"Anna Thalberg" d'Eduardo Sangarcia
L’histoire : Un après-midi, alors qu’elle attise le feu dans la cheminée de sa chaumière, la jeune Anna Thalberg aux yeux de miel est enlevée par des hommes brutaux et amenée à la prison de Wurtzbourg, où on l’accuse de sorcellerie. Isolée et torturée pendant des jours, elle tient tête au cruel examinateur Melchior Vogel tandis que Klaus, le mari d’Anna, et le père Friedrich, curé de son village, tentent tout ce qui est en leur pouvoir pour lui éviter les flammes du bûcher. Petit à petit, le visage du Diable se révèle être celui du Dieu des hommes, et la sorcière un nouveau Christ.
La critique de Mr K : L’année littéraire 2023 commence fort bien avec cet ouvrage paru aux éditions La Peuplade début janvier. Anna Thalberg d’Eduardo Sangarcia est un premier roman d’une force incroyable, un souffle porté par une écriture hors norme.
Anna est arrêtée chez elle sans préavis alors que son journalier de mari est aux champs. Elle est emmenée à la prison de Wurtzbourg pour y être "interrogée". Dénoncée par une voisine jalouse et superstitieuse, Anna est accusée de sorcellerie malgré sa grande piété et son caractère doux. Mais sa chevelure de feu et ses yeux couleur de miel attisent les vicissitudes d’une communauté obscurantiste prompte à désigner un bouc émissaire pour expliquer tous les malheurs qui peuvent s’abattre sur elle.
Seule face au terrible Vogel et son bras armé, Anna va résister autant qu’elle peut. Elle ne veut pas avouer ce qu’elle n’a jamais fait, elle ne commerce pas avec le démon, elle vit simplement sa vie de femme et cela en dérange plus d’un. Dès le départ, on sait que personne ne ressort indemne de cette tour, que la condamnation est déjà prononcée mais qu’importe, on a envie d’y croire, on accompagne Anna sur son chemin de croix (le vrai Christ c’est elle au final). On suit en parallèle son mari désespéré qui tente tout pour la sauver mais qui se heurte aux portes closes, aux mauvaises volontés et au cloisonnement de la société de l’époque. Même le bon prêtre du village, Friedrich, fera son possible pour tenter d’éviter le bûcher à la jeune femme mais malgré son statut et sa verve, rien n’y fera.
Car Anna est rousse, car Anna est une femme qui a perdu des bébés avant terme, parce qu’Anna est douce et aimante, parce qu’Anna est passée par ici ou a rendu tel service... Anna est une sorcière et doit mourir. Les pseudos témoignages à charge s’accumulent et je peux vous dire qu’on a les tripes qui se tordent dans tous les sens durant toute cette lecture qui est d’une rare puissance addictive. L’évocation de l’époque, de la toute puissance du clergé protestant, des injustices sociales à commencer celles faites aux femmes donnent envie de hurler. La chasse aux sorcières se répand comme un incendie que rien ne semble rassasier, on pense au feu des enfers qui finalement est sur Terre et non dans les profondeurs réservés aux pécheurs. L’Enfer c’est les autres plus que jamais dans ce roman et la pureté est ici en Anna, figure forte et fragile à la fois, profondément humaine et sans haine aucune. Par son abnégation, elle nous montre le chemin à suivre. Un sacrifice terrible mais aussi un acte de foi profond.
L’auteur distille tout cela avec maestria, son écriture est unique. Chaque chapitre n’est constitué que d’une phrase, de propositions qui se répondent, s’interpénètrent, avec un retour à la ligne quand on change de point de vue ou de protagoniste, des dialogues posés comme des blocs indépendants de la narration, des strophes poétiques ouvertes sur les pensées intimes des personnages, l’absence de majuscules et de point accentuant l’immersion et déroutant le lecteur pour son plus grand plaisir. Les procédés utilisés bien que nébuleux n’égarent pas le lecteur, l’emmènent exactement là où l’écrivain veut le mener, vers un final haut en couleurs et un bonheur de lecture gravé au fer rouge.
Quelle lecture vraiment ! Quelle expérience ! Je pourrais en parler des heures, j’aurais envie d’en parler des heures tant elle m’a happé, marqué et passionné. Vous l’avez compris c’est un grand et gros coup de cœur. À découvrir absolument !
