lecture. Emmanuel Brault nous offre des personnages complexes, profondément humains et mus par des motivations parfois antagonistes qui provoquent des situations dramatiques et vont les appeler à se déchirer malgré toute l’affection qu’ils ont les uns pour les autres.

En filigrane, ce roman est une dénonciation sans fard des injustices, de l’exploitation et surtout de l’hypocrisie de nos sociétés qui n’hésitent pas à arborer des valeurs sur les frontons de leurs édifices officiels qu’ils ne respectent même pas. La France dans ce roman est un empire fédéral composé de 84 planètes, elle a conservée sa fameuse devise mais à travers le sort réservé aux centaures, considérés comme des animaux, des êtres que l’on peut asservir sans complexe moral, elle trahit ses idéaux et se révèle être une puissance colonisatrice aliénante et sans éthique. On ne peut s’empêcher durant cette lecture de penser à notre Histoire récente comme le statut des algériens ou encore des kanaks qui n’étaient que des citoyens de seconde zone, aux droits limités au sein de l'Empire français. Alfred dans ce roman sonne la révolte, la possibilité d’une révolution, d’une libération. Ce personnage haut en couleur va peu à peu s’humaniser, prendre conscience de la nécessité de la lutte à commencer par la possibilité de représenter les centaures dans les instances politiques. Il brise par là même un certain conditionnement mental qui l’empêchait jusque là de voir les possibilités qui s’offrent à lui.

Tous le personnages vont donc évoluer chacun à leur manière mais chez Alfred c’est plus prégnant. Pour Vangelis, c’est plus intime, plus discret. Quant à Astide, c’est plus classique, c’est la maturité, la prise de conscience de la dualité des hommes et des révélations parfois dures à avaler. Le récit prend donc une dimension initiatique, universelle même car tout ici est transposable dans des choses vues ou constatées dans nos vies respectives. L’ensemble respire l’intelligence, la finesse et l’humanité.

Le background SF est aussi très bien rendu avec de très belles inspirations et des clins d’œils nombreux aux mythes grecs et romains, à la culture littéraire française (le nom des rues, des planètes, les dénominations des différentes castes...). L’ensemble est gouleyant servi par une langue inventive, virevoltante qui procure un plaisir de lecture total. Une super expérience entre aventure humaine, réflexion et philosophie qui se lit facilement et se révèle addictif dès le départ.

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lundi 20 mars 2023

"Paradox Hotel" de Rob Hart

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L’histoire : 2072. Imaginez pouvoir vous extraire de la réalité, côtoyer Mozart, Cléopâtre ou des dinosaures du Jurassique pendant quelques heures. Grâce au Paradox Hotel, voyager dans le passé est possible. Mais, faute de rentabilité, le lieu est menacé. L’annonce d’enchères privées sème le trouble. Car beaucoup discernent dans ce rachat une menace bien plus grande : et si un milliardaire décidait de changer le cours de l’Histoire ?

Responsable de la sécurité de l’hôtel, January Cole sait que se balader dans le temps a un coût qui n’est pas que financier. À chaque passage, le cerveau se dégrade ; elle en a elle-même fait les frais. Et surtout, January est désormais capable de dériver vers l’avenir. Elle seule peut empêcher un crime de se produire...

Au Paradox Hotel, les dimensions temporelles s’entrechoquent pour le plaisir de touristes fortunés. Ici, le temps vaut beaucoup d’argent, et certains sont prêts à tout pour se l’approprier...

La critique de Mr K : Chronique placée sous le sceau de la SF aujourd’hui avec Paradox Hotel de Rob Hart, deuxième ouvrage d’un auteur qui a fait parler de lui avec MotherCloud son précédent roman que je n’ai pour l’instant pas lu. M’est avis que ça va changer vu la claque que j’ai reçue en lisant celui-ci. Accro dès le premier chapitre, j’ai lu l’ouvrage quasiment d’une traite avec un plaisir sans borne.

Dans un futur pas si lointain, on peut désormais organiser des voyages dans le temps, proposer des excursions touristiques d’un nouveau genre, totalement immersives et réservées à une élite très friquée. Le Paradox Hotel les accueille et les loge en amont et après l’expérience. Tout y est luxe, calme et confort, le service d’étage est impeccable et l’on vous entoure d’égards. Des bruits courent cependant que l’hôtel est hanté par des images, des spectres errants dans les couloirs. Les affaires marchent moins bien, l’État veut se dégager de l’entreprise et va bientôt la vendre au plus offrant. On attend dans quelques jours l’arrivée de quatre à cinq acheteurs potentiels, tous plus riches et puissants les uns que les autres et aux aspirations bien différentes.

January Cole, l’héroïne, est la responsable de la sécurité de l’hôtel. Auparavant, elle voyageait énormément dans le temps pour vérifier que les visiteurs n’agissent pas sur le passé, changeant par là même l’avenir. Mais ces voyages ont fini par altérer le cerveau et elle est "décollée" (sa conscience est capable de dériver dans le passé et l’avenir). Elle doit désormais, à cause de cette tare dégénérative, se cantonner à exercer au Paradox Hotel, sa maison et deuxième famille. Dur dur pour cette solitaire au caractère bien trempé et parfois très garce envers ses collègues, notamment le drone à l’IA très développée qui l’accompagne partout.

