"L'Art et la manière" de Barbara Carlotti
L’histoire : Dans la baise, il y a l’art et la manière, les bonnes manières et les mauvais coups. La relation sexuelle, dans ses gouffres charnels, est un langage secret qui dévoile le fond de nos êtres. Sans doute est-ce pour cela que j’aime tant baiser. J’ai en moi cette curiosité insatiable. Les mots, que je crois savoir manipuler un peu, me laissent souvent frustrée, ils ne me donnent pas tout à fait les clés de mon existence.
Des histoires sensuelles, troublantes et poétiques, sur ce qui se joue dans l’incarnation du désir. Des histoires racontées avec audace et effronterie par un chœur de femmes cherchant à comprendre leurs élans sexuels.
La critique de Mr K : Barbara Carlotti et moi, c’est une grande histoire d’amour... mais chuuuuut, n’allez pas le lui révéler, elle n’est pas au courant. J’aime cette femme, sa voix, ses textes, son style, son ex émission de radio déjantée (Cosmic fantaisie) et désormais ses textes courts dans ce recueil de nouvelles sorti il y a peu. Dans L’Art et la manière, l’auteure nous parle d’elle, des femmes, de leurs désirs, de sexe, de cul, de la vie quoi ! C’est beau, étrange, poétique et furieusement addictif. Un sacré recueil de nouvelles en tout cas.
13 histoires constituent cet ouvrage, 13 textes plus ou moins courts (on oscille entre 4 et une trentaine de pages), 13 fulgurances où chaque titre se voit accoler un prénom de femme sauf pour la dernière nouvelle et vous saurez pourquoi quand vous la lirez -sic- Delphine, Sylvie, Éléonore, Anne ou encore Juliette, autant de femmes qui se livrent parfois sans retenue dans ce qu’elles ont de plus intime.
On croise ainsi tour à tour une quadra attachée de presse revenue de tout qui s’engage dans une soirée bien déjantée, une femme nous invitant dans son petit coin de Paradis et son trip érotico-végétal, une gamine partie en virée seule et rencontrant des gars peu recommandables, une autre nous parlant de ses rapports toxiques avec les hommes et sa tendance à réitérer certains schémas relationnels, une histoire d’amour se déroulant dans le milieu de la musique avec ses pas de travers et ses hésitations, le cauchemar récurrent d’une femme qui a vécu un traumatisme qu’elle doit se révéler à elle-même, une lecture de Shakespeare très sensuelle, une femme perdue redécouvrant des possibilités qu’elle croyait perdues, une histoire d’amour absolue et dangereuse, un couple qui décide de tout jouer aux dés comme un auteur qu'ils affectionnent tous les deux... et d’autres récits à découvrir et qui couvrent beaucoup d’aspects du désir.
On navigue bien souvent dans le milieu artistique ou attenant, en milieu urbain, pour ne pas dire parisien. C’est un milieu que connaît très bien Barbara Carlotti et qu’elle décrit ici avec précision et poésie. L’ambiance bien décalée, décadente par moment, déconnectée, se révèle tour à tour saisissante voire dérangeante. On a vraiment l’impression qu’on ne vit pas dans le même monde. Au delà du côté sexe, drogue & rock and roll, règne sur certaines nouvelles un côté désincarné, suffisant où les femmes naviguent à vue ou sont cantonnées dans un statut de femme objet. Solitude moderne, quête de l’amour dans un monde de plus en plus superficiel, les frontières semblent bien floues et déroutantes.
Pour autant, pas de réelles victimes ici mais des femmes qui prennent les choses en main, rebondissent face à une situation et essaient bon gré mal gré parfois d’avancer, de s’épanouir notamment sexuellement. Transgression morale, souffrance liée à l’abandon, les troubles de l’adolescence, la question du consentement, la recherche du plaisir extrême, la connaissance de soi... autant de thématiques assez contemporaines avec un focus large sur les relations hétérosexuelles, la lâcheté de nombre d’hommes et des vies qui s’entrechoquent pour le meilleur ou pour le pire.
Au final, le recueil s’avère vraiment très plaisant avec ce don d’écriture assez unique, cette science des mots qui mêle poésie trash, passages érotiques au pouvoir évocateur puissant et sulfureux et propos philosophico-mystiques qui touchent au but bien souvent. C’est barré, gouleyant et jubilatoire à la fois. C’est du Barbara Carlotti, on aime ou on n’aime pas. Pour ma part, j’ai été une nouvelle fois conquis.
"Lendemains qui hantent" de Gabriel Berteaud
Le contenu : Neuf nouvelles haletantes, grinçantes, animées d'un souffle libertaire et rebelle qu'aucun des cauchemars dystopiques qui nous guettent ne parvient à éteindre tout à fait...
