"Ce que l'on ne peut confier à sa coiffeuse" d'Agata Tomazic
L’histoire : "J’étais assise, la tête renversée en arrière, la coiffeuse en train de me laver les cheveux et un instant, j’ai eu peur qu’en me massant lentement le cuir chevelu, elle palpe mes pensées. Malaxer ces questions embrouillées, ces réflexions apeurées qui me trottaient dans le crâne. Moi seule devais trouver les réponses à tout cela, ses réponses à lui étaient toujours identiques, univoques, uniques. Ses réponses lui appartenaient. Qu’est-ce qui était encore à moi, rien qu’à moi ?"
Dans ce recueil de portraits délicieusement décalés, Agata Tomažic démontre que ce sont parfois les personnages les plus triviaux qui s’avèrent les plus imprévisibles. Une veuve sans histoires, un fils trop chéri par sa mère bien-aimée, un jeune cadre bouffi d’orgueil... Autant de destins ordinaires déboussolés par les petites singularités du quotidien, qui peuvent cacher de sombres affaires d’amours abusives, de plantes invasives ou encore de roi-grenouille !
La critique de Mr K : C’est une lecture dépaysante que je vais vous présenter aujourd’hui avec mon premier ouvrage slovène ! Doté d’une sublime couverture, Ce que l’on ne peut confier à sa coiffeuse d’Agata Tomažic édité chez la jeune maison d’édition Belleville est un recueil de nouvelles toutes plus originales les unes que les autres. Bien qu’assez ordinaires en soi, les vies exposées ici prennent une tournure et un sens souvent singulier grâce à une écriture très particulière qui saisit son lecteur comme il faut.
La vingtaine de textes réunis ici proposent une série de portraits atypiques. On part à chaque fois de situations banales avec des hommes et des femmes confrontés à un quotidien routinier et sans surprise. C’est d’ailleurs là où souvent le bât blesse et une réaction, une action ou un hasard de la vie va bousculer les schémas établis ou faire réagir le personnage principal. La nouvelle étant un genre impitoyable car il faut savoir condenser et surprendre, le risque est toujours grand pour un auteur... mais le contrat est rempli dans cet ouvrage qui prend bien souvent le lecteur à rebrousse poil, lui procurant surprises, fascination et faisant émerger des sentiments très contradictoires. Il se dégage pas mal d’ironie et de cynisme dans ces portraits parfois au vitriol, mais en y réfléchissant après lecture, il n’y a pas que cela. C’est un bon résumé en fait de l’humanité, des sentiments et expériences que l’on peut vivre dans une existence. Bon, attention, certains textes dépotent bien tout de même, virent dans le fantastique ou le delirium mais même dans ceux-là la parabole est instructive sur notre espèce et nos défauts.
On croise donc de nombreux personnages dans ce recueil, de toutes origines sociales, aux vies diverses et variées. Leur point commun : ils sont slovènes. Leurs noms, leur manière de voir les choses, les lieux qu'ils traversent, les éléments de vocabulaire mis en exergue par un lexique fort original (avec lien connecté sur le net et le site de la maison d’édition pour prolonger le plaisir) dépaysent et charment en même temps. Un VRP impudent, un strip-teaser hypnotisé par un manteau de luxe, une famille coincée dans un embouteillage, une veuve devant mettre en vente une maison, une petite fille qui comprend le langage des oiseaux, un photographe volage, une mère et son fils aux relations troubles, une femme amoureuse malgré l’échec de sa relation et beaucoup d’autres sont au cœur de récits enlevés, bien menés et très variés dans les thèmes abordés. Il est question avant tout du sens de la vie, de notre propension ou non à atteindre le bonheur sous n’importe quel forme : amour, famille, fortune qui sont autant de domaines explorés au scalpel par une auteure qui ne ménage ni ses personnages ni ses lecteurs. En filigrane, la critique est féroce sur la société de consommation, sur les non-dits et les excuses que l’on se donne parfois et qui peuvent nous faire passer à côté de notre vie. Une certaine mélancolie se dégage de ces textes, certes des espoirs sont nourris, des moments passés regrettés rappellent à certains un âge d’or personnel mais ce qui transpire des pages de ce recueil c’est la difficulté de la condition humaine.
Pour autant, ce n’est pas un recueil qui vous rendra dépressif, bien au contraire. Le ton du texte, la versatilité du style avec une dose d’érudition dans la syntaxe (jamais gratuite, toujours à bon escient) et la puissance des propos emportent un lecteur conquis et avide d’en lire plus. On rit, on pleure, on s’étonne, on réfléchit, on se retrouve chamboulé, ce recueil propose un peu tout ça avec une ambiance décalée qui fait vraiment plaisir à lire. C’est souvent le cas avec des auteurs des pays de l’est (voir nos chroniques d’ouvrages des maisons d’édition Agullo et Mirobole) et ce serait dommage de passer à côté de ces nouvelles aussi rafraîchissantes et originales. Vous savez ce qu’il vous reste à faire !
"Les Dimanches d'Angèle" de Linda Vanden Bemden
L’histoire : Grand-maman est entrée en maison de repos un 2 janvier. Elle y est décédée 5 ans plus tard. Il y eut donc 5 fois 52 semaines de lessives, de visites, de bisous, de sourires. Mais aussi une semaine et demie de dentier perdu, 17 jours de lunettes égarées, 14 jours d’hospitalisation, 5 anniversaires, 8,7 litres de liquides renversés, 4 Noëls et demi, 3650 tartines, principalement à la confiture. Ses angoisses. Mes réponses. Mes angoisses. Sans réponse. Et l’odeur de pisse, évidemment.