"Le Pays au-delà des mers" de Christina Baker Kline
L’histoire : Pour avoir naïvement cru aux promesses d’amour de son employeur, Evangeline, jeune gouvernante anglaise, a été accusée de vol et condamnée à la déportation. Sur le navire qui l’emmène en terre australe, elle pense à ce que sera sa vie dans le "pays au-delà des mers", qu’on dit si inhospitalier, peuplé d’indigènes et de renégats. Elle pense aussi à l’enfant qu’elle porte : saura-t-elle le protéger ? Pourra-t-elle s’appuyer sur la débrouillarde Hazel avec qui elle a noué une forte amitié lors de la traversée ?
Au même moment, sur l’île Flinders, au large de l’Australie, Mathinna, une orpheline aborigène, est elle aussi retenue prisonnière. Arrachée à sa tribu, la petite a été adoptée par le gouverneur et son épouse, qui entendent bien la civiliser à tout prix.
Ces trois femmes l’ignorent encore, mais leur sort est inextricablement lié. Sur ces terres soumises à la folie des hommes, elles auront besoin de toutes leurs forces, de tout leur courage pour survivre et se frayer un chemin vers la liberté.
La critique de Mr K : Très belle lecture que Le Pays au-delà des mers de Christina Baker Kline. Fresque intime et historique, on se prend immédiatement au jeu, on s’attache aux différents personnages et l’on passe vraiment un très bon moment.
Evangeline est une jeune gouvernante toute fraîchement émoulue de sa campagne anglaise. Fille de pasteur, elle a reçu une éducation classique et exerce son rôle de préceptrice dans une famille aisée de Londres. Candide face aux promesses du fils de la maison, elle se retrouve ensuite victime d’une machination qui la voit condamnée à la "transportation" pour un vol supposé. Cette déportation vers les terres australes de la couronne anglaise était monnaie courante à l’époque, on exilait ainsi les indésirables que l’on ne voulait plus voir sur le territoire métropolitain.
Après des semaines très éprouvantes dans les prisons du royaume, la voila embarquée sur un navire rempli de convicts (nom donné aux prisonnières de droits communs que l’on envoyait à l’autre bout du monde), elle y rencontrera Hazel avec qui elle va créer un lien très spécial (je n’en dis pas plus pour ne pas dévoiler l’intrigue qui prend un virage surprenant en milieu de lecture). En parallèle, on suit aussi le destin aussi peu enviable de Mathinna, une jeune aborigène qu’un riche couple d’anglais a pour lubie de "civiliser" et qui se retrouve déracinée loin des siens. Comme bien souvent, tous ces personnages ne semblent avoir de liens mais l’histoire dénouée va remédier à cela et proposer trois destins forts et inextricablement liés.
Ce roman dégage d’abord une force romanesque peu commune. On se fait embarquer dès le premier chapitre par ces destins pour le moins contrariés. Que les temps sont durs pour les parias et surtout pour les femmes ! Ainsi Mathinna, Evangeline et Hazel connaissent une véritable descente aux enfers. Rien ne nous est épargné pour les deux premières avec des scènes bouleversantes qui prennent à la gorge. Je me souviendrais longtemps de la mise en accusation d’Evangeline puis de son séjour en prison entre promiscuité, violence, incurie des gardes et l’attente insoutenable du jugement qui sera d’ailleurs lapidaire. Tout aussi violents sont l’extraction de Mathinna de sa tribu et sa "rééducation". Le racisme rejoint le machisme, l’absence d’empathie et d’humanité de nombres hommes et femmes détenteurs d’un pouvoir inique qui écrase et opprime.
La critique est ici féroce de la colonisation tout d’abord et du mépris du genre humain sur lequel elle est bâtie. L’acculturation mais aussi la répression sont fort justement décrits au détour des destins que l’on croise, la veulerie des uns et la connerie raciste des autres se vivent au quotidien par des victimes enfermées dans des clichés et des carcans idéologiques partagés par le plus grand nombre. Nos héroïnes sont bien peu de choses et on le leur rappelle bien souvent mais elles tiennent, elles se raccrochent à quelqu’un, à quelque chose, un idéal, une lueur d’espoir même si c’est extrêmement difficile vu les situations qu’elles doivent traverser. Un événement bouleverse la donne à mi-récit et m’a littéralement bluffé en terme de risque narratif. J’adore être surpris, je dois avouer que je suis resté scotché à mon canapé.