La critique de Mr K : Quelle belle découverte que ce recueil de nouvelles SF ! Dans Lendemains qui hantent, Gabriel Berteaud que je découvrais par la même occasion, nous propose neuf voyages en terres dystopiques, neuf voyages dérangeants, flippants voire tout bonnement abominables. Ces visions du futur aussi fugaces qu’incisives resteront pour certaines longtemps gravées dans ma mémoire, il y en a même une qui fera office d’œuvre intégrale pour mes cours de l’année prochaine.
Neuf nouvelles pour neuf visions assez effroyables dans leur genre de ce qui nous attend dans les décennies ou siècles à venir. Apocalypse nucléaire, IA aliénante au cœur de nos vies, le virtuel comme seul échappatoire, le contrôle des masses dans des systèmes autoritaires, le black-out énergétique et ses conséquences inattendues (une des rares nouvelles où un espoir apparaît), la parcellisation de nos sociétés par classes et potentiel de pouvoir d’achat, l’automatisation des hommes par le système... Des postulats plus ou moins classiques qui proposent donc des dystopies bien souvent glaçantes et révoltantes.
L’humanité s’efface... du moins dans ce qu’elle a de plus beau. Peu ou pas de place pour la générosité, l’écoute, l’empathie, les mondes présentés ici sont froids et sans âmes. Bien souvent dominés, les hommes sont asservis par les outils technologiques, l’individualisme et la quête de richesse se dispute avec l’avilissement et le fatalisme. Ici ou là, il y a bien une tentative de résistance, de réaction ou d’évasion dans une illusion virtuelle ou chimique mais bien souvent la réalité, quand elle ressurgit, tombe comme le couperet de la guillotine.
Ces histoires très courtes, bien ficelées, emballantes comme jamais malgré leur aspect noir sont aussi un beau prétexte pour critiquer vertement l’orientation que prend notre monde dans l’enfer ultra-libéral qui lui semble promis. La charge n’a certes rien d’original mais franchement elle fait du bien et l’accessibilité stylistique des textes en font de belles bases pour lancer des chantiers de réflexions avec de jeunes lecteurs, des citoyens en devenir.
Franchement, une très bonne expérience que ce recueil de nouvelles SF sur lesquelles souffle un vent de révolte libertaire qui fait du bien en ces temps bien sombres. Ne passez pas à côté si vous êtes amateurs.
"La Ville de vapeur" de Carlos Ruiz Zafon
L’histoire : Un architecte qui fuit Constantinople avec les plans d'une bibliothèque inexpugnable, un étrange cavalier qui arrive à convaincre un tout jeune écrivain (accessoirement nommé Miguel de Cervantes) d'écrire un roman inégalable... On retrouve dans ce recueil une atmosphère et des thématiques familières aux lecteurs de Zafón : des écrivains maudits, des bâtisseurs visionnaires, des identités usurpées, une Barcelone gothique et certains des personnages phares de la tétralogie du Cimetière des livres oubliés, tels Semperé, Andreas Corelli ou David Martin.
La critique de Mr K : Chronique d’un très beau cadeau d’anniversaire aujourd’hui avec un des derniers Carlos Ruiz Zafon qu’il me restait à découvrir, La Ville de vapeur, un recueil de nouvelles écrites au fil du temps et publiées l’année de sa mort prématurée. Ce fut une fois de plus un merveilleux voyage en compagnie de ce conteur hors pair qui se révèle très doué pour aborder ce genre exigeant et nous livre au passage quelques petites révélations sur des personnages clefs de sa tétralogie du Cimetière des livres oubliés.
11 nouvelles composent ce recueil allant de deux pages à plus de soixante, le format de chaque texte évolue donc beaucoup pour à chaque fois un vrai moment de bonheur de lecture. On voyage à travers le temps et l’espace même si bien sûr avec cet auteur, on navigue toujours autour de Barcelone baignant dans une atmosphère gothique et que l’on croise des personnages à fort charisme.
Tour à tour, un très jeune écrivain tombe sous le charme d’une jeune fille très riche tout les sépare sauf leurs sentiments, en pleine hiver une jeune fille enceinte trouve refuge dans une maison aristocratique pas des plus accueillantes, un photographe loue sa fille pour célébrer et faire renaître un enfant mort, on suit le destin tumultueux du créateur du labyrinthe des livres oubliés ou encore celui de Cervantès dans une version quelque peu remaniée – sic -, un richissime avocat défie à chaque Noël quiconque de le battre aux échecs en échange d’un pacte faustien, un jeune garçon passe une nuit peu commune auprès d’une jeune fille énigmatique, on suit un assassin en mission, un jeune homme loue une chambre sous les toits et fait la connaissance de la fille du proprio qui n’est pas forcément ce que l’on croit, on accompagne Gaudi à New York et on assiste même à l’apocalypse en deux minutes et deux pages !