La critique de Mr K : Je vous propose aujourd’hui de vous faire découvrir un petit recueil de nouvelles miniatures dans le même format que Alors, c’est du jazz de Marc Menu déjà aux éditions Quadrature, lu et apprécié en février dernier. Dans Les Dimanches d’Angèle, Linda Vanden Bemden nous invite à suivre les visites qu’elle a fait tous les dimanches auprès de sa grand-maman et dont elle avait publié les textes et réflexions inhérentes sur un réseau social bien connu. Depuis le 10 février de cette année, on peut retrouver toute cette matière dans le présent recueil qui se lit en un temps record et avec un plaisir intense entre émotions contradictoires et langue incisive qui touche toujours juste.
C’est en tout 77 micro-textes (de trois lignes à une trentaine maximum) qui sont ici donnés à la lecture et qui touchent au quotidien d’une vieille femme dans une maison de repos et sur les sentiments et réactions de sa petite-fille. Depuis les raisons de son admission, à sa disparition, en passant par le quotidien d’un tel établissement, l’auteure ne nous épargne rien enchaînant les discussions, situations et autres détails à priori banals mais finalement très parlants et reflets de notre société. Car observer une maison de retraite, c’est un peu comme observer le monde. Derrière ces personnes âgés diminuées pour la plupart, se cachent des êtres humains qui ont bien vécu et ont encore des choses à vivre !
Jeux interdits
Deux amoureux assis dans leur chaise roulante se bécotent avec difficulté. S’ils se penchent trop, ils tombent. S’ils ne se penchent pas, ils ratent une tranche d’amour pur. Le temps de leur élan romantique, ils encombrent sans pudeur l’allée principale qui mène au restaurant. Après le baiser, ils gloussent, la main devant la bouche, se traitent mutuellement d’imbéciles puis se font houspiller par l’infirmière.
L’admission, les repas, les promenades, l’attente dans les chambres, les échanges avec les proches, les disputes entre pensionnaires, les anecdotes croustillantes, les histoires d’amour et les inimitiés, la routine du quotidien, le remplacement des pensionnaires disparus, la politique de management des établissements de ce type sont autant de thématiques traitées avec justesse et un sens de l’économie des mots hors du commun. Chaque écrit se tient, conjugue grâce et précision d’une écriture épurée donnant à voir une humanité à fleur de mot qui émeut le lecteur. Le procédé est assez bluffant surtout qu’il s’agit pour l’auteure de témoigner de quelque chose qu’elle a vécu, trouver la nécessaire distance, rire de tout même quand on côtoie parfois le tragique est louable et à aucun moment cela ne sonne faux durant la lecture de cet ouvrage.
À Froid
Aujourd’hui, en les repliant, je mesure la propension à rétrécir des pulls tricotés main, lavés en machine, à froid, cycle délicat. Énorme, la propension ! Heureusement, ces dernières années, elle va de pair avec la même propension qu’a grand-maman à rétrécir.
On se prend immédiatement d’affection pour cette grand-mère qui yoyotte un peu mais qui régulièrement assène une vérité élémentaire et garde une tendresse immense pour sa petite fille. On rit, on pleure aussi au gré des anecdotes comptées. On raconte que les personnes âgées retournent en enfance, certains textes du recueil en sont la parfaite illustration avec des disputes pour une question de place ou encore des coups pendables et autres mauvaises blagues qui ont lieu dans la maison de repos. C’est un monde étrange parfois, ubuesque que l’on découvre ici avec des soucis nombreux chassés par le temps et les nouvelles lubies étranges des pensionnaires.
Rafraîchissant mais aussi parfois triste et éclairant, Les Dimanches d'Angèle souffle le chaud et le froid mais dégage une force tranquille, un appétit pour l’humanité indéniable et il est très bien écrit. On se souviendra longtemps d’Armande, Hortense, Séraphine, grand-maman et les autres.
"Alors, c'est du jazz" de Marc Menu
Le contenu : Poète maintes fois déprimé, Marc Menu arpente les méandres de son existence avec la curiosité tranquille du passant. De temps en temps, il s'arrête pour prendre note d'un paysage, d'une idée, d'une rencontre - le plus souvent, avec un sourire amusé. Parce qu'il serait assez peu convenable de prendre tout ça au sérieux.
Voilà déjà quelques années qu'il laisse à son chien le soin d'écrire à sa place. celui-ci manie l'ironie avec un certain bonheur et tout en remuant la queue - ce qui, reconnaissons-le, de la part d'un auteur, serait inapproprié.
Maintenant qu'il y pense - voilà déjà quelques années qu'on lui dit qu'il écrit mieux.
La critique de Mr K : Chronique d’un ovni littéraire avec Alors, c’est du jazz de Marc Menu sorti en librairie en décembre chez l’éditeur belge Quadrature que j’aime beaucoup et se spécialise dans la sortie de recueils de nouvelles contemporaines qui se démarquent très souvent du lot. Cet ouvrage propose à la lecture des micro-fictions aussi courtes qu’incisives, laissant bien souvent un sourire de satisfaction sur la face ravie du lecteur conquis par le procédé et la langue très inventive d’un auteur à part.
Marc Menu (et donc son chien si vous avez bien lu la quatrième de couverture) nous invite à suivre des tranches de vie variées qui n'excèdent jamais une page ! Déjà qu’écrire une nouvelle qui se tient relève de la gageure, le challenge est d’autant plus difficile ici. Il est même de haute volée pourrait-on dire et en cela le contrat est totalement rempli. Difficile du coup de résumer quoique ce soit du contenu tant il est riche et varié. L’étrange et l’insolite se dispute bien souvent au quotidien et à l’universalité des situations proposées (amour, amitié, travail, sexe, affres existentiels...). Le tout est réalisé avec une économie de mots extrême et très bien maîtrisée.
