"Opuscule de l’amour" de Shpëtim Selmani
L’histoire : Les petits pays se présentent comme des monstres sans pitié quand il s’agit du concept de la patrie. Plus le pays est petit, plus tu lui es redevable. Plus il est petit, plus tes jambes s’enfoncent dans sa fange vivante. Plus il est petit, plus tu as des obligations envers lui. Plus il est petit, plus tu es dans la merde. Pour être sincère, je ne veux plus appartenir à aucun pays. Je me sens fils de toutes les nations. Enfant de toutes les mères. De tous les pères. Partout dans le monde.
C’est l’été, entre Tirana et Pristina. Un homme en pleine introspection. Il va devenir père : concept qui expose tout son être face à la complexité et l’absurdité de la vie. Souvenirs de guerre, liens parentaux, rapports avec la littérature contemporaine et son pays, relations amoureuses, regard des autres, perte d’un être cher, liberté...
La critique de Mr K : Une lecture différente et assez bluffante au programme du jour avec cet ouvrage d’un auteur albanais qui livre avec Opuscule de l’amour une pièce de choix, un livre qu’on n’oublie pas après sa lecture. Shpëtim Slimani nous livre un récit introspectif d’une rare force d’évocation et nous offre une expérience littéraire unique et saisissante.
C’est par le biais de chapitres ultra-courts (de deux à cinq pages maximum) que l’on suit les pensées et souvenirs du narrateur, un homme qui s’apprête à devenir père. Comme s’il faisait un point sur son existence, il nous livre épars des pans de sa vie, des moments importants, des prises de conscience ou des réflexions qui ont orienté son parcours.
Il est beaucoup question d’amour ici. La rencontre amoureuse et la construction du couple avec les passages obligés, les premières expériences, les compromis, les agacements et la construction d’un foyer. La paternité à venir est évoquée avec un luxe de sensibilité sans tomber dans le pathos et m’a beaucoup parlé. On a beaucoup de points communs lui et moi concernant ce changement irrémédiable. Il nous parle aussi de la famille, de la relation parfois distendue voire interrompue avec nos proches, là encore il fait mouche avec pudeur et profondeur en même temps. Et puis, il y a l’amour avec un grand A, celui que l’on doit se vouer les uns aux autres, ce vers quoi l’humain doit tendre pour que le monde devienne vivable avec la possibilité d’avancer ensemble. Ce roman regorge donc d’ondes positives sans pour autant tomber dans le suranné ou le déjà lu car tout est complexe dans une vie humaine et longue parfois est la route vers un futur meilleur.
Venant d’une région fortement marqué par les tensions et les conflits, certains passages sont l’occasion d’évoquer la guerre et ses méfaits. Il renvoie dos à dos les va-t’en-guerre et les pacifistes, souligne la vacuité des positions défendues et offre une vision claire et profondément humaniste. On revient toujours plus ou moins au concept au sens large de liberté, de se libérer du prêt à penser et des influences individualistes qui s’exercent en continue dans nos sociétés modernes. Les scènes de la vie quotidienne, des déambulations dans la ville et les rencontres effectuées parachèvent un univers réaliste et porteur de sens. C’est beau, puissant et simple à la fois.
Opuscule de l’amour est une petite merveille formelle avec une écriture neuve qui s’apparente parfois à de la pure poésie en vers libre. L’auteur a une plume incroyable, libère la narration des carcans traditionnels, propose des images jamais lues, des associations d’images et d’idées originales qui marquent durablement le cœur du lecteur. C’est subtile et puissant à la fois, évocateur en diable avec une foultitude d’émotions qui pointent le bout de leur nez et ne vous lâchent plus. Une pure merveille.
"Mahmoud ou la montée des eaux" d'Antoine Wauters
L’histoire : Syrie. Un vieil homme rame à bord d'une barque, seul au milieu d'une immense étendue d'eau. En dessous de lui, sa maison d'enfance, engloutie par le lac el-Assad, né de la construction du barrage de Tabqa, en 1973. Fermant les yeux sur la guerre qui gronde, muni d'un masque et d'un tuba, il plonge - et c'est sa vie entière qu'il revoit, ses enfants au temps où ils n'étaient pas encore partis se battre, Sarah, sa femme folle amoureuse de poésie, la prison, son premier amour, sa soif de liberté.
La critique de Mr K : Superbe lecture que celle de Mahmoud ou la montée des eaux d’Antoine Wauters, un auteur qui confirme tout le bien que l’on pense de lui au Capharnaüm éclairé. Parti pris d’écriture audacieux, récit intimiste d’une force incroyable, évocation d’un ailleurs pas si lointain et le fil égrainé d’une existence sur le fil du rasoir sont au programme de cette parution de la rentrée littéraire 2021 qui s’avère être un petit bijou à côté duquel il ne faut passer.