Porté par l’imagination folle qu’on lui connaît, Zafon nous offre un sacré mélange des genres avec ces textes mêlant écrit picaresque, légende, histoire, récit d’apprentissage, thriller à l’occasion, fantastique, romance impossible... On plonge avec délice dans ces textes où nombre de rêves éveillés font écho à l’âme sombre des hommes, où la vengeance n’est pas un vain mot, mais où on s’aime aussi, où l’on partage le goût des livres, des histoires qui enrichissent et réchauffent les âmes.
C’est beau, très finement écrit, très profond malgré la brièveté parfois extrême de certains textes. Ce fut une lecture poétique et envoûtante bien souvent, une lecture qui nous touche en plein cœur et provoque l’évasion immédiate. Quel beau moment encore passé en compagnie du virtuose espagnol !
Egalement lus et chroniqués du même auteur au Capharnaüm éclairé :
- L'Ombre du vent
- Le Jeu de l'ange
- Marina
- Le Prisonnier du ciel
- Le Prince de la brume
- Le Palais de minuit
- Les Lumières de septembre
"Je vous dépose quelque part ?" de Cécile-Marie Hadrien
L’histoire : Gabriel et Apolline sont-ils des anges de la route ? Les voix des deux narrateurs alternent et se croisent tandis qu'ils pratiquent le covoiturage. Aux passagers de quelques heures embarqués avec leurs problèmes, leurs humeurs et confidences parfois envahissantes, ils offrent davantage que leur conduite expérimentée et l'habitacle confortable de leurs voitures respectives. L'impromptu s'invite à bord et les protagonistes goûtent alors aux extras de l'ordinaire.
La critique de Mr K : Retour aux éditions Quadrature aujourd’hui avec la chronique d’un très chouette recueil de nouvelles qui a réussi à m’émouvoir parfois jusqu’aux larmes. Je vous dépose quelque part? de Cécile-Marie Hadrien allie à la fois puissance évocatrice, petits récits inventifs tout en restant toujours au niveau des personnages qu’elle met en scène, dans une réalité à hauteur humaine où chacun d’entre nous peut se retrouver.
Les quinze nouvelles qui composent l’ouvrage suivent le même principe d’écriture : Apolline et Gabriel, les deux narrateurs, alternent leurs souvenirs dans les nouvelles et nous racontent une expérience de covoiturage, une rencontre avec quelqu’un ou quelques-uns qu’ils ne connaissent pas du tout. Le hasard, le contexte extérieur, la météo, la prédisposition mentale des uns et des autres va provoquer un événement ou des échanges sur eux, la vie voire la nature de la condition humaine.
Cela donne lieu à de belles rencontres avec des échanges riches en émotion. C’est parfois surprenant mais il faut dire que l’habitacle d’une voiture force la proximité et à l’occasion peut délier les langues. On aborde nombre de sujets qui nous touchent en plein cœur à commencer par l’amour et le rapport à l’autre qu’il soit charnel, spirituel ou simplement empathique. On décortique les mécanismes de la famille avec des pages pleines de bons sens, des souffrances aussi parfois à vif... Chaque passager apporte avec lui ses soucis, un sourire, une histoire qui va faire écho avec celle du conducteur bien souvent. Un lien d’ailleurs se crée entre le lecteur et Apolline et Gabriel. La dernière nouvelle clôt l’ensemble de manière magistrale.
Construction et déconstruction de soi, de nos habitudes, de nos certitudes... au fil des rencontres, ce sont des vies humaines dans toute leur complexité qui nous sont exposées avec simplicité, sans artifices stylistiques inutiles. La langue est ici belle, accessible, sereine je dirais même. L’auteure nous enveloppe dans un cocon et nous invite à partager ses rencontres tantôt poignantes, tantôt drôles, toujours marquantes en tout cas et éclairantes.
Un bien beau recueil que je vous invite à découvrir au plus vite si vous êtes amateur de nouvelles contemporaines. Vous ne serez pas déçus.
"Nous aurions pu être des princes" d'Anthony Veasna So
L’histoire : À Stockton, Californie, les temples bouddhistes et les épiceries cambodgiennes ont fleuri depuis l'arrivée massive de familles ayant fui leur pays et le régime génocidaire des Khmers rouges. Dans cette ville entre Asie et Amérique, on croise ainsi des bonzes, de vieilles tantes intrusives et des adolescents mortifiés par l'ennui, tout un monde d'histoires passées sous silence, de désirs naissants, de tiraillements identitaires et sexuels, où l'avenir tente de se construire sur les fondations d'un traumatisme profond et en dépit du poids des traditions.