Les sujets et formes adoptées se suivent et ne ressemblent pas. La pure poésie peut succéder à une forme de narration plus classique, bien souvent l’ultime ligne ou phrase est matière à un retournement de situation étrange, surprenant et parfois totalement incongru ou délirant. Je vous laisse juge du procédé avec cet exemple tiré de l’ouvrage et que je trouve pour ma part très parlant.
Mémé de Tinténiac
Ma grand-mère bretonne m’a filé la recette de son quatre-quarts. Ça n’a pas du tout donné le résultat escompté, le gâteau s’est littéralement liquéfié à sa sortie du four. J’avais pourtant scrupuleusement respecté les proportions.
- Mémé t’es vraiment, vraiment sûre qu’il ne faut rien mettre d’autre que les quatre quarts de beurre?
Déstabilisant, non ? Personnellement, moi qui aime les surprises en littérature, j’ai été cueilli par ce court ouvrage (96 pages) qui a le mérite de détoner dans le milieu de l’édition. Sans doute que ce livre divisera, chacun y trouvant d’ailleurs ce qu’il y apportera avec son expérience et ses ressentis. De mon côté, j’ai adoré ce côté parfois fantasque et bancal, cette fenêtre sur nos interrogations quotidiennes et cet humour distillé avec finesse et justesse au gré de courts textes d’une rare maîtrise. La lecture de Alors, c'est du jazz fut une expérience hors norme, à chacun de la tenter ou non selon son appétence.
"Haut domaine" de Dan O'Brien
L’histoire : Un enfant, un serviteur noir, un vieil excentrique et sa femme, deux déracinés...
Par la voix singulière de personnages bouleversés face à une nature qui les dépasse ou une existence qui les met au défi, dix nouvelles, lauréates de l’Iowa Short Fiction, comme autant d’hymnes discrets à la persévérance et au pouvoir rédempteur de l’amour pour les grands espaces et les hommes.
La critique de Mr K : Chronique à la saveur particulière aujourd’hui avec cet ouvrage qui m’a été offert à mon anniversaire par ma très chère Nelfe qui sait mieux que personne mon attachement aux recueils de nouvelles US contemporaine. Haut domaine de Dan O’Brien scelle ma rencontre avec un auteur que je n’avais pas pratiqué jusque là. Cette erreur est désormais réparée et quel bonheur que cette lecture aussi passionnante que source de plaisir. La Nature, les hommes, l’Amérique et une écriture limpide sont au rendez-vous d’un recueil qui trouvera une bonne place sur les étagères de notre bibliothèque.
Spécialiste du nature-writing, éleveur de bisons et fauconnier, professeur de littérature et d’écologie, cet auteur aux multiples casquettes nous propose ici dix nouvelles mettant en scène des personnages confrontés à une Nature grandiose qui les dépasse ou à un défi de l’existence. On alterne des récits plus ou moins courts qui proposent des histoires très réalistes et très humaines livrant des destinées à la croisée des chemins, face à des choix cruciaux qui pourraient bien changer leur vie à tout jamais. Au cœur des histoires, les rapports humains, le lien ténu qui relie notre espèce au reste du règne naturel et l’Amérique dans toute sa diversité entre splendeur et décadence.
Ces courts récits nous proposent de suivre tour à tour un père et son fils éleveurs d’oiseaux dont la relation est entachée par un tabou autour de la mère qui a quitté le foyer familial. Dans l’histoire suivante un fils doit briser le lien familial et partir de chez lui. Dans une autre, deux copains loin de chez eux partent à la chasse aux phoques en imaginant ce que cela donnera, ils se plantent complètement... Le texte suivant, nous permet de suivre un homme parti à la pêche suite à une violente dispute avec sa femme. Puis, on assiste à une expédition de secours en haute montagne qui révèle les liens tissés entre trois personnages durant une tempête dantesque. Plus tard, on lit une chronique de voisinage qui nous raconte l’histoire d’un domaine agricole, un autre texte nous permet de vivre de l’intérieur la migration d’oies sauvages. Autres textes, autres ambiances avec le déménagement d’un piano par deux potes dont l’un divorce, un homme qui veut défendre coûte que coûte son terrain menacé par un ordre d’expropriation, et enfin un texte où un vieux serviteur relate le changement de main d’un grand domaine. Toutes ces nouvelles se sont révélées très bien tournées et menées de main de maître, pas de réel maillon faible dans cette compilation de textes percutants et passionnants.
Dan O’Brien excelle vraiment dans ces descriptions de la nature et leur mise en relation avec les histoires qu’il nous raconte. Il ne tombe jamais dans la simplicité ou le remplissage, la douce mélodie des mots est un écrin de toute beauté pour replacer l’homme au cœur d’une Nature aussi superbe que parfois dangereuse. Le bruissement du vent dans les arbres, le vol d’oiseaux sauvages, la danse des truites arc-en-ciel dans un fleuve tumultueux, le déchaînement des éléments ou encore le mystère enveloppant des forêts impénétrables hanteront longtemps mon esprit tant, durant la lecture, les images se figent durablement et provoquent une immersion totale. Il en va de même avec des personnages du commun qui prennent une densité surprenante grâce à l’écriture aussi simple qu’évocatrice qui caractérise cet écrivain dont la réputation n’est pas usurpée. Passion, amour, échec, filiation douloureuse, esprit de résistance mais aussi grand abattement sont au cœur de ces vies d’américains moyens à qui la vie ne fait pas de cadeau et qui tentent de faire face malgré tout. L’humanité s’aborde au fil des mots, de manière brute mais avec une force incroyable qui m’a totalement conquis.