L’histoire débute avec un crime impossible qui fait penser à un mystère à la Conan Doyle. January est la seule à pouvoir voir un cadavre dans une chambre. En parallèle, la vente de l’hôtel approche, les voyages sont annulés pour de mystérieuses causes, on observe des chutes de tension électrique et le temps ne semble plus suivre son rythme naturel... L’héroïne va tenter de résoudre cette enquête malgré les nombreux obstacles qui vont se dresser devant sa route : son esprit qui déraille de plus en plus et ses visions qui se multiplient, son chagrin insurmontable d’avoir perdu la seule personne qu’elle ait vraiment aimé, l’incurie des puissants et son caractère bien pourri qui ne l’aide pas. L’intrigue est très créative et réserve nombre de surprises à January et au lecteur.

Personnellement, j’ai été totalement emporté par le récit qui se révèle être un parfait huis clos. Ici on ne voyage pas dans le temps, on essaie avant tout de résoudre un crime dans une écriture page turner. On est face à un véritable thriller d’anticipation avec son lot de rebondissements, de personnages bien tordus et des scènes d’action bien tendues (le lâché de dinosaures est un modèle du genre!). Le background SF rajoute une densité folle à l’histoire, donnant à voir des implications nombreuses et un sous-texte passionnant et bien engagé. À l’image de l’héroïne, le cynisme est de mise dans l’écriture avec quelques punchlines bien senties à l’endroit des milliardaires et autres personnages s’écoutant beaucoup parler, ne suivant que leurs intérêts au détriment des autres, à commencer par les employés de l’hôtel. C’est assez jubilatoire, mordant et ça flatte les causes qui me sont chères à commencer par ma détestation du capitalisme ultralibéral qui ici en prend un coup (il semblerait que la charge est encore plus importante dans MotherCloud qu’il faut décidément que je lise au plus vite).

J’ai beaucoup aimé January et son caractère difficile. Elle est relou, traite tout le monde n’importe comment mais on sent bien que cela cache une grande souffrance. On aborde avec elle des thèmes douloureux comme le deuil, la mémoire, la difficile reconstruction de soi après un événement traumatique. Les choses sont en plus rendues impossibles par ses défaillances corticales, la prise de plus en plus importante de médocs qui n’arrangent rien et une pression de plus en plus forte de ses supérieurs. La trajectoire de January ressemble à ces comètes en flammes qui traversent le ciel et semblent vouées à disparaître. Là encore, le récit nous réserve des surprises... Tous les personnages qui gravitent autour d’elle sont réussis, bien croqués et apportent leur pierre à l’édifice. L’intérêt est que malgré une apparence parfois caricaturale, ils se révéleront tous surprenants à un moment ou un autre. L’auteur ne nous prend vraiment pas pour des buses.

Que dire de plus ? Ce roman est un bijou, une expérience de lecture tripante qui ne sacrifie jamais le plaisir de lire en proposant une trame riche, une écriture subtile et rythmée, et un message politique puissant. Tout ici est parfait, enveloppant et totalement enthousiasmant. À lire au plus vite !

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jeudi 9 mars 2023

"Un grand bruit de catastrophe" de Nicolas Delisle-L'Heureux

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L’histoire : Voilà longtemps que Louise Fowley n’avait pas emprunté la route 385 pour rejoindre Val Grégoire, une petite ville au nord du nord de la forêt boréale. C’est là qu’elle a passé son enfance avec Marco Desfossés, le fils du despote local, et le clairvoyant Laurence Calvette. Ensemble, ils formaient un trio flamboyant. Jusqu’à l’événement. Aujourd’hui, vengeance en bandoulière, Louise est prête à relancer les dés, racheter ce qui peut l’être.

La critique de Mr K : C’est encore une superbe lecture que je vais vous présenter aujourd’hui avec Un grand bruit de catastrophe de Nicolas Delisle-L’Heureux, un ouvrage venu tout droit du Canada, paru aux éditions Les Avrils en ce début d’année. On est littéralement emporté par cette histoire d’amitié bouleversée par le destin dans un microcosme géographique frappé par un fatum implacable. Rajoutez là-dessus la langue si chantante qu’on ne trouve que de l’autre côté de l’Atlantique, une gestion parfaite des personnages et vous prenez une très belle claque littéraire.

Louise, Marco et Laurence se rencontrent à l’école de Val Grégoire. Entre eux c’est une évidence. Louise est la cheffe naturelle par son bagou et son charisme, Marco est le dernier né des caïds de la localité il est la force brute du groupe et Laurence est le plus discret, sans doute aussi le plus sensible. Chacun se débat avec sa vie à sa manière : l’une a des parents bigots extrêmement rigides, l’un veut sortir de sa condition et l’autre subit sa famille qui l’aliène. Une chose terrible va se dérouler et va les séparer définitivement. Louise va être éloignée de la ville et elle ne reviendra que bien plus tard. L’auteur nous invite à suivre successivement les trois protagonistes, croise les informations pour livrer un récit dense et marquant.