La critique de Mr K : Escale en Terres d’Amérique aujourd’hui avec ce recueil de nouvelles doux-amer proposant un focus sur la diaspora cambodgienne de la côte ouest US. Neuf récits composent Nous aurions pu être des princes d’Anthony Veasna So, neuf récits qui font la part belle à cette communauté méconnue, réfugiée aux USA suite aux méfaits des khmers rouges et qui tente de se faire sa place au soleil en courant à son tour après le rêve américain. L’ouvrage se lit très bien, avec un plaisir renouvelé et ne nous épargne pas dans son évocation des affres de l’existence.
Les neuf récits nous font donc partagé le quotidien à priori banal de cambos (nom donné aux membres de la communauté par les narrateurs) : une femme et ses deux filles tiennent un bar à donuts et voient un mystérieux homme venir commander sans le manger un donut aux pommes, on fait la connaissance de l’entraîneur d’une équipe de badminton ancienne gloire reconvertie dans le commerce de détail de produits cambodgiens, deux cousins en pleine adolescence qui glandent et fument tout en refaisant le monde, un fils surdiplômé qui bosse au garage de son paternel, un jeune homme qui fait une retraite d’une semaine au wat du secteur en hommage à son père décédé, un after de mariage complètement débridé où les langues se lâchent, une relation intense entre deux hommes que tout semble opposer, la fin de vie douloureuse d’une vieille dame que son infirmière de petite nièce tente d’accompagner au mieux ou encore le témoignage d’une mère à son fils sur son arrivée sur le sol américain.
L’ouvrage met en lumière les relations intergénérationnelles avec en toile de fond, souvent évoqué, le génocide perpétré au pays par les khmers rouges. La plaie est encore béante, le chagrin immense et chacun baigne dedans entre les souvenirs des anciens, le devoir de mémoire, la transmission aux plus jeunes. C’est aussi durant ces pages de nombreuses références aux us et coutumes allant de la nourriture aux rites ancestraux que l’on continue à suivre, les croyances que l’on a transposées aux USA notamment en matière de vie après la mort avec la notion essentielle de réincarnation, le rôle central des moines, le devoir moral qui incombe aux vivants pour perpétuer le souvenir des défunts. Tout est abordé avec finesse, sans lourdeur par un auteur très moderne dans son approche de l’écriture de ses origines.
Gay et fêtard (il mourra d’ailleurs à 28 ans d’une overdose), Anthony Veasna So met beaucoup de lui dans ces nouvelles avec des personnages jeunes en roue libre. Ça jointe pas mal, ça glande, ça drague, ça couche beaucoup... mais aussi les protagonistes se questionnent sur leurs origines, la place que l’on doit se faire dans la famille, la société et le décalage parfois énorme entre les origines cambos et l’Amérique. L’homosexualité masculine est abordée frontalement avec des scènes explicites nombreuses, une quête des limites aussi dans son rapport à l’autre, à son corps, au bonheur… La mélancolie est prégnante globalement, on sent bien que la vie n’a pas été facile pour lui à travers ces pages. Je tablerais plus sur des difficultés à se définir, à s’engager plutôt que dans le fait de se faire accepter, il n’y a pas des traces d’homophobie dans ces textes, de rejet des proches. Il y a souvent un aspect initiatique dans ces nouvelles, des rites de passages plus ou moins forts qui vont amener le protagoniste principal à faire des choix, à s’engager d’une manière ou d’une autre sans que le résultat soit garanti.
Ces textes indépendants les uns des autres où l’on retrouve cependant certains personnages croisés ici ou là sont d’une sincérité à toute épreuve, cashs, sans concession. L’écriture très moderne, immersive à souhait nous offre une vision large d’une jeunesse qui se cherche entre traditions, identité et aspirations en devenir. Ce fut vraiment une très belle lecture que je conseille à tous les amateurs de nouvelles américaines magnifiées ici par un style vif et incisif.
"Les dangers de fumer au lit" de Mariana Enriquez
Le contenu : Peuplées d’adolescentes rebelles, d’étranges sorcières, de fantômes à la dérive et de femmes affamées, les douze histoires qui composent ce recueil manient avec brio les codes de l’horreur, tout en apportant au genre une voix radicalement moderne et poétique. Si elle fait preuve d’une grande tendresse envers ses personnages, souvent féminins, des êtres qui souffrent, qui ont peur, qui sont opprimés, Mariana Enriquez scrute les abîmes les plus profonds de l’âme humaine, explorant de son écriture à l’extraordinaire pouvoir évocateur les voies les plus souterraines de la sexualité, du fanatisme, des obsessions.