Merci chérie pour ce cadeau, c’est très bien vu ! Dans le genre, peu d’auteurs peuvent se vanter de conjuguer efficacité et talent de narration aussi pointilleux que porteur de sens et de plaisir. À lire absolument pour tous les amateurs du genre !
"Allegheny River" de Matthew Neill Null
L’histoire : Dans Allegheny River, animaux et humains cohabitent au fil du temps, dans un équilibre précaire, au sein d’une nature ravagée par la main de l’homme. Tour à tour épique et intimiste, c’est un univers de violence et de majesté qui prend vie sous la plume lyrique et puissante de ce jeune écrivain. Ce livre, récompensé par le prix Mary McCarthy, acquiert une dimension universelle, car si le monde qui y est décrit peut nous sembler lointain, une chose est certaine : il s’agit bien du nôtre.
Singulières et puissantes, ces nouvelles, ancrées dans la région des Appalaches, résonnent d’une inquiétante actualité.
La critique de Mr K : Allegheny River de Matthew Neill Null est ma première incursion en 2020 dans la très belle collection Terres d’Amérique de chez Albin Michel que je pratique désormais depuis un certain temps avec un bonheur de lecture toujours renouvelé. Cet auteur m’avait totalement conquis avec Le Miel du lion, un roman noir au souffle puissant qui lorgnait vers Jack London, un de mes auteurs préférés lors de mes jeunes années lecture. Matthew Neill Null nous revient avec un recueil de huit nouvelles ayant comme fil conducteur les hommes et leur rapport à la nature. Ce fut une lecture express, intense et assez magistrale. Décidément ce jeune auteur est plus que doué !
Huit nouvelles, huit situations différentes se situant dans un décor, un cadre semblable : la Pennsylvanie avec les montagnes, la rivière éponyme, des milieux ruraux isolés où les communautés humaines existantes se retrouvent d’une manière ou d’une autre seules face à l’ordre naturel avec des rapports de force sans compromis où tantôt la nature ou les hommes l’emportent. Ces nouvelles se composent de très beaux passages sur la faune, la flore, les petites splendeurs quotidiennes que la Nature nous offre et des focus sur des humains en proie aux désirs et tiraillements liés à notre espèce.
Un commis voyageur qui démarche une famille de rednecks pour leur vendre une charrue miraculeuse, un chasseur vivant en ermite avec sa femme au fin fond des bois, une nouvelle présentant l’évolution du rapport entre les ours et les hommes dans un comté, un accident de rafting qui rappelle aux hommes la nature indomptable des éléments, une équipe de chercheurs étudiant les poissons qui font une rencontre révélatrice, une histoire d’amour entre un jeune garçon et une internée de force dans une île-hospice en temps d’épidémie, un oncle qui fait une mauvaise blague à ses deux nièces ou encore une partie de chasse qui apprendra bien des chose au protagoniste principal... voila autant de situations éclairantes sur l’humain et ses velléités.
C’est avec un plaisir sans faille que l’on enchaîne ces courts récits qui mêlent les émotions contradictoires et transportent le lecteur au cœur d’une certaine Amérique. Matthew Neill Null n’a pas son pareil pour planter un décor, tout particulièrement quand la Nature y est prégnante. Les descriptions dynamiques fourmillent de détails. On est dans un naturalisme qui touche en plein cœur car accompagné par une poésie de tous les instants (quel beau travail de traduction !). Renouvellement de la narration, des figures de style aériennes et enlevées, une grande beauté s’échappe de ces pages. On s’arrête, le sourire aux lèvres, au bord du remous tumultueux d’une rivière qui réserve bien des surprises, on accompagne la danse gracieuse d’un poisson remontant le courant, on gambade en forêt avec les seigneurs des forêts que sont les ours ou les cerfs, on explore des grottes séculaires regorgeant de merveilles naturelles, ou tout simplement, on s’allonge sous les frondaisons pour écouter le doux bruissement des branches et des feuilles au gré de la brise frémissante.
Mais le tableau est loin d’être idyllique, la lecture s’avère aussi belle qu’âpre avec un sous-texte bien cruel qui nous rappelle la réalité sombre de notre époque mais qui a débuté bien avant (certains des récits se déroulent au XIXème siècle). Dénaturalisation et disparition des milieux naturels, les espèces menacées par la surexploitation humaine et l’artificialisation des lieux, la cruauté des hommes et leur égocentrisme assassin sont autant d’uppercuts assénés par l’auteur avec finesse à son lecteur captif. Je peux vous dire que l’on passe par tous les états et que l’on ne sort pas indemne d’un tel ouvrage. Lumineux et ténébreux, vifs et contemplatifs, les récits composant Allegheny River se complètent à merveille, donnent à voir des trésors de sagesse et imposent une fois de plus la nécessité de conserver notre monde, si beau et si menacé à la fois. Une grande claque littéraire.
"Le Signe du singe" de Bruno Gauscher
L’histoire : D’habitude je ne parle pas aux canards. Mais à vrai dire ce n’est pas moi qui ai commencé. C’est le canard – enfin le canard de la bouée en forme de canard, celui qui était près de moi à la plage. Je vous explique. J’étais allongé sur ma serviette, en train de bronzer, j’ai fait un petit somme et quand je me suis réveillé des gens s’étaient installés juste sur ma droite. Il y avait un grand parasol, plusieurs serviettes, des sacs, des pelles et un seau, et là à quelques centimètres de moi la bouée-canard, vous voyez la bouée standard avec sa couleur bien jaune, le bec orange et les deux grands yeux ronds dessinés façon BD, noirs sur fond blanc...