On s’attache immédiatement à ces trois personnages, trois jeunes un peu paumés dans une ville qui ne l’est pas moins. Nicolas Delisle-L'Heureux nous offre des portraits très justes, touchants et sans pathos des trois gamins (et que l’on va suivre aussi plus grands). La vie est rude là-bas. Pas que le climat, l’ambiance est pesante. Val Grégoire d’ailleurs est un personnage en soi avec ses coutumes, sa communauté reculée qui obéit parfois à ses propres règles pour le pire. La mairie s’hérite de père en fils, le magnat local règne un peu en despote, dépasse ses fonctions, il édifie littéralement la ville (dans les pas des pères fondateurs). Là dessus se greffe une population taciturne, encroûtée dans ses habitudes, avec en toile de fond un certain marasme culturel et économique. Et pourtant, c’est leur ville à ces trois jeunes, et ils l’aiment.

On rentre dans l’intimité familiale de Louise, Marco et Laurence avec son lot de révélations, de conditions de vie difficile, de conditionnement aussi. Nous ne sommes que le fruit de notre éducation, de nos gènes aussi (ici ou là dans le roman, la filiation est claire entre certains personnages), ces trois-là sont abîmés par la vie, marqués dans leur chair et leur esprit par la violence larvée qu’ils côtoient, l’isolement de Val Grégoire qui enferme les espoirs et les paysages froids et enclavés. Malgré les difficultés, chacun cherche cependant à changer, à évoluer, à conquérir une forme de liberté, d’émancipation, d’apaisement aussi vis à vis des adultes qui sont tout sauf des modèles ou des référents bienveillants. À ce propos, des scènes chocs m’ont littéralement retourné, on se dit parfois qu’on est bien peu de chose face aux autres, aux événements, aux actes déviants qui peuvent changer à tout jamais une vie. Cependant l’ensemble reste solaire, lumineux, porteur d’espoir à sa manière malgré une rudesse de l’existence.

La construction de l’ensemble est très réussie, maligne. Tout n’est pas dévoilé d’un coup, c’est au fil des différentes trames que les événements s’entremêlent, que les pièces du puzzle s’assemblent laissant alors voir une toile d’ensemble complexe et très bien construite. L’écriture est très inventive à sa manière aussi, il y a le ton québecois bien sûr mais pas que... In supplément d’âme, un attachement profond aux personnages et un rythme qui ne se dément jamais. Tout cela concourt à une addiction profonde et durable jusqu’à un dénouement parfait qui cloue littéralement sur place le lecteur.

Une sacrée découverte et un nouveau nom à retenir sur la scène littéraire. Un grand bruit de catastrophe est à lire absolument!

lundi 6 mars 2023

"La Vallée des Lazhars" de Soufiane Khaloua

La Vallée des Lazhars

L’histoire : La Vallée des Lazhars est l'histoire d'une jeunesse qui se heurte à des frontières de toutes sortes et qui tente de s'en affranchir, par la verve, le panache, la désobéissance – par une solution qui lui est une seconde nature, l'exil.

Un grand camion blanc parcourt une piste qui serpente au creux d'une vallée, à la frontière Est du Maroc. À son bord, Amir et son père. Cet été, ils rendent visite à leur famille après six ans d'absence. Amir est né en France, mais son père, ici, dans la vallée des Lazhars. Ils sont membres du clan Ayami. Le jeune homme a tout l'été pour retrouver une identité qui lui est un droit de naissance et dont il a pourtant du mal à s'emparer.

Une Renault 18 gravit une pente et fait une arrivée tonitruante dans la nuit. À son bord, Haroun, "cousin préféré" d'Amir, revient d'un exil de trois ans. Il vient assister au mariage de sa sœur Farah, fiancée à un membre du clan d'en face, les Hokbani, qui vouent aux Ayami une haine réciproque et immémoriale. Haroun apporte avec lui les histoires haletantes de ses aventures dans tout le Maghreb. Mais petit à petit, derrière ses récits luxuriants, Amir découvre une autre version, une réalité différente, intimement liée à la vallée et à ses secrets.

La critique de Mr K : Gros coup de cœur que cette lecture de La Vallée des Lazhars de Soufiane Khaloua, sorti en librairie début février aux éditions Agullo. Il est de ces romans qu’on ne peut relâcher avant la fin tant on est happé par l’histoire et sous le charme des protagonistes qui hantent ses pages. C’est beau, puissant et profond à la fois, le tout enveloppé dans une langue subtile et envoûtante.

Tout débute par un grand-père qui s’adresse à sa petite fille à qui il va raconter un passage de sa jeunesse, un été dans la vallée des Lazhars où réside sa famille restée au pays. Amir (c’est son nom) est né en France, il est de la deuxième génération d’immigrés, son père étant venu s’installer sur place. C’est à l’occasion du mariage de sa cousine qu’il va passer quelques semaines au bled avec son père. Il a dix neuf ans et ça fait un petit temps qu’il n’est pas descendu. Il a notamment hâte de retrouver son cousin Haroun avec qui il a fait les 400 coups. Une fois sur place, il va se rendre compte que tout ce qu’il percevait, imaginait sur les lieux, les personnes, la famille, est biaisé y compris l’image qu’il s’est faite d’Haroun.