L’époque est donc très bien rendue, les personnages sont complexes. L’ensemble est cohérent, crédible et provoque une addiction terrible. Impossible de lâcher ce roman tant on est happé par l’histoire et que l’on veut absolument en connaître le dénouement. L’écriture accompagne le récit à merveille, simple, concise et enveloppante, la lecture se fait toute seule et avec un plaisir qui ne se dément jamais. Le Pays au-delà des mers est vraiment un bel ouvrage que je vous invite à découvrir au plus vite.
"Les Filles bleues de l'été" de Mikella Nicol
L’histoire : Deux jeunes filles, Chloé et Clara, se réfugient dans la maison de leur enfance, au large de la ville. Elles ont un été, un seul, pour se reconstruire et se retrouver loin d’une civilisation qui les étouffe.
Rendues à l’innocence d'un monde, sans règles et sans limites, elles vont guérir leurs blessures à coups de forêt, de lac, de feuilles, de feu, d’étoiles. Une amitié démesurée, fusionnelle, comme il ne peut en exister à l’âge adulte.
La critique de Mr K : Superbe lecture que cet ouvrage de la rentrée littéraire au parfum et au style uniques. Les Filles bleues de l’été de Mikella Nicol nous offre une balade au cœur d’une amitié fusionnelle entre deux jeunes filles un peu perdues qui vont tenter de se réparer l’une l’autre au milieu de nulle part, dans un lieu chargé de souvenirs heureux de leur enfance. Mais peut-on guérir de tout malgré que l’on soit accompagné de son âme sœur ? Quand l’autre elle-même est à la dérive ?
Rien n’est moins sûr tant les difficultés peuvent s’accumuler dans une existence (même courtes, les héroïnes ont à peine dépassé la vingtaine) et au fil des chapitres qui s‘égrainent en alternant le point de vue de l’une et de l’autre. Le morcellement de la narration enrobe de mystère la personnalité et le passé des deux filles. On s’accroche tout d’abord à ce qu’on peut : une psyché abîmée pour l’une avec des difficultés sociales récurrentes, le désir d’enfant chez l’autre suite à une rencontre qui semblait être la bonne… On a au début de la lecture uniquement des fragments épars qui peu à peu vont s’agglutiner dans l’esprit du lecteur avant de vraiment faire sens entre eux et proposer un parcours de personnage profond.
Tout ici n’est que délicatesse et subtilité. L’auteure tel un peintre impressionniste décrit échanges verbaux et non verbaux, activités symbiotiques avec la nature qui les entourent (baignades, siestes incongrues, les étoiles la nuit, le vent et les bruits des animaux...) qui font bien souvent écho au vague à l’âme et autres émotions à fleur de mots qui nous sont contées ici. On contemple, on découvre, on vit ces deux héroïnes qui sont à un moment charnière de leur existence. Tout pourrait arriver et la fin ne me contredira pas. Surprenante et logique à la fois, je suis resté bouche bée et profondément ébranlé après avoir refermé cet ouvrage.
À l’image de la superbe couverture de l’ouvrage, le contenu est beau, poétique. La langue utilisée s’y renouvelle constamment, la virtuosité inventive se conjugue avec la profondeur des descriptions intimes, des aspirations de chacune et de ces deux destins contrariés. Ce roman intimiste est véritablement poignant et emporte tout avec lui. Véritable expérience de lecture, je ne saurais que trop vous le conseiller si vous êtes amateurs de récits différents, lyriques et profondément humains.
"Le Garçon en pyjama rayé" de John Boyle
L’histoire : Vous ne trouverez pas ici le résumé de ce livre car il est important de le découvrir sans savoir de quoi il parle. On dira simplement qu'il s'agit de l'histoire du jeune Bruno que sa curiosité va mener à une rencontre de l'autre côté d'une étrange barrière. Une de ces barrières qui séparent les hommes et qui ne devraient pas exister.
La critique de Mr K : Attention chef d’œuvre ! J’avais beaucoup entendu parler du Garçon en pyjama rayé de John Boyle, par des collègues, des élèves même mais je n’avais jusqu’à présent jamais eu l’occasion de le lire. Le tort est désormais réparé et quelle expérience de lecture ! Véritable claque à tous les niveaux, je ne m’en remettrai pas de si tôt !