La critique de Mr K : Chronique d’une lecture singulière aujourd’hui avec Le Signe du singe de Bruno Gauscher, un recueil se composant de 41 micro-récits ne dépassant pas chacun les quatre à six pages. Peut-on pour autant parler de nouvelles ? Rien n’est moins sûr tant les écrits proposés ici s’en détachent, bousculent les codes établis et proposent des textes aussi incisifs que nébuleux lorgnant parfois vers les exercices de style chers à Queneau.
Pas de résumé vraiment possible pour vous décrire le contenu des textes, ceux-ci sont très variés et n’ont pas de réel lien entre eux. Sachez simplement que l’on y rencontre à chaque fois un personnage à qui le quotidien réserve quelque chose dans le déroulé de la journée ou une réflexion que l’on peut se faire face à un événement ou une interaction sociale. Oui, je sais, c’est vague mais je ne peux vraiment pas faire mieux. Il est ici question de l’humain dans toute sa complexité et tous les aspects de nos vies sont abordés : amour / haine, vie et mort, jeunesse et vieillesse, routine et moments exceptionnels, et bien d’autres situations sont au rendez-vous dans cet ouvrage bien souvent malicieux où les textes défilent rapidement.
En toute honnêteté, tout n’est pas à garder à mes yeux dans ce recueil, des histoires font mouche (une grande majorité), d’autres m’ont laissé totalement froid. Question de contenu, de thématique abordée aussi, il faut reconnaître par contre que le style est toujours impeccable et la langue se révèle vraiment inventive. On passe d’un ton à un autre en toute liberté et parfois avec fracas, la finesse d‘écriture permet à notre auteur de proposer un large spectre d’émotions et d’expériences humaines avec une économie de mot vraiment poussée à son paroxysme (bon, je vous l’accorde c’est tout de même plus long que des haïkus).
Facile d’accès, l’ouvrage propose finalement une belle réflexion sur nous autres homo sapiens, chacun y trouvera d’ailleurs un peu ce qu’il veut avec quelques textes à l’interprétation libre virant à la métaphysique sur certaines séquences. Un livre vraiment à part, qui ne plaira pas à tout le monde tant sa forme peut désarçonner mais une fois qu’on a pris le pli, il est presque impossible de s’en échapper. Avis aux amateurs !
"Gare au garou !", anthologie présentée par Barbara Sadoul
L’histoire : Dans la nuit, quelqu'un crie au loup. A-t-il rêvé ? Ou la pleine lune annonce-t-elle le retour d'une créature de légende ? La métamorphose d'un homme, intégrale ou non, consciente ou pas, provoque toujours un sentiment de fascination et d'horreur... Qui sera le garou : un être nouveau, un personnage funeste ou miraculeux ?
Huit auteurs (de Pétrone à Brad Strickland) nous présentent leur vision du mythe de l'homme-loup et nous font découvrir ses différentes facettes. Et si Claude Seignolle et Suzy McKee Charnas s'attachent à raconter les confessions de la créature, Robert E. Howard nous plonge dans un univers où transformation rime avec abomination.
Mais une question centrale demeure : du bipède ou de l'animal, qui s'avérera le plus enclin à se laisser emporter par ses instincts primitifs ? Car, au final, n'est-il pas plus difficile d'être un homme qu'un loup, comme le suggère Bruce Elliott ?
La critique de Mr K : Avis aux amateurs de grandes créatures poilues amatrices de chair fraîche aujourd’hui avec cette anthologie de Barbara Sadoul Gare au garou !. J’avais déjà lu et apprécié trois volumes de nouvelles fantastiques recueillies par ses soins et j’avais apprécié le mix improbable des époques et des styles. On reprend ici la même recette avec nos amis lycanthropes au cœur de tous les textes. De vieux classiques à des visions plus contemporaines, on balaie ici un vaste panorama de focus différents sur cette créature mythique à la fois repoussoir et fascinante. Après une introduction fort instructive sur l’évolution du mythe et la symbolique qu’on peut y déceler, on rentre vite dans le vif du sujet.
On commence fort avec un extrait du Satyricon de Petrone où il nous raconte la mésaventure d’un jeune homme accompagnant par mégarde un être hybride. Deux pages seulement composent ce texte qui garde une fraîcheur étonnante vu son âge. Qui a dit que les œuvres du premier siècle avant J.-C. étaient poussiéreuses ? On enchaîne d’ailleurs avec un texte moyenâgeux de Marie de France tiré de ses fameux lais. Dans Bisclavret, elle nous livre un récit chevaleresque typique de l’époque où un homme lycanthrope se fait voler son amour par une traîtresse. Mais la bougresse ne perd rien pour attendre ! Cette nouvelle est terrible, efficace, diablement bien écrite et le final vaut son pesant d’or.