Le personnage principal est de suite attachant par son décalage. Il ne se sent pas à sa place dans cette vallée où certains le considère comme un étranger. Il vit en France et n’est pas du pays malgré le sang qui coule dans ses veines. J’ai forcément pensé à mes anciens élèves du 93 à qui je demandais régulièrement en septembre comment s’était passé leur séjour au bled. Souvent ils revenaient blessés, déçus de l’accueil, ils me parlaient aussi de décalage. Dans ce roman, cela prend la forme de difficultés d’échanges avec la langue, des coutumes méconnues (comment dire bonjour lors d’une cérémonie, dans quel sens salue-t-on...), des comportements et réactions à adopter... Amir se prend plus d’une fois les pieds dans le tapis, se sent mis à l’écart, pas à sa place. Et pourtant, il l’aime cet endroit, il aime cet oncle râleur et cyclothymique, les paysages grandioses, les discussions passionnées avec Haroun et ses aventures picaresques dans l’Algérie voisine. Il y trouve les fondements de son identité d’Ayumi, cette haine immémoriale avec leurs voisins du versant d’en face, les Hokbani. Et puis, il y a cette jeune fille dont il tombe profondément amoureux et qui semble lui échapper. Elle est du clan d’en face et feint de l’ignorer.

L’immersion est totale, on accompagne Amir dans cette quête de soi. Véritable récit initiatique, le roman se fixe autour des notions de filiation, de la transmission des valeurs, des choses essentielles de l’existence. Loin d‘être parfait malgré une certaine naïveté, Amir en fera à plusieurs reprises l’amère expérience, lui qui n’appréhende que partiellement les réalités auxquelles il est confronté. Il est beaucoup question de frontières que l’on franchit ou pas, à commencer par la figure d’Haroun qualifié à de nombreuses reprises de démon. Né dans des conditions terribles, il porte sur ses épaules un poids, il représente aussi la jeunesse et sa fougue, une rupture avec les traditions. Après un exil de trois ans suite à une brouille dont on nous livrera les secrets en cours de roman, quand il revient les cartes sont rebattues, les certitudes fragiles s’écroulent et mettent en lumière l’animosité entre les deux clans malgré un mariage d’amour devant sceller leur rapprochement. Amir et Haroun entre confidences, expéditions et balades, jalousies nous invitent à découvrir les ressorts en jeu dans les relations familiales et à suivre leur propre construction. Chacun repartira en fin de roman irrémédiablement changé.

La Vallée des Lazhars nous embarque immédiatement, étendant son emprise au fil des pages qui se tournent toutes seules. On fait véritablement partie de la famille, on partage les conditions de vie difficiles dans la vallée, on ressent les tensions, les espoirs et l’on éprouve vraiment des sentiments mêlés au fil des révélations et péripéties contées par Amir. Et il s’en passe de belles durant cet été sous le soleil aride de l’est marocain : un mariage perturbé, un enterrement, une virée en roue libre en Algérie, des amours secrets, des pulsions incontrôlables et des écueils dans la tradition avec un conflit générationnel et des désobéissances qui vont changer à jamais certaines destinées. Le roman se termine avec le sentiment qu’on aurait bien continué encore un peu tant on se passionne pour ses trajectoires et qu’on s’attache à tous les personnages.

Porté par une écriture solaire, souple, accessible et enveloppante, on passe un vrai moment de lecture exceptionnel et magnétique. À découvrir absolument.

dimanche 26 février 2023

"Y avait-il des limites si oui je les ai franchies mais c'était par amour ok" de Michelle Lapierre-Dallaire

y avait-il des limites

L’histoire : J’ai eu peur de mon désir... Je me sentais aspirée vers le fond, vers une noirceur exquise. Je sentais que vivre, pour une fois, rivalisait avec l’intensité et l’ivresse de la mort.

À force de désir, d’émotion, de douleur, l’auteure de ces lignes a connu plusieurs morts, pour revivre avec une ardeur insolente.

Depuis l’adolescence, elle teste les contours de son corps, de son être et de sa liberté, sans demander la permission d’exister.

La révolte dans la peau, elle dresse un témoignage incisif et lucide sur la manière de vivre, la violence familiale, la maladie mentale, et les relations sexuelles. Comment assumer puis rejeter les agressions subies depuis l’enfance et l’adolescence pour ne plus jamais être le jouet des hommes.

La critique de Mr K : Dans la catégorie des premiers romans, Michelle Lapierre-Dallaire frappe un très grand coup avec Y avait-il des limites si oui je les ai franchies mais c’était par amour ok, un livre incandescent, brut de décoffrage. Véritable déflagration littéraire, ça heurte, ça fait mal, c’est même malaisant... mais c’est profond et essentiel dans son propos. C’est un roman qui vous prend aux tripes d’entrée de jeu, le genre d’ouvrage qui resserre son emprise, vous étouffe, vous transporte et vous déchiquette sans vergogne tout en nous rendant totalement accro. Une très très grosse claque pour ma part.