Bruno est un jeune garçon allemand qui vit dans une belle maison. Il est heureux, son monde de petit garçon l’enchante et malgré une sœur bien peste à ses yeux, tout va pour le mieux pour lui. Nous sommes dans les années 40 et la guerre en cours ne semble pas avoir vraiment d’emprise sur lui. Puis un jour, son père annonce à la famille qu’ils doivent déménager, le führer lui même lui a donné une nouvelle affectation, en Pologne dans un endroit nommé hoche-vite...
Là-bas, Bruno voit toutes ses habitudes chamboulées. Il ne voit plus ses amis, la maison ne lui plaît pas et il y a cette mystérieuse barrière derrière la maison qui donne sur un endroit glauque où vivent des personnes toutes habillées de pyjamas rayés et qui ont l’air bien triste. Lors d’une de ses sessions d’exploration, Bruno va faire la rencontre de Shmuel un garçon de son âge. Il vit de l’autre côté car il est différent. Une amitié nouvelle va naître, grandir jusqu’à ce que...
John Boyle propose vraiment une approche originale d’une thématique dure et forte : les camps de concentration et la Solution finale. Tout ici est vu et perçu par un gamin de moins de dix ans qui n’a pas vraiment idée de ce qui se passe. Sa candeur et sa naïveté sont confondantes dans l’horreur contextuelle que l’on devine entre les mots et les chapitres. Derrière la vie de famille rangée et un quotidien banal, il y a les non-dits, les inquiétudes et les incompréhensions des autres membres de la famille que l’on perçoit bien mieux que Bruno lui-même.
Ce roman nous parle de l’indicible sans étalage de monstruosité, de détails sordides. L’évocation est bien plus fine, à deviner entre les lignes et cela prend aux tripes littéralement. Le point de vue adopté, le style épuré et précis, la gestion très intelligente de la narration et de sa temporalité (il y a des flashback bien sentis par moment) emportent le lecteur, le captive et l’emprisonne. La fin surprend et tétanise à la fois même si finalement, vu toutes les pièces apportées à l’édifice depuis le début, elle est logique.
Un beau et grand moment de lecture. Entre l’effroyable et le sublime il n’y a qu’un pas. Ce roman est unique et essentiel. A lire absolument !
"Du domaine des Murmures" de Carole Martinez
L’histoire : En 1187, le jour de son mariage, devant la noce scandalisée, la jeune Esclarmonde refuse de dire "oui" : elle veut faire respecter son voeu de s'offrir à Dieu, contre la décision de son père, le châtelain régnant sur le domaine des Murmures. La jeune femme est emmurée dans une cellule attenante à la chapelle du château, avec pour seule ouverture sur le monde une fenestrelle pourvue de barreaux. Mais elle ne se doute pas de ce qui est entré avec elle dans sa tombe... Loin de gagner la solitude à laquelle elle aspirait, Esclarmonde se retrouve au carrefour des vivants et des morts. Depuis son réduit, elle soufflera sa volonté sur le fief de son père et ce souffle l'entraînera jusqu'en Terre sainte.
La critique de Mr K : En 2016, je découvrais Carole Martinez avec le fantastique Le Cœur cousu, un ouvrage qui m’avait marqué à la lecture et qui m’encourageait à poursuivre ma découverte de l’auteure. Mais voila, le temps a passé... Elle s’est rappelée à moi lors de la découverte Du domaine des Murmures dans une boîte à livres dans notre coin, un ouvrage qui m’avait en plus été fortement recommandé par la documentaliste de mon établissement. Une fois de plus, ce fut une expérience incroyable avec au bout un plaisir de lire absolu et des souvenirs plein la tête.
Esclarmonde, fille de noble, a 17 ans et va se marier. Comme il est de coutume à l’époque, on se marie par intérêt dans les hautes sphères de la société, il faut forger ou consolider des alliances, on court la dot et l’on réfrène ses sentiments. C’est mal connaître notre héroïne qui plante tout le monde le jour J et décide de se consacrer à Dieu et se fait emmurer à la chapelle du château ! À travers ses yeux, nous suivons sa situation mais aussi celle des familiers de la maisonnée quitte à faire des milliers de kilomètres grâce aux témoignages et messages que reçoit l’héroïne devenue Sainte par son choix et qui reçoit nombre de pèlerins. Mais être emmurée ne veut pas forcément dire qu’elle est totalement coupée du monde et elle n’est pas au bout de ses surprises et de ses épreuves...