Sur l’autre rive d’Eric Steinbeck est déjà plus récent (mi XIXème siècle) et propose le texte le plus poétique du recueil. Un village se trouve près d’un cours d’eau qui semble séparer le monde en deux. Gare à celui ou celle qui serait tenter de le traverser, attirer par de mystérieuses fleurs au charme vénéneux ! Très beau texte entre onirisme et fantastique pur, on aime se laisser balader par un auteur à la langue gracieuse et au charme intemporel. Un beau coup de cœur ! S’ensuit Le Chien de la mort de Robert E. Howard. L’auteur de Conan de barbare se surpasse en proposant un court texte aussi flippant qu’immersif. Un homme poursuit un fugitif dans une forêt sombre mais le danger ne viendra pas forcément d’où il pense. Ambiance crépusculaire, faux-semblants et coups de théâtre qu’on ne voit pas venir son au RDV. J’ai adoré !
Bruce Elliott prend la suite avec Hors de la tanière, un texte terriblement malin où il inverse le phénomène : un loup se réveille dans la peau d‘un humain dans une cage ! Le procédé avait déjà été effectué par Ursula Le Guin par le passé mais ça marche encore. Le texte est très intimiste, on vit littéralement l’expérience à travers les sentiments et perceptions de ce loup totalement désappointé. Le récit bien mené va jusqu’au bout de son concept et l’on ressort vraiment épaté par ce court texte. Le Gâloup de Claude Seignolle n’est pas de la même trempe, j’aime beaucoup l’auteur mais cette chasse au loup-garou m’a semblé pesante et la vingtaine de pages m’a paru bien longue. Je suis un peu déçu étant amateur du monsieur. Mais bon... personne n’est parfait !
Malgré un titre des plus rigolos, Nibard de Suzy Mckee Charnas est sans doute la nouvelle la plus réussie du recueil avec cette histoire de jeune fille harcelée pour cause de poitrine prononcée qui va prendre sa revanche car depuis l’apparition de ses règles, elle change d’apparence à chaque pleine lune ! Un récit frais, une héroïne très attachante et des branleurs qu’on aimerait bien punir sévèrement composent un texte âpre, sec et qui claque ne ménageant personne et explorant en profondeur son protagoniste principal. Pour terminer, Brad Strickland avec Et la Lune brille pleine et lumineuse propose un récit SF bien tenu où il nous présente le dernier loup garou dans un monde où la Nature en net recul a laissé la place à l’artificialisation de la Terre par un Homme qui décidément n’a rien compris. Étonnant et déstabilisant, j’ai aimé cette variation peu commune du mythe.
On passe donc d’excellents moments avec ces différents textes qui ont tous leur particularité et apportent chacun leur pierre à l’édifice. Le mythe du loup-garou a toujours nourri l’imagination et au-delà de la description d’une créature monstrueuse, aux appétits voraces, on peut y voir de temps à autre un miroir, une introspection sur notre nature profonde et sur la difficulté à être humain tout simplement. Le recueil vaut donc le détour pour tous les amateurs de fantastique et à l’occasion de petits frissons bien sentis. L’hiver se prête bien au jeu je pense, laissez-vous tenter !
"Récits barbares" de Gérard Manset
L’histoire : Depuis longtemps déjà, Gérard Manset, le plus mystérieux des chanteurs-compositeurs, fascine et enchante. Comme il l'a pratiqué dans la musique et dans ses épopées lyriques, il offre avec ces Récits barbares des contes maîtrisés où terreur et féerie se répondent et se conjuguent. Edgar Poe, Maeterlinck et les surréalistes ne sont pas loin.
Il est question d'enfants et d'animaux, énigmatiques, propres à susciter de multiples interprétations. Tous ces récits sont autant de perles éclatantes reliées par un fil secret, qui tient à une langue savoureuse, onirique et précise à la fois.
Ils disent que l'enfant est notre double. Celui qui vient nous murmurer à l'oreille l'avenir du monde.
La critique de Mr K : C’est une bien étrange lecture que je vais vous présenter aujourd’hui avec ces Récits barbares de Gérard Manset. Je connais et apprécie beaucoup l’auteur-compositeur notamment pour son magistral album La Mort d’Orion aussi planant que mélancolique. Par contre, c’est la première fois que je le fréquentais en tant qu’écrivain et le voyage, bien que rempli d’embûches, vaut le détour.
Ce recueil se compose de six nouvelles d’environ 30 à 50 pages chacune, la dernière est cependant plus courte et se révèle être une mise en abîme des cinq précédentes. Au cœur de ces contes bien barrés, on retrouve à chaque fois une figure enfantine, une âme plus ou moins innocente qui va éprouver le monde dans sa complexité, sa bizarrerie et parfois sa cruauté. Ces récits mêlent éléments de fantaisie, fantastique pur, onirisme parfois, surréalisme à l’occasion et également même des éléments de récits de terreur. Le mix peut paraître improbable à première vue et cela se confirme durant toute la lecture avec une déstabilisation quasi constante du lecteur qui ne sait pas forcément à quoi se raccrocher... L’adhésion s’est faite pour moi de façon progressive, il a fallu s’accrocher, donner sa chance à certains récits qui m’ont paru de prime abord obscurs. Au final aucun n’est vraiment en deçà des autres même si chacun je pense y trouvera ce qu’il veut et même ce qu’il peut parfois !
Difficile de résumer les contes en eux-mêmes tant les histoires sont différentes de ce que l’on peut lire habituellement, on nage bien souvent en plein délire avec un imaginaire foisonnant et neuf. On rencontre des protagonistes pour le moins insolites voire déconcertants avec notamment une petite fille qui échange son corps avec sa meilleure amie qui s’avère être une biche, un petit garçon qui vient d’être acheté en guise d’animal de compagnie au marché par deux chimpanzés pour leur progéniture ou encore un prince accro aux fleurs et aux femmes qui crée un être hybride des deux passions qui l’animent... Ceci n’est qu’une infime partie du contenu de ce recueil qui réserve nombre de surprises dans le développement de ces intrigues dont on ne se doute jamais de la tournure qu’elles vont prendre.