La critique de Mr K : Très très belle découverte que cette lecture d’un recueil servi très noir par Mariana Enriquez, une auteure argentine que je découvrais par la même occasion. Dans Les dangers de fumer au lit, elle nous offre dans un style fascinant, un panel étendu des vicissitudes humaines et le pire c’est qu’on en redemande ! Ces douze histoires se lisent quasiment d’une traite si l’occasion se présente. Perso, j’ai été aidé pour l’occasion par ma copine Gastro qui m’a cloué au lit durant une partie des vacances, j’étais donc dans un parfait état pour pouvoir me délecter de ses histoires horribles et édifiantes à la fois !
On peut dire qu’on en croise des personnalités interlopes dans ce recueil. Principalement féminins, les protagonistes principaux ont tous une fêlure, quelque chose qui déraille à plus ou moins grande échelle. Rajoutez une once de pression sociale, culturelle voire fantastique, et les éléments peuvent se déchaîner, nous amenant bien souvent vers des territoires malaisants, inconnus du commun des mortels. Chacune de ces histoires raconte un peu à sa manière la violence de nos sociétés capitalistes dominées par les hommes bien souvent au détriment des femmes, c’est aussi à l’occasion un petit focus sur la société argentine pas encore totalement remise de la dictature qui a ensanglanté le pays de 1976 à 1983.
Chaque histoire va donc explorer les aspects les plus sombres de l’âme humaine, parfois côtoyer la folie pure et le fantastique le plus frontal entre malédictions, sorcellerie, revenants, hystérie collective, rancunes tenaces et désirs qui nous consument. Ici on subit la violence mais on la donne aussi, quelque soit son âge avec bien souvent une fulgurance terrible liée à la brièveté de la plupart des textes et la langue inventive et incisive déployée.
Une fillette fantôme enterrée dans un jardin qui pleure quand il pleut, un groupe de copines jalouses mu par une tension sexuelle qui va leur faire commettre l’irréparable, un SDF chassé d’un quartier qui semble à l’origine d’une malédiction qui plonge les lieux dans la misère, une petite fille peureuse qui se rappelle d’une séance de guérison familiale chez une sorcière, une femme rend visite à une copine à Barcelone et va sentir la présence de fantômes d’enfants disparus tragiquement, une femme obsédée sexuellement par les battements de cœur, une star du rock récemment disparue qui exerce toujours autant d’attrait sur ses groupies hardcore, des enfants morts qui reviennent dans leurs familles et les rendent folles, un hôtel qui recèle un étrange mirador faisant le lien avec un passé profondément enterré, un homme réalise des vidéos interlopes sur la demande de ses clients, une femme mélancolique glande au lit en fumant ou encore une bande de jeunes qui s’adonnent au Ouija... autant de situations que l’on se plaît à suivre entre curiosité, dégoût, appréhension et, je l’avoue, parfois un certain sadisme.
L’expérience dans son genre est assez radicale, on rentre vraiment dans l’intimité des personnages, leur chair, leur esprit, leurs croyances et leurs errances. Les tabous volent, l’indicible explose et nous livre des histoires au souffle envoûtant, puissant, profondément dérangeant par moment. Il n’est pas rare de reprendre son souffle à la fin d’un texte qui n’apporte d’ailleurs pas forcément de réponse possible mais nous laisse pantelant après une apogée de révélations ou de violence. La langue concise, précise caractérise à merveille ces êtres humains livrés à leurs démons tout en ne sacrifiant jamais la poésie qui la caractérise, une poésie sombre, profondément romantique dans la définition originelle du terme. On explore ici les passions, elles dévorent, elles consument et il reste peu de place pour le reste...
Vous l’avez compris, on touche ici au sublime dans un genre macabre mais en même temps très révélateur de notre nature profonde. Une sacrée expérience que je vous invite à tenter à votre tour si vous êtes amateur. On fait difficilement mieux.
Nouvelles de Noël chez Agullo
Depuis deux ans, à la période de Noël, les éditions Agullo font parvenir en sus de services presse un court recueil d’une quinzaine de pages constitué d’une "nouvelle de Noël" écrite par un des auteurs de leur catalogue. Cette année, je passai le pas en lisant celle de l’an dernier et celle reçue très récemment. Je n’ai pas été déçu avec deux textes aussi courts qu’incisifs mais très différents l’un de l’autre.