Se déroulant au Moyen-Age, ma période préférée en Histoire, la reconstitution est parfaite. On est vraiment immergé dans ce monde bercé par la religion et les croyances païennes. On ne rigole pas avec la foi et les commandements en ce temps-là mais on est aussi très précautionneux envers les intersignes, ces manifestations naturelles (ou non ?) qui font partie du quotidien à une époque où la science n’existe quasiment pas. Il est donc souvent fait référence aux pêchés, aux vertus, à la foi qui transporte des montagnes, à des fantômes ou autres esprits qui peuvent venir troubler vos nuits... L’aspect spirituel de la destinée d’Esclarmonde est très bien construit et fait écho à son époque, lui donnant une grâce dans l’abnégation, une aura saisissante.
Le personnage d’Esclarmonde est passionnant. La jeune fille de 17 ans, par son choix, va opérer un virage à 180 degrés dans une existence qui était jusque là balisée. En rupture avec sa famille et le monde, elle va se réinventer, se muter en femme forte, en sainte dans sa prison de briques où il lui arrive bien des choses (aucun spoiler mais c’est dur) et le vent des rumeurs et des colporteurs lui permettent de témoigner de l’évolution du domaine mais aussi le devenir de personnages pourtant partis bien loin faire croisade pour récupérer la ville sainte de Jérusalem. Bien que non actrice des faits relatés, sa voix porte et apporte renseignements, une peinture fort réussie de ce Moyen-Age souvent fantasmé à outrance. Esclarmonde apparaît alors comme une figure féministe à sa manière, une résistante mais aussi une personne fragile au destin brisé.
Les émotions se multiplient donc dans le crâne du lecteur surtout que malgré sa réclusion, elle continue d’entretenir des relations avec certaines personnes qui viennent la visiter : son fiancé transi d’amour devenu poète émérite, les servantes de la famille qui lui restent fidèles, le chanoine du domaine ou encore les centaines de personnes qui viennent lui demander son aide. Mais il y a aussi les petites trahisons, les tensions sous-jacentes et des révélations qui peuvent changer la donne, l’ouvrage prend alors une direction plus dramatique qu’elle ne l’est déjà.
Comme pour Le Cœur cousu, cet ouvrage se lit d’une traite avec passion et addiction. La langue poétique à souhait, accessible, souple, évocatrice, procure un plaisir de lecture immédiat et durable. Le voyage est total, prenant et absolument grandiose. On arrive au mot fin avec délectation et une once de déception tant on aurait voulu que l’expérience perdure. Un grand roman pour une grande écrivaine. Vous savez ce qu’il vous reste à faire !
"Texto" de Dmitry Glukhovsky
L’histoire : Novembre 2016. Ilya rentre à Moscou après sept années de détention dans la zone – une de ces régions de Sibérie peu peuplées où la Russie installe des camps pénitentiaires –, bien décidé à tourner la page et à reprendre une vie normale.
À peine arrivé, il est confronté à la mort de sa mère, à une fin de non-recevoir de la femme qu’il aimait et à un monde qu’il ne reconnaît plus. La nuit même de son retour, l’esprit embrumé par l’alcool et la rage chevillée au corps, il tue l’officier de la brigade des stups véreux qui, sept ans plus tôt, l’avait piégé par simple mesquinerie. Ce faisant, il récupère son téléphone portable dont il a mémorisé le code de déverrouillage.
Le lendemain, prenant conscience de la portée de son acte, et ne se donnant que quelques jours à vivre, il n’a qu’une idée en tête : rassembler assez d’argent pour offrir une sépulture décente à sa mère. Une seule solution pour repousser l’échéance de sa mort : piocher dans le téléphone volé les bribes de la vie du policier pour faire croire à tous ses contacts qu’il est toujours en vie.
Commence alors pour Ilya une partie d’échecs simultanée : il n’a pas le droit à l’erreur contre chacun de ses "adversaires", en plus de jouer contre la montre.
Commence aussi une plongée dans les tréfonds de l’âme de celui qu’il hait, mais dont il doit assumer l’identité tant bien que mal, et avec qui il finit par se confondre.
La critique de Mr K : Chronique d’un beau cadeau de Noël offert par ma chère et tendre et que j’ai enfin lu malgré mon impatience au moment de sa réception. Il faut dire que j’adore Dmitry Glukhovsky, un écrivain russe au talent incroyable et à l’engagement sans ambiguïté contre le tyran qui dirige son pays. Il est surtout connu pour sa trilogie Metro qui est excellente mais je dois avouer que ma préférence va vers le sublime FUTUR.E et l’étrange et sinueux Sumerski. C’est d’ailleurs vers ce dernier que lorgne Texto, le dernier roman de l’auteur que je n’avais pas lu.