Mahmoud se sait condamné, il mourra par la peau comme il dit. Isolé au milieu de nulle part dans son cher pays, la Syrie, il plonge dans un lac que la construction d’un barrage a créé de toute pièce, engloutissant son village natal. À la faveur des souvenirs qui ressurgissent, sous forme de poésie libre, il nous entraîne dans un tourbillon de sentiments et d’émotions, partageant bonheurs et fêlures, grands moments de joie et drames effroyables. Car derrière le portrait d’un homme, c’est aussi tout un pays qui est évoqué dans toute sa beauté et toute sa douleur.
L’ouvrage est divisé en plusieurs chapitres qui s’apparentent à des fulgurances, des résurgences de souvenirs. Au gré de ses plongées, des personnes qui viennent le voir, lui apporter leur aide, Mahmoud revient donc sur les moments clefs de sa vie. Ses souvenirs d’enfance dont le sourire de sa mère, les femmes qui ont compté dans sa vie, ses enfants, son art de versificateur, ses convictions et ses doutes. Personnalité complexe et vie bien remplie emplissent ces pages sous la forme de vers libres qui frappent juste et fort proposant un portrait d’une rare intensité qui touche en plein cœur. Il flotte souvent un doux parfum de nostalgie sur ces pages.
Et puis, c’est aussi la Syrie qui est évoquée entre magnificence d’un pays plein de promesses, des hommes ivres de liberté et la volonté que la Syrie progresse sous le régime du père de Bachar qui très vite va révéler sa vraie nature. Et c’est aussi l'horreur avec des passages qui font froid dans le dos quand Mahmoud aborde au détour de ses flashback la répression, la mort, la guerre qui brise les existences et le sang qui coule encore et encore. Le contraste est saisissant, des passages se révèlent proprement abjects mais réalistes, digne reflet d’un régime barbare qui n’accepte aucune opposition ni remise en cause. Mahmoud n’est pas épargné, il connaîtra la prison et même bien pire avec la perte terrible de ses proches. Lui le poète épris de son pays le voit se couvrir d’un voile noir et sanguinaire. Il met des mots sur l’inimaginable, il énonce l’indicible accompagné de son cortège de souffrances et d’espoirs perdus pour tout un peuple.
Cet auteur belge est formidablement doué, il donne vie à des personnages avec une force incroyable, il nous transporte littéralement en Syrie sans qu’aucun détail ne soit caricatural ou encore exagéré. Sublime ouvrage à l'écriture unique, poétique et diablement évocatrice, Mahmoud ou la montée des eaux est un livre à ne pas rater, une lecture différente et envoûtante qui vous emportera loin et que je place sans hésiter au rang des meilleures lectures de mon année 2021. À lire absolument et à partager, faire connaître.
Également lus et chroniqués du même auteur au Capharnaüm Éclairé :
- Pense aux pierres sous tes pas
- Moi, Marthe et les autres
"Les Aventures de Tom Bombadil" de J.R.R. Tolkien
L’histoire : Apprenons en plus sur Tom Bombadil, le mystérieux personnage que Frodon rencontre dans le premier tome du seigneur des anneaux. Tom Bombadil est un joyeux drille vivant dans la Vieille Forêt en plein cœur de la Terre du Milieu.
La critique de Mr K : Avec cette lecture, on touche au sacré pour moi. Gros fan devant l’absolu de J.R.R. Tolkien qui a nourri mes rêves d’évasion étant enfant, j’avais envie de relire ce petit ouvrage versifié du maître de la fantasy. Les Aventures de Tom Bombadil est un recueil de poésie qui regroupe en son sein plusieurs pièces plus ou moins longues, mélange de contes et de chansons que l’on raconte à ses petits enfants quand on habite en Terre du Milieu. Ce re-reading s’est avéré savoureux et plein de nostalgie.
Mon édition étant bilingue, j’ai pu compulser cet ouvrage en passant de la langue de Shakespeare à sa traduction française par Dashiell Hedayat, écrivain / musicien ayant officié dans les 70's avec le très talentueux et planant groupe Gong. Ce fut une belle expérience que de passer d’une langue à l’autre, cela permet de saisir toutes les nuances dans la forme et le propos, la poésie ayant cette subtilité supplémentaire qui nourrit l’âme et le cœur. À ce propos, sans rentrer dans de la métrique ou dans l’étude purement littéraire, on se rend vite compte de la maîtrise langagière de Tolkien qui en tant que versificateur n’a rien à envier aux grands noms de la poésie anglo-saxonne. C’est beau, pur, cristallin, presque évident quand on le lit. Répercussions des sons, rythmique languissante, enveloppante sont autant d’éléments qui procurent un plaisir de lire et de relire immédiat.
Alors que trouve-t-on dans ce recueil ? Je dois bien avouer que depuis ma première lecture le temps avait passé et que je n’en avais plus beaucoup souvenir. Bien évidemment, on retrouve ce bon vieux Tom Bombadil qui nous a tant manqué dans l’adaptation de Peter Jackson du Seigneur des anneaux. Amateur d’herbe de Langoulet et de bonne bière, dragueur de nymphes et hédoniste assumé, peut-être était-il trop barré, irrévérencieux (les hobbits y passent une soirée mémorables dans le livre pour ceux qui s’en rappellent) et ne convenait pas aux grands studios américains ? Le fan que je suis avait été un peu douché par cette absence, heureusement il nous reste la matière originelle. Tom est présent dans les deux premiers poèmes où l’auteur nous invite à le suivre dans ses pérégrinations dans la nature, ses rencontres étranges avec diverses créatures et ses mésaventures de soirée. C’est frais, poétique, drolatique même et on se laisse porter par les vers qui s’écoulent comme une bonne vieille ballade à l’ancienne. Ça y est, on y est, on est de retour en Terre du Milieu !