Le Sapin de Yan Lespoux : "Même si tu crois en rien, t’as au moins un sapin". C’est le réveillon de noël, le narrateur vient de s’ouvrir une douzaine d’huîtres, une bonne boutanche et attend le traditionnel bêtisier que nous sert la télé pour ce type d’occasions. Mais voila que son petit programme est bouleversé par l’arrivée de trois copains célibataires bien allumés avec qui il va passer un réveillon pas tout à fait comme les autres. Ça discute sec, ça boit et ils finissent par partir à l’arrache à la quête d’un sapin de Noël à tronçonner en pleine nature. L’expédition sera dantesque ! On retrouve ici toutes les qualité de l’auteur qui m’avait tellement séduit avec son recueil de nouvelles Presqu’îles notamment son écriture fluide et universelle, son goût pour des personnages truculents. On rit beaucoup ici, on explore aussi les manques et mélancolies qui sont exacerbés par l’esprit des fêtes de fin d’année. Un très bon texte.
Comptes à rebours de Valerio Varesi : "On était le 1er décembre, je me sentais bien, j’étais content. J’avais mis la taule au rancart, les affronts et la galère du bloc 13 aux oubliettes. Bon.". Un ex taulard tombé pour braquage trouve un étrange paquet dans sa boîte aux lettres. Il s’agit d’un calendrier de l’avent et il commence à jouer le jeu d’ouvrir une petite fenêtre par jour. Pas de chocolats ou de mini-jouets à la clef mais des messages pour le moins étranges... puis des codes chiffrés... Nouvelle à suspens, on se prend au jeu immédiatement avec un narrateur dont les zones d’ombre se révèlent au fil du récit. C’est malin et bien amené, la fin est parfaite. Quoi de plus étonnant de la part d’un auteur à l’écriture subtile qui aime bichonner ses personnages pour mieux les malmener par la suite.
Deux belles lectures donc pour passer un bon Noël. Si vous souhaitez d'ailleurs lire "Le Sapin", la nouvelle a été mise à dispo sur le site de la maison d'édition. Faites-vous plaisir ! Ah, il savent y faire chez Agullo. Vivement l’année prochaine !
"Passage à l'acte" d'Hélène Jousse
L’histoire : Passer à l'acte se décide-t-il ? À trop longtemps attendre, osera-t-on encore ?
L'exigence et l'intransigeance des personnages de ces nouvelles font d'eux des héros. Se laisser vivre ne leur suffit pas. Ils cherchent dans leurs actes l'approbation de ce qu'ils sont. Ils attendent de leurs choix qu'ils les révèlent. Et plus ils doutent, plus ils espèrent que décider les libérera. Mais nos décisions sont-elles aussi capitales qu'on le croit au moment de franchir le pas ?
Ainsi, Marine, qui se prépare pour une soirée à laquelle son mari ne veut pas l'accompagner, ne se doute pas qu'elle vient de poser le pied sur un fil. Désormais funambule, elle oscille entre son désir de liberté et son engagement envers celui qu'elle a choisi d'aimer il y a longtemps déjà.
La critique de Mr K : Retour à la nouvelle avec ma chronique du jour, une sortie de chez Quadrature, une maison d’édition belge qui s’est spécialisée dans le texte court et qui me ravit à chaque lecture. Dans Passage à l’acte, Hélène Jousse, par ailleurs artiste plasticienne, nous propose un recueil de 15 courts textes mettant en scène des personnages qui vont prendre une décision qui va bouleverser leur existence d’une manière ou d’une autre. À part deux textes qui ne m’ont pas vraiment touché, je dois avouer que j’ai été conquis par nombre de ces destins contrariés qui nous sont livrés ici.
Les textes s’apparentent à des micro fictions tant leur longueur est limitée. Certains ne font que quatre pages à peine, la plus longue approche la vingtaine. Autant vous dire que c’est un sacré tour de force que de proposer un contenu aussi dense qu’explosif avec aussi peu de mots. Le pari est largement relevé grâce à une science précise de la caractérisation, rien n’est inutile ou futile, tout est au cordeau, pensé et réfléchi pour proposer une immersion totale dès le premier paragraphe. On se laisse prendre au jeu très vite, essayant de deviner le fameux tournant que va prendre le personnage au cours de son histoire. Je me suis bien fait avoir souvent pour mon plus grand plaisir, chaque texte proposant une expérience de lecture unique.