Le livre s’ouvre sur un "avertissement" annonçant que le roman aborde des sujets sensibles : "troubles de la santé mentale, suicide, agressions sexuelles, pédophilie, violence, troubles alimentaires, alcool et drogues". Il est clair que les âmes sensibles peuvent passer leur chemin, le propos est bien borderline, totalement barré, extrême. Pour autant pour les courageux, les amateurs de récits jusqu’au boutiste (et j’en fais partie), l’expérience est totalement enivrante, fascinante et au final totalement enthousiasmante malgré des situations rudes et un personnage totalement en roue libre.

L’auteure / narratrice a vécu des choses affreuses dès son plus jeune âge car à partir de ses cinq ans, elle a été régulièrement abusée par un beau père pédophile. La mère finit par se suicider bien plus tard mais aura laissé faire... Autant vous dire que ça vous détruit une personne, un psychisme, et le récit s'en fait l’écho à travers une structure générale chaotique (du moins en apparence) où Michelle Lapierre-Dallaire ne respecte pas la chronologie mais propose des "confessions" instantanées qui s’entrechoquent temporellement entre flash-back et présent, entre la jeune femme désaxée et la petite fille désorientée et exploitée.

La jeune adulte se livre totalement et a pour le moins une sexualité libérée, déviante diront les pudibonds. Elle poursuit à travers ses aventures d’un soir une forme de quête d’amour, de reconnaissance, tout ce qu’elle n’a jamais vraiment connu. C’est profondément mélancolique, désespérant même de voir ce comportement auto-destructeur, cette folie douce, ce désordre mental exposé à nu causé par une souffrance extrême et une perte de repères totale. Mais on s’attache à elle, on veut qu’elle s’en sorte, que cesse sa consommation inextinguible de sexe, de drogue. On l’aime nous et on aimerait tellement qu’elle aille mieux.

Le style d'écriture m’a fait pensé à du Despentes, c’est crû, c’est rude, c’est féministe. On est dans le frontal, le direct à l’estomac littéraire au service de personnages forts, de rébellion incandescente et de dénonciation de la perversité humaine notamment la misogynie qui a entouré l’héroïne durant la majeure partie de son existence. La langue oralisante, thrash et poétique à la fois m’a bien souvent laissé pantois et admiratif malgré des crispations et des nœuds au ventre. C’est aussi pour ce genre d’expérience que j’aime autant la lecture. Un authentique chef d’œuvre à mes yeux.


vendredi 24 février 2023

"A un étage près" de Jérôme Baccelli

A un étage prèsL'histoire : Trois employés mis le même jour à la porte de leur entreprise se retrouvent dans un ascenseur avec le financier à l’origine de leur départ. Soudain l’appareil s’immobilise. Les portes s’ouvrent sur un étage recouvert de sable : une terra incognita. En un instant le monde auquel ils ont tout donné au mépris de leur propre vie se trouve effacé.

La critique Nelfesque : Une quatrième de couverture intrigante pour un ouvrage qui ne l'est pas moins. Sommes-nous ici en présence d'un roman contemporain ou fantastique ? Que nous réserve cette histoire "A un étage près" ?

Jérôme Baccelli nous offre un roman à la confluence du contemporain, de la philosophie et du surnaturel. Une critique acerbe et totalement justifiée du monde du travail dans certaines entreprises et dans le milieu de la finance en particulier. Un univers froid et sans place pour l'affect, des chiffres et profits pour unique étendard et un monde aseptisé fait de béton, de tours de verre et d'open-spaces.

On suit ici plusieurs personnages travaillant pour la même holding. Pour l'un c'est l'heure de la retraite, pour les autres celle de la porte sans ménagement, du RDV DRH énigmatique... On ne connaît rien d'eux si ce n'est qu'ils ont comme point commun cette haute tour d'une trentaine d'étages dans laquelle ils vont se retrouver coincés à la suite d'un incident d'ascenseur. Jusqu'ici, rien d'étrange ou incongru. Mais c'est lorsque les portes de l'ascenseur s'ouvrent que l'histoire prend une toute autre tournure. Un étage inconnu ou abandonné s'ouvre à eux, un étage étrange où le sable s'est accumulé en formant des dunes, où rien ne bouge et rien ne vit. Mais a-t-il déjà été occupé ? A quoi doit-il son existence même ? Pourquoi est-il là et que peut-il devenir ?

Cet incident, cet étage hors du cadre de la vie "normal" va être leur point de ralliement, leur bouée d'ancrage, le lieu où ils vont apprendre à se connaître entre eux mais aussi eux-même, celui où ils vont s'ouvrir dans un monde si peu propice aux échanges. "A un étage près" est un ouvrage par lequel on se laisse porter, bercer et envoûter. Le lecteur navigue avec les personnages dans une sorte de brume surnaturelle, se questionne, ne sait pas où tout cela va le mener mais se laisse prendre la main avec confiance. D'une lecture aisée, on aborde pourtant des thèmes philosophiques tels que le sens de la vie, la mort, la place du travail dans notre existence, la beauté... Par petits pas, chaque personnage va avancer dans ses réflexions et ouvrir des portes vers d'autres possibles. Réinventer leur monde, réinventer le monde.