Et puis ensuite, il y a les autres poèmes qui mettent en scènes divers personnages dans des scénettes plus courtes où alternent poésie pure, contemplation, aventures picaresques et rocambolesques. Un troll esseulé en quête de compagnie, les elfes qui s’apprêtent à quitter le monde des mortels, des chats-gluants redoutables vivant dans des cavernes, des dragons gardant jalousement leur trésor ou encore des fêtards qui ont du mal à rentrer chez eux sont autant de poèmes délicats et drôles à la fois. Là encore, c’est un pur plaisir de retourner dans cet univers si vaste et fantasmagorique. On se retrouve en enfance, on sourit, on essuie même parfois une larme face à certains passages pathétiques. Nature et créatures ne font plus qu’un et l’on imagine les parents racontant ces histoires au coin du feu, les soirs d’hiver où le sommeil ne vient pas. Et puis, il y a en filigrane ces valeurs positives qui ressortent des poèmes sans pour autant tomber dans la morale liberticide et convenue.
Les Aventures de Tom Bombadil de J.R.R. Tolkien est une lecture inoubliable, une madeleine de Proust vers laquelle se tourner quand l’esprit est embrumé et la peine parfois trop présente dans nos existences. Un doux baume dans un écrin langagier unique à découvrir au plus vite si ce n’est déjà fait !
Egalement lus et chroniqués du même auteur au Capharnaüm éclairé :
- Les Enfants de Hùrin
- Bilbo le hobbit
"Métamorphose en bord de ciel" de Mathias Malzieu
L'histoire:Tom Cloudman est sans conteste le plus mauvais cascadeur du monde. Ses performances de voltige involontairement comiques le propulsent au sommet de la gloire. Jusqu'à ce qu'un médecin qui le soigne pour une énième fracture décèle chez lui une maladie incurable.
Commence alors pour Tom un long séjour hospitalier pour tenter de venir à bout de ce qu'il appelle "la Betterave". Lors d'une de ses déambulations nocturnes dans les couloirs de l'hôpital, cet homme qui a toujours rêvé de voler rencontre une étrange créature, mi-femme mi-oiseau, qui, lui propose le pacte suivant: «Je peux vous transformer en oiseau, ce qui vous sauverait, mais cela ne sera pas sans conséquences. Pour déclencher votre métamorphose vous devrez faire l'amour avec moi. De cette union naîtra peut-être un enfant. Un risque à accepter».
La critique de Mr K: J'avais adoré La Mécanique du cœur à sa sortie. Livre marquant, à la langue poétique à souhait, il s'est révélé être un coup de foudre pour un écrivain dont je connaissais uniquement la carrière musicale avec le groupe Dionysos. Il nous revient ici avec un autre conte pour grands enfants que nous sommes, une rencontre inattendue entre un cascadeur raté condamné par une maladie incurable et un être hybride qui pourrait lui apporter la guérison.
On retrouve dans cet ouvrage toute la mélancolie teintée d'espoir qui m'avait tant charmé dans La Mécanique du cœur. Ici, on est plongé dans le quotidien d'un malade qui attend une mort qui lui est promise. Des passages sont difficiles tant ils peuvent rappeler le quotidien de personnes qui nous sont chères: la douleur, la dépendance, l'esprit qui s'évapore, l'indifférence des personnels soignants et l'impression d'être seul au monde, sans confident ou ami à qui se confier. C'est avec la boule au ventre que j'ai progressé dans la première partie de cet ouvrage. Puis, vient se greffer sur le récit, un élément de conte pur et dur: un être mi-femme mi-oiseau qui entrouvre un espoir de futur possible pour notre héros. L'oiselle lui propose un pacte et la majeure partie de la seconde partie de l'ouvrage est consacrée à la réflexion de Tom vis-à-vis de ce possible accord et à ses délires de plus en plus prégnant sur la «normalité».
Sans égaler son précédent livre, Métamorphose en bord de ciel est une grande réussite. La langue de Malzieu touche juste et fort, le lecteur est constamment balloté grâce aux images et aux formulations originales sans jamais tomber dans le pathos ou la lourdeur stylistique. Écriture poétique en diable, l'histoire avance tranquillement à son rythme sans jamais faire de concession ou baisser en intensité. On se prend irrémédiablement d'affection pour ce bras cassé de la vie et de sa belle soupirante hybride. C'est une fois de plus heureux et comblé que j'ai refermé cet ouvrage. À signaler qu'il est possible de se procurer une version dite «limitée» illustrée de nombreux dessins d'artistes divers et variés, à commencer par la couverture signée Nicoletta Ceccoli (merci Lenelaï).