C’est donc des situations très différentes qui nous sont données à lire. Tour à tour une femme suit un suiveur qui suit une femme, un homme vient parler de sa mère récemment disparue à la narratrice sculptrice, une vendeuse en bijouterie de luxe nous raconte une anecdote, un gamine de deux ans s’approche dangereusement d’un bol de lait bouillant, une femme et un homme se rencontrent dans un train, une petite fille veut s’acheter un Carambar dans une boulangerie tenue par une femme plus que désagréable, deux lecteurs se trouvent littéralement dans une rame de métro dans un futur glaçant, une femme règle son compte de manière littéraire avec le père de ses enfants, une recherche de maison se transforme en une quête plus intime, une jeune fille laide va se dépasser pour décrocher un RDV avec le plus beau gosse de la classe (la chute est terrible), une histoire d’amour se noue à travers des échanges épistolaires faussés, un petit anglais introverti va vivre un séjour douloureux chez son correspondant français, une femme vient en aide à un sdf d’origine roumaine, une femme se rend à une soirée sans son mari et va tester sa fidélité...
Le seul lien consiste donc en une bascule, une décision, un acte ou encore une prise de conscience qui va aiguiller la vie du personnage dans une autre direction. Parfois c’est ténu, limite imperceptible, des fois ça prend vraiment des proportions terribles avec des conséquences lourdes (la nouvelle éponyme est une de mes préférées dans ce domaine). Dans tous les cas (sauf vraiment deux textes qui m’ont "échappé" dirons-nous), c’est très fin, la psychologie des personnages est croquée de manière fort juste puis s’enchaîne la situation qui va l’amener vers un ailleurs parfois insoupçonnable. L’auteure est capable de nous faire partager pléthore de sentiments divers éprouvés par des personnages de toutes conditions, de tout âge. La variété est enrichissante, l’empathie fonctionne très souvent à plein et l’ouvrage se lit vraiment à vitesse grand V.
Un bon recueil de nouvelles vraiment dont certaines seront lues à haute voix devant mes élèves pour des moments de partage de lecture qui ne manqueront pas de les interroger sur les trames parfois distendues de l’existence. Les amateurs peuvent y aller, ils ne seront pas déçus.
"La Schismatrice +" de Bruce Sterling
L’histoire : Dans une humanité déracinée, peuplant le système solaire de gigantesques stations orbitales, écartelée entre les tenants de l'évolution par la technologie et ceux de la manipulation génétique, Abélard Lindsay, jeune diplomate issu de la République corporative circumlunaire de Mare Serenitatis, tente de trouver son chemin. Fils d'aristocrate, il doit apprendre à survivre, à choisir son camp. Mais au moment où l'homme évolue, cesse d'exister en tant que tel pour se scinder en espèces nouvelles, il croit enfin comprendre son destin : réconcilier Mécas et Morphos autour d'un projet grandiose, la terraformation des mondes...
La critique de Mr K : Grosse déception que cette lecture d’un ouvrage pourtant culte réédité cet été à l’occasion de la rentrée littéraire. Pour beaucoup, La Schismatrice de Bruce Sterling est un livre incontournable, un ouvrage fondateur du cyberpunk en littérature. Agrémenté ici de nouvelles se déroulant dans le même univers, j’ai été perdu assez vite et ce malgré d’indéniables qualités d’écriture. Sans doute ce genre annexe de la SF n’est pas fait pour moi...
Dans un futur éloigné, les hommes ont essaimé l’univers et l’espèce en elle-même a drôlement évolué. Certains membres se sont améliorés technologiquement parlant, d’autres sont le fruit de manipulations génétiques. Deux courants que tout semble opposer et qui créent régulièrement des tensions voire des conflits de grande importance. On a donc affaire aux post-humains en deux déclinaisons bien différentes donnant le tournis dans les implications et applications qui sont données à lire ici.
Au cœur de l’intrigue, on retrouve Abélard, un jeune diplomate déchu que l’on envoie sur une colonie isolée suite à un incident le mettant en cause. Éloigné de tout ce qu’il connaît, fuyant sans cesse d’un point à un autre, voulant innover pour briser les règles, il sera amené à vivre nombre d’aventures qui le place au centre de l’échiquier global. Ses actes pourraient même avoir une incidence sur l’ordre des choses et même changer le visage de l’humanité... rien que cela !
Sur le papier, ce roman était fait pour moi avec une dimension space opéra qui me parle puisque je suis amateur du genre. Mais voila, trop d'ellipses entre les différentes parties ont fait que j’ai eu du mal à saisir les différents tenants et aboutissants. Je me suis raccroché à ce que j’ai pu, j’ai essayé de faire les liens qui s’imposent mais globalement en fin de lecture, j’avais l’impression d’être totalement passé à côté. Beaucoup de frustration donc, surtout que les questions soulevées ici ou là étaient porteuses de sens, on est dans la métaphysique pure et c’est le genre de questionnements qui nous assaillent déjà quand on s’intéresse à la recherche actuelle en matière de sciences appliquées à l'homme et autre. Du coup je suis sorti agacé de cette lecture...