Lu au cœur de la nuit, l'écrin parfait pour cette parenthèse hors norme, "A un étage près" est une expérience à vivre, une fable du XXIème siècle laissant entrevoir tous les possibles. A découvrir !

mardi 21 février 2023

"Le Fidèle Rouslan" de Gueorgui Vladimov

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L’histoire : Sommes-nous une nation de chuchoteurs, d'ordures et de mouchards, ou sommes-nous un grand peuple ? - Gueorgui Vladimov

À travers le portrait de Rouslan, chien de garde dans un goulag, Gueorgui Vladimov livrait un brûlot, description aussi fascinante que glaçante de l'enfer concentrationnaire et, au-delà, de l'atroce absurdité du système soviétique. Écrit au début des années 1960, publié clandestinement en Allemagne en 1973 par une maison d'édition fondée par des réfugiés russes, puis en France en 1978 au Seuil, Le Fidèle Rouslan ne paraîtra en URSS qu'après la perestroïka.

La critique de Mr K : Lecture d’une œuvre rééditée chez Belfond aujourd’hui dans leur collection Vintage. Attribué à tort pendant un moment à Soljenitsyne, Le Fidèle Rouslan est l’œuvre de Gueorgui Vladimov, un autre dissident soviétique, plus méconnu et que je découvrais par le présent ouvrage. Par le prisme de Rouslan, chien de garde du goulag, il nous offre un regard distancié et totalement novateur sur l’URSS de l’époque, dénonçant au passage son absurdité et l’aliénation de l’humain qui était monnaie courante dans l’appareil répressif du régime.

Le récit débute après la mort de Staline, dans un camp de travail de Sibérie qui vient d’être démantelé. L’auteur nous met dans la peau de Rouslan, un berger allemand chargé de garder, surveiller les prisonniers voire poursuivre les fugitifs, les mordre, les tuer. Il ne comprend rien à ce qui se passe, lui qui a toujours vécu dans ce lieu clos où il est né et où il a grandi. Quand un chien ne sert plus, son maître se doit de l’abattre... celui de Rouslan décide de l’abandonner et celui-ci ne comprend pas que l’être qu’il vénère le plus puisse faire cela. Totalement perdu, il se retrouve dans un univers qu’il ne connaît pas.

Le point fort de ce roman réside dans le fait que l’auteur ne prête aucun sentiment et réaction humaine à son protagoniste principal. Pas d’anthropomorphisme donc, seulement un chien fidèle, obéissant, programmé et conditionné pour être ce qu’il est. C’est très bien ficelé avec des flash-back bien pensés et une hauteur de vue toujours placée au niveau de l’animal. C’est un peu désarçonnant au départ mais on s’y fait très vite et l’effet est terrible quand on commence à se confronter aux horreurs perpétuées à l’époque au nom de la sainte cause.

Le point de vue adopté évite de tomber dans le déballage frontal, le listing d’horreur. Il se dégage un portrait bien sombre des hommes qui sont loin d'avoir la candeur naturelle de l’animal, trahissent et pervertissent les plus beaux idéaux. La critique est acide à commencer par le système communiste qui a condamné des centaine des milliers de personnes aux travaux forcés durant des décennies. Par petits bouts, quelques évocations, des scènes parfois froides et brutales, on replonge dans une réalité terrible qui malheureusement n’a pas totalement disparue...

Ce roman, bien qu’écrit il y a cinquante ans, n’a pas vieilli tant son écriture semble intemporelle, provoquant une empathie totale envers Rouslan et une immersion saisissante dans une URSS loin des clichés véhiculés en occident. L’expérience est belle quoique rude et source de malaise. Dans son genre, cet ouvrage est une référence et il serait vraiment dommage de passer à côté.

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mercredi 15 février 2023

"Temps calme, pleine tempête" de Julien Decoin

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L’histoire : Un père veut rejoindre sa femme sur une île, il est en compagnie de sa petite fille de 5 ans à laquelle il n’a pas pu consacrer autant de temps qu’il aurait voulu lors de ces premières années de paternité. Arrivés au port d’embarquement pour le dernier tronçon en ferry, tout se complique. Une foule attend. Des menaces planent. C’est la cohue. In extremis, le père et sa fille trouvent refuge dans un hôtel où tous les clients sont bientôt confinés.

Face à sa fillette, dans le huis clos de la chambre, le père ressent sa profonde tendresse pour elle, mais aussi ses regrets, et une forme de culpabilité. La relation ambiguë qu’il établit avec la jeune responsable de l’établissement ne fait que raviver son sentiment de faute. Au téléphone, l’épouse et mère patiente, puis s’inquiète. Ils sont si près. Ils sont si loin. Finalement, le narrateur prend le risque de s’aventurer en bateau, malgré une mer déchaînée. À quoi tient la vie ?

La critique de Mr K : Une bien chouette lecture que ma lecture de Temps calme, pleine tempête de Julien Decoin, paru chez Seuil en ce début d’année. Ce récit mettant en scène un père et sa fille de cinq ans m’a profondément touché et m’a embarqué immédiatement.