Il faut en fait bien souvent accepter de se laisser porter, de laisser de côté notre sens commun et de s’ouvrir à une forme d’impressionnisme appliqué à l’écriture-lecture. Récits initiatiques, parfois mystiques, il est beaucoup question de l’enfance, de la candeur mais aussi de la découverte de l’autre. La vie et la mort sont abordées sans tabou dans des scènes qui peuvent à tout moment basculer dans le voyage intérieur mêlant sensations et réflexions intimes. Oui je sais, ça a l’air barré... Et vous savez quoi ? Ça l’est complètement ! Rajoutez dessus une écriture parfois ésotérique qui fera autant appel à votre compréhension qu’à votre ressenti profond et vous obtenez un ouvrage vraiment à part, qui certainement divisera ceux qui oseront le débuter. Une expérience à tenter pour les plus aventureux des lecteurs !
"Oublie les femmes, Maurice" de Florent Jaga
L’histoire : Nuit noire. Les phares éclairent ma caisse. Les portes claquent. Quatre types descendent, arme à la main. J'ai juste eu le temps de me libérer pour grimper dans l'arbre. J'observe la manœuvre, perché au milieu du feuillage. J'ai la vessie qui tremble. Pourvu qu'ils ne lèvent pas la tête. Oublie les femmes, Maurice, et respire encore ces collants pour tromper ta peur.
Entre désillusions et espoirs ténus, l'amour est fragile chez Florent Jaga. Les souvenirs se ravivent pour mieux s'estomper. Les chemins paraissent s'éloigner, puis, contre toute attente, se rejoignent. Plein d'humanité et de tendresse envers ses personnages, Florent Jaga observe les points de bascule avec autant de lucidité que d'empathie. Oublie les femme, Florent ? Non, surtout pas !
La critique de Mr K : Retour sur une lecture enthousiasmante aujourd’hui avec le superbe recueil de nouvelles Oublie les femmes, Maurice de Florent Jaga, un livre sorti très récemment chez l’éditeur belge Quadrature spécialisé dans ce type de littérature trop souvent boudée par les lecteurs. Étant moi-même amateur de nouvelles, Florent Jaga ayant obtenu le prix Télérama du texte court, on partait sur de bonnes bases surtout qu’ici l’auteur aborde le thème universel des relations hommes / femmes à travers de multiples textes plus ou moins longs où il conjugue talent unique de caractérisation des personnages, langue incisive et histoires qui prennent aux tripes.
On ne s’ennuie pas une seconde avec toute une série de situations allant de la banalité apparente aux réactions, événements intimes les plus cocasses voir les plus thrash. Le ton diverge donc beaucoup d’un texte à l’autre, comédie, drame, étrangeté se mêlent pour donner un recueil équilibré et plus que plaisant à lire. La preuve en est qu’il ne fallut qu’une soirée et un après-midi pour dévorer les 14 nouvelles d’un ouvrage qui fera date à mes yeux.
Tour à tour, on croise un serial noceur prit à son propre piège, un homme perclus d’habitudes qui pète un plomb quand sa femme fait les courses à sa place (ma préférée), un voyeur observant un couple étonnant, une femme observant par sa baie vitrée un curieux voisin, un curé et une pécheresse qui se rencontrent et échangent, une ex qui débarque à l’improviste chez un homme et tente de réanimer un temps l’ancien volcan que l’on croyait trop vieux -sic-, un couple en perte de vitesse allant à la plage pour faire le vide. On assiste aussi à une réception collé-montée organisée par une femme ambitieuse, un couple usé par la vie qui se déchire à distance et finira par se retrouver dans une mort inattendue, un autre couple opèrant une fuite en avant motorisée et pleine d’émotion, un autre couple allant vivre une St Valentin coquine qui pourrait bien raviver la flamme, deux voisins discutant avec en arrière fond une grosse tentation de suicide, un autre voyeur nous parle aussi de sa collection de pin-up et enfin, un mec en cavale rencontre dans son sillage une femme séduisante qui l'appelle à l’aide. Ces situations sont très variées peut-être mais au final, ce sont des scénettes d’une grande humanité qui se dégustent les unes après les autres avec un plaisir renouvelé.
On sent très vite l’amour profond de Florent Jaga pour ses personnages. Il y a une délicatesse, une finesse d’écriture qui amènent à apprécier tous les cabossés de la vie qu’il nous propose de découvrir. Sentiments et émotions sont décrits avec justesse, sans chichis et avec une fraîcheur incroyable. Allant de quatre à une dizaine de pages, l’auteur avec une économie de mots qui ne se dément jamais parvient à nous asséner ses histoires sans qu’il y ait la moindre échappatoire. On est littéralement happé par chaque récit et on n’a qu’une envie, poursuivre son chemin de lecture et découvrir d’autres destins dont il décortique les tenants et les aboutissants. Amour, amitié, espoir, déception, rancune, haine même parfois, libido en berne ou au contraire passion brûlante sont passés en revue avec à chaque fois une efficacité renversante. C’est bien simple, aucun récit ne m’a semblé faible ou en retrait. Bien sûr trois / quatre sortent du lot mais les autres sont loin d’être en reste et l’on passe vraiment un très agréable moment.