Pourtant, l’écriture est plutôt plaisante, ça se lit bien, il y a quelques passages plus difficiles notamment lors d’évocations techniques mais franchement c'est fluide. Certaines descriptions vous transportent littéralement, des dialogues entre personnages font mouche mais il manque ce supplément d’âme aux personnages pour vraiment accrocher le lecteur, notamment Abélard qui m’a finalement laissé de marbre. Plutôt dommage pour un protagoniste qui a son importance...
Non vraiment, sans doute que La Schismatrice n’était pas fait pour moi malgré son aura et cette nouvelle édition somptueuses (la qualité du papier, la couverture sublime, les ajouts de nouvelles). Je détonne sans doute avec cet avis mi-figue mi-raisin et je vous conseille vivement d’aller lire ceux de confrères plus aguerris et amateurs de cyberpunk, ils y ont sans doute vu des choses qui m’ont échappé. Pour ma part, cette lecture aura été ma dernière incursion dans le genre. Un coup dans l’eau.
Lectures "Petite poche" chez Thierry Magnier
Focus aujourd’hui sur sept titres de la collection Petite poche des éditions Thierry Magnier, sept titres que j’ai emprunté au CDI de mon établissement pour ces vacances d’été afin de me faire une idée sur ces récits très courts, ces ouvrages pouvant se lire en un quart d’heure et faisant appel à des auteurs reconnus. Le principe est simple : 48 pages environ pour parler d’un sujet de société via le regard d’un enfant. Le postulat est bien sympa et le pari réussi quasiment à chaque fois !
L’expulsion de Murielle Szac : Très belle évocation d’un drame familial et intime avec l’expulsion de tout un immeuble pour cause d’insalubrité. On rentre dans la tête de la jeune Bintou, de ses appréhensions, espoirs et craintes. Elle fait face à l’incurie des adultes face aux souffrances de l’enfance et au passage l'ouvrage balance un bon coup de projecteur sur la rapacité des journalistes et l’indifférence du plus grand nombre face à ces drames humains. Un très beau texte qui touche en plein cœur.
Le Train des barracas de Françoise Legendre : Là encore un beau texte nous mettant dans la peau d’un enfant cette fois-ci confronté au déracinement dans les années 60. La famille portugaise émigre en France pour le travail, l’héroïne doit laisser derrière elle son pays, son grand-père et le jardin qu’ils entretenaient ensemble. Juste et sensible, cette micro-storia fonctionne à plein et provoque immédiatement l’empathie.
Jour de colère de Caryl Férey : À la veille des vacances, les parents d’Adrien s’embrouillent, le séjour ne se déroulera pas comme prévu, le héros et sa petite sœur vont passer deux mois chez une amie de maman. La colère gronde chez Adrien. Où est papa ? Que se passe-t-il ? Très incisif, ce texte de Caryl Férey est une belle réussite avec un traitement de la séparation vu par l’enfant dans tout ce qu’elle a de surprenante et de douloureuse. Une flèche en plein cœur !
Tsunami de Mikaël Ollivier : Damien nous raconte son quotidien, et ses petits-déjeuners en particulier, alors que les parents écoutent les infos toutes plus terribles les unes que les autres. Peu à peu, on se rend compte de l’impact qu’elles ont sur lui. C’est fin, intelligent et brillamment amené.
Les invités de Charlotte Moundlic : Superbe parabole sur la colonisation avec ces invités qui peu à peu prennent de plus en plus de place dans la maisonnée de la narratrice et le pays où se passe le récit. On se prend au jeu et l’on sent la tension monter progressivement, le sujet est difficile mais tous les écueils évités pour en proposer une vision juste, simple et essentielle. Un incontournable !
Joyeuses Pâques et Bon Noël d’Hubert Ben Kemoun : Sans doute le plus émouvant des sept ouvrages avec cette histoire de grand-mère un peu fofolle qui reçoit durant quatre jours son petit-fils, plus réticent, chez elle. Petit à petit, un lien se crée, quelque chose de puissant et des souvenirs naissent. Superbe !
Écran total de Christophe Léon : Seule déception de ma sélection, cette histoire d’installation d’écran plat géant qui phagocyte la vie de famille tombe un peu à plat. Le môme est attachant mais la chute à fait pshiiit. Reste un rythme indéniable et quelques moment de grande drôlerie.
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Une belle collection donc que je conseille à tous les jeunes lecteurs et aux pédagogues. C’est riche, les auteurs proposent des textes courts, incisifs et bien menés. Franchement, j’en lirai d’autres et j’en utilise certains pour essayer de faire gagner en appétence de lecture mes jeunes pousses plutôt éloignées du monde merveilleux de la lecture. À découvrir et faire découvrir.