La narrateur doit rejoindre sa femme sur une île avec sa gamine de cinq ans, ils partent de la capitale vers la mer pour entamer ensuite la traversée. Malheureusement, le voyage ne se passe pas comme prévu, il n’y a plus de bateau et une mystérieuse épidémie condamne la population au confinement. Toute ressemblance avec des événements récents serait purement fortuite... Les voila tous les deux coincés à l’hôtel, tous les deux seuls au monde ou presque. Les conditions d’introspection pour le narrateur sont idéales...

J’ai adoré la relation père / fille, forcément pour moi jeune père d’une petite poule de trois ans, l’empathie ne pouvait que fonctionner, l’identification s’est faite automatiquement. Il y a cette tendresse unique, ce lien indéfectible qui transpire des pages malgré un regret perlé de la part du narrateur, son absence chronique lié à son métier, sa tendance à boire un peu plus que de raison (sans pour autant tomber dans l’alcoolisme), son inattention larvée qui lui font comprendre qu’il passe peut-être à côté de quelque chose.

Cet isolement forcé dans un hôtel va l’obliger à faire face à lui-même, au rapport qu’il entretient avec sa fille. La maman est loin, seulement présente au bout du fil lors de communications téléphoniques qui ponctuent les différents moments du récit. Le père et la fille se retrouvent à partager nombre de petits moments riches en symbolique, en émotions diverses. Lui l’homme parfois lointain doit rassurer cet être si fragile, si innocent. Ils s’amusent aussi, explorent, cohabitent au sens propre dans une chambre d’hôtel. C’est beau, c’est pur, ça touche en plein cœur.

On croise peu de monde dans cet ouvrage en dehors de la foule anonyme qui au départ s’amasse pour attraper le dernier bateau. L’auteur se focalise sur cette relation si forte. À partir du moment où l’action se concentre dans l’hôtel, apparaît un personnage féminin en la personne de la tenancière, une jeune femme sympathique et attirante avec qui le narrateur va nouer une relation ambiguë entre séduction, amitié et rapport client / prestataire. Là encore, l’auteur fait preuve de grande finesse avec une psychologie fine, une science du détail dans les réactions et les échanges qui rajoutent une dimension au héros, sa dimension d’homme, de mari aussi.

Il y a un aspect initiatique dans ce récit lent, langoureux, qui expose beaucoup, donne à réfléchir sur soi, sur son rapport avec ses proches. La langue accessible, simple et complexe dans ce qu’elle sous-entend vous enveloppe et vous transporte dans une expérience de lecture profonde et finalement apaisante malgré des péripéties parfois dramatiques. Un roman à découvrir.

lundi 13 février 2023

"Thelma" de Caroline Bouffault

THELMA

L’histoire : Certains ont des amis imaginaires ; d’autres, des tyrans intérieurs. Celui de Thelma s’appelle l’Entraîneur. Il règne sur son quotidien, lui enjoint de compter les calories et lui impose une discipline de fer. Soumise à sa loi, la lycéenne épuise son entourage et flirte avec l’abîme. Mais avec l’appui de son amie Violette, une issue se dessine : du marathon ou de la séduction de son professeur de sport, quel projet déraisonnable saura la tirer des griffes de l’Entraîneur ?

Combative et lucide, fragile et ironique, Thelma tâche de s’inventer un chemin parmi des adultes aussi désorientés que leurs cadets.

La critique de Mr K : Gros coup de cœur que cet ouvrage sorti début janvier chez la toute jeune et prometteuse maison d’édition Fugue. Dans Thelma de Caroline Bouffault, on rentre dans l’intimité d’une adolescente atteinte d’anorexie mentale, une maladie terrible qui lui pourrit la vie et celle des ses proches. À la fois vif et juste, voila un récit initiatique que je ne suis pas prêt d’oublier.

L’adolescence est souvent une phase difficile, une période de métamorphose qui met à mal les certitudes de tous dans une famille. Pour Thelma et les siens, c’est l’enfer. La jeune fille refuse de s’alimenter depuis plusieurs mois, elle vit dans la hantise de prendre du poids. Un être imaginaire (le fameux entraîneur évoqué en quatrième de couverture) la sermonne dès qu’elle s’offre un petite plaisir (vraiment tout petit) et elle est suivie de près par son médecin et un psychologue. Elle n’est pas loin de l’hospitalisation et flirte constamment avec la limite.

Rien pourtant ne semble la prédisposer à cette pathologie terrible, elle a une vie plutôt posée et tranquillisante. Deux parents à la maison, une petite sœur pas trop pénible (si si, ça existe), une meilleure amie fidèle et à l’école, ça ne se passe pas trop mal, même si elle n’est pas la plus populaire. Elle est douée, apprend vite, est perfectionniste et l’avenir lui est tout ouvert. Mais la maladie est bien là, sapant ses forces, fragilisant ses relations sociales et familiales.