Écrits 100% crédibles, restant dans la sphère de l’intimité, avec à l’occasion un soupçon d’érotisme bien placé et très appréciable (on parle des relations amoureuses tout de même !), l’écriture est à la fois légère, exigeante et glisse toute seule ravissant à la fois les amateurs de belles formules et de contenu riche. Voilà un recueil de nouvelles vraiment exceptionnel dont le souvenir perdurera longtemps et que je vous conseille de découvrir au plus vite. Dans son domaine, Florent Jaga est un des auteurs les plus doués de sa génération, à suivre de très très près !
"Lucky man" de Jamel Brinkley
L’histoire : Un adolescent cherche par tous les moyens à se prouver qu’il est devenu un homme, quitte à mettre en danger son petit frère influençable ; le temps d’une excursion avec le centre aéré, un gamin des quartiers pauvres découvre la réalité des classes sociales ; à l’occasion d’un stage de capoeira, deux frères tentent de renouer et d’oublier la violence de leur passé familial...
La critique de Mr K : Retour sur une lecture marquante aujourd’hui avec le recueil de nouvelles Lucky man de Jamel Brinkley, sorti récemment dans la collection Terres d’Amérique d’Albin Michel. Ce n’est pas encore cette fois-ci que cette belle collection redescendra dans mon estime tant j’ai été emporté par le style singulier d’un auteur au devenir radieux, des textes incisifs et une évocation de la question raciale abordée sans détour et une finesse qui ne se dément jamais.
Neuf nouvelles composent cet ouvrage et aucune ne sort vraiment du lot, toutes se valent et apportent leur pierre à l’édifice que veut ériger l’auteur : parler des afro-américains, leur statut, leurs sentiments, aspirations et barrières mentales. C’est donc à travers une petite foule de personnages dans des moments clef de leurs vies respectives ou dans une routine bien installée que Jamel Brinkley aborde une question plus que sensible depuis bien des décennies et plus encore depuis l’accession au pouvoir suprême de Donald Trump.
Entre autre, on suit deux jeunes blacks qui se rendent à une fête et tentent de séduire deux filles blanches, ce qui n’est pas chose facile quand on sait que les clichés et les appréhensions ont la vie dure, un adolescent et son jeune frère zonent et vont aller assister à un défilé bien particulier quitte à mettre en danger le plus jeune des deux. Dans une autre nouvelle, un jeune garçon issu d'un quartier difficile part en centre aéré dans un quartier bien différent du sien, ce sera l’occasion d’apprentissages qu’il ne soupçonnait pas. Deux frères dans une autre historiette ne sont unis que par la pratique de la capoeira, une rencontre va leur permettre de briser le silence et de révéler des choses sur leur passé commun tumultueux. Ou encore dans une autre nouvelle, sous couvert de nous décrire le quotidien d’un petit bar de quartier, Jamel Brinkley nous révèle une histoire d’amour poignante et les effets néfastes de la solitude. Je ne déflorerai pas les autres récits pour vous garder la surprise tout en sachant que chacun des neuf textes part d’une situation presque banale pour délivrer un message à la portée beaucoup plus universelle.
La réussite principale de ce recueil est sa capacité à proposer un regard neuf sur une question traitée à de multiples reprises. Pas de poncifs accumulés ici mais plutôt l’exploration quasi chirurgicale par moment des âmes qui peuplent cet ouvrage. L’amour, le travail, la famille, les relations entre communautés sont au cœurs des tourments et espoirs abordés dans Lucky man. Qu’ils soient jeunes ou vieux, les personnages noirs sont confrontés ici à des incompréhensions, des soucis purement humains sur lesquels se rajoutent bien souvent les conflits interraciaux qui émeuvent régulièrement le spectateur attentif de la vie américaine que je suis. Par le biais d’une écriture d’une grande finesse, Jamel Brinkley arrive à nous faire partager toutes les pensées et interrogations de personnages dont on arrive à cerner la mentalité et la personnalité en simplement quelques pages. Il faut un don pour écrire une bonne nouvelle, ici on a affaire à un maître en la matière qui conjugue langue concise et caractérisation au cordeau. On ploie très vite face à l’avalanche d’émotions qui surgissent de ces pages et nous prennent en otage. Ce qui est étonnant c’est que malgré des sujets parfois graves, des dysfonctionnements sociétaux mis en lumière, on ressort avec un sourire aux lèvres avec dans sa tête un petit espoir qu’un jour les choses évolueront. C’est sans doute le fruit des dialogues parfois plein de sagesse qui émergent des nouvelles et nourrissent la réflexion du lecteur.
J’ai aimé aussi le fait que toutes ces nouvelles se déroulent à New York, une ville que j’ai pu visiter en solo il y a maintenant pas mal d’année et qui m’avait fasciné par son caractère cosmopolite, culturel mais concentrant aussi la fracture sociale prégnante aux USA (entre le Bronx et Manhattan il y a un monde !). Le livre rend hommage à ces quartiers déshérités où l’on s’entraide comme on peut, où les crispations s’accumulent aussi... La ville en elle-même est un personnage à part entière et même si elle se fait discrète en terme de descriptions pures (l’auteur s’attardant surtout sur les interactions entre protagonistes), on sent sa présence, son poids aussi. Certains s’en échapperont, d’autres y trouvent une forme de rédemption, d’autres encore lui sont enchaînés... Le lien en tout cas est ténu et apporte son lot de détails qui parlent et enrichissent le message et les personnages qui leur sont accolés.
Lucky man est donc une très grande réussite servie par une langue d‘une grand souplesse, évocatrice comme jamais, profondément attachée aux humains qu’elle dépeint et portée par un message fort et éclairant. Titillant l’imagination et suscitant moult questionnements, voila un ouvrage à côté duquel il ne faut pas passer quand on est amateur de short stories à la mode US.