Mais c’est sans compter son amie Violette qui la rebooste régulièrement, l’écoute, la comprend. Puis Thelma n’est pas une petite chose fragile, elle est combative, lucide, solaire même et peu à peu un projet un peu fou fait corps dans son esprit : celui de séduire le prof de sport du lycée qui souhaite la faire participer à son premier marathon, elle qui court régulièrement jusqu’à l’épuisement pour fuir le monde et sa souffrance, se recentrer. La thérapie par le sport, tel est le credo du prof, il la prend pour une personne et non comme une malade, et ça change tout.

L’univers de l’adolescente est superbement décrit, décortiqué dans cet ouvrage qui fait la part belle au réalisme, sans en rajouter, avec le juste dosage entre pensées intimes et tranches de vie. On passe d’un personnage à l’autre, multipliant les points de vue ce qui enrichit considérablement le propos. Thelma et sa maladie qui impacte tout le monde, de différentes manières et dont tous les aspects se complètent, proposant un tableau familial et social crédible et saisissant. On s’attache immédiatement à tous ses personnages ballottés par la vie mais que des liens très profonds unissent : Thelma qui veut s’en sortir et retrouver ce qu’elle a été, les parents désarçonnés et parfois à bout de nerfs face à la situation, la jeune Billie qui voudrait que sa sœur aille mieux... Les repères classiques sont bousculés, des révélations pas anodines livrent leurs vérités en fin d’ouvrage.

C’est remarquablement écrit, le récit vous happe immédiatement et ne relâche jamais son étreinte. L’addiction est profonde, l’empathie fonctionne à plein et le coup de cœur est immédiat. Caroline Bouffault réussit à décrire avec maestria l’adolescence dans toute sa complexité entre espoirs, grâce et rage de vivre. Elle aborde aussi de façon intelligible une maladie trop méconnue et pourtant dévastatrice avec une écriture très sensuelle / sensorielle où les souffrances physiques et psychiques se conjuguent avec l’éveil du désir, la quête d’identité et la prise de conscience du rapport aux autres.

Thelma est à lire absolument et à faire découvrir au plus grand nombre car ce roman restera dans vos cœurs à tout jamais...

mercredi 8 février 2023

"Les Orphelines du mont Luciole" d'Isabelle Rodriguez

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L’histoire : Des champs sauvages, trois fermes, une école à classe unique à l’ombre d’un orphelinat abandonné. Au village, on dit que toutes ses pensionnaires y sont mortes d’un coup, fauchées par la grippe espagnole au lendemain de la Grande Guerre. On ne sait rien de plus. Une enfant refuse l’oubli. Les orphelines sont ses fées. Alors, quand des promoteurs débarquent pour construire un lotissement à l’endroit de leurs tombes, elle promet de revenir, adulte et conquérante. De sauver la colline et ses légendes.

La critique de Mr K : C’est un avis mitigé que je vais partager avec vous aujourd’hui avec ma chronique consacrée à l’ouvrage d’Isabelle Rodriguez, Les Orphelines du mont Luciole, sorti en tout début d’année dans la jeune maison d’édition Les Avrils que je découvrais par la même occasion. Il est ici question d’héritage, de souvenirs et d’identité. Tout pour me plaire en quelque sorte même si la sauce n’a pas pris chez moi...

Divisé en deux parties, l’ouvrage raconté à la première personne met en scène une femme qui se souvient de la petite fille qu’elle était, qui a grandi dans le village de Sorcelin, lieu qu'elle continue d’adorer. Les relations familiales dans le milieu populaire dont elle est issue, les rues, les vieilles pierres, la nature... tout est prétexte à une douce nostalgie qui s’exprime tout au long de ces pages. Elle est tout particulièrement fascinée par un orphelinat abandonné où sont mortes des jeunes filles des suites de la grippe espagnole après la guerre de 14. Elle pense à elles, s’occupe de leurs tombes, leur parle même, entretient en quelque sorte leur mémoire. Et puis, c’est le retour des années plus tard avec la transformation du village, sa modernisation, ses changements qui modifient l’image qu’elle s’en est faite sans pour autant totalement la transformer.

L’auteure est plasticienne et cela se sent dans son écriture atypique avec une syntaxe différente de ce que l’on a coutume de lire, une langue innovante, très poétique, sensible. On est immergé dans cette rêverie solitaire, ce plaidoyer pour une sorte de mémoire qui a construit la personne qu’est devenue la jeune fille. Ce récit initiatique est d’une profondeur somme toute impressionnante... mais malheureusement je n’ai finalement jamais vraiment pu rentrer dedans. La faute sans doute à un style que j’ai trouvé au final étouffant, l’absence de dialogue plombe aussi le rythme... Peut-être n’était-ce tout simplement pas le bon moment pour moi de le lire ? Je n’ai donc pas accroché malgré tout le talent de l’auteure en terme d’écriture et la finesse psychologique des protagonistes évoqués, la portée du sous-texte...

Je pense que c’est vraiment à chacun de se faire son idée sur ce roman, les avis sur la toile sont plutôt très positifs. Des fois il y a des rencontres qui ne se passent pas bien. C’était le cas entre moi et ce livre en ce mois de janvier... N'hésitez pas à le découvrir à votre tour pour qu'on en discute dans les commentaires !