Je dirais tout d’abord que cet ouvrage est à part dans la bibliographie de l’auteur. Moins branché anticipation et fantastique, on rentre ici dans un récit intimiste complètement branque où Ilya le héros récupère le smartphone de sa victime et va se faire passer pour lui. À priori basique, l’intrigue n’est en fait qu’un prétexte pour disséquer la personnalité d’Ilya, explorer son passé et sa psyché pour le moins torturée. On pense immédiatement à Dostoïevski et notamment le fabuleux Crime et Châtiment qui m’avait laissé sur les genoux. Il ne se passe finalement pas grand chose, l’action est resserrée sur quelques jours mais en explorant le passé du propriétaire de son smartphone, en essayant de se substituer à lui, Ilya va de découvertes en découvertes, la culpabilité peu à peu l’envahit et l’entraîne vers une fin logique et imparable. Brillant !
Glukhovski est un orfèvre en terme de caractérisation des personnages. Que ce soit pour Ilya ou sa victime mais aussi tous les protagonistes qui gravitent autour d’eux, il façonne des êtres complexes, ambivalents, profondément humains. Il nous installe dans un faux rythme lent qui peut exploser du jour au lendemain en faveur d’une révélation faite en bout de ligne ou de paragraphe. Il faut se garder des idées toutes faites, des hypothèses que l’on peut élaborer, l’auteur s’amuse à nous tromper, nous diriger vers de fausses certitudes qu’il renverse avec un plaisir certain au fil de cette lecture très dense.
C’est le mot pour décrire une lecture pas forcément évidente au premier abord. Il faut se donner les moyens de pénétrer l’univers d’Ilya, de goûter au charme de cette écriture pleine qui prend son temps. L’action ne démarre vraiment qu’en milieu de volume, Glukhovsky prenant le temps d’installer une ambiance, un personnage. Cela en a découragé plus d’un mais vu mon goût pour cet auteur, je savais que la suite me rendrait au centuple l’effort consenti. Car dès lors qu’on passe le cap, on est entraîné dans un parcours pour le moins chaotique et incertain. Vivant une vie par procuration , Ilya commence à perdre pied, mélangeant sa vie et celle de l’autre, définissant de moins en moins bien le réel du fantasmé avec en fond une culpabilité qui l’envahit peu à peu sans espoir de rédemption ou presque.
En filigrane, l’auteur nous offre un tableau peu reluisant de la Russie actuelle avec l’évocation de mœurs et de pratiques anti-démocratiques comme le musellement des gêneurs, une police aux ordres, des condamnations iniques, une vision parfois paranoïaque du monde qui se traduit si tragiquement en ce moment en Ukraine. Le regard est ici lucide et sans concession, donnant lieu à une lecture éclairante, passionnante et parfois choquante. C’est à l’image de toutes les émotions que ce roman procure entre lumière et obscurité avec une humanité qui se débat comme elle peut et au final des destinées effilochées et vouées à disparaître. Ce n’est donc pas le plus optimiste des livres...
Comme dit précédemment, on retrouve toute la maestria de l’auteur, sa langue unique, son sens du récit même si ici il se réduit souvent aux émotions ressenties d’Ilya et sa prise de connaissance du passé de sa victime via son smartphone. Le rythme est lent (trop diront certains), moi je l’ai trouvé parfait et idéal pour appréhender au mieux personnages et tenants et aboutissants de cette intrigue profondément intime et humaine à la fois. Une sacrée expérience donc, qui divisera sans doute davantage que les œuvres suscitées de l’auteur mais qui pour ma part, m’a ravi et enthousiasmé.
Déjà lus et chroniqués du même auteur au Capharnaüm éclairé :
- Metro 2033
- Metro 2034
- Metro 2035
- Sumerki
- FUTU.RE
"Murmurer le nom des disparus" de Rohan Wilson
L’histoire : Launceston, 1874. Vétéran de la guerre qui a opposé les colons britanniques aux aborigènes de Tasmanie, Thomas Toosey est prêt à tout pour retrouver son fils William qu'il a abandonné quelques années plus tôt. Mais Thomas est recherché par deux Irlandais, Fitheal Flynn et son acolyte car il a une dette à payer et son fils est le seul à pouvoir lui permettre de racheter ses erreurs du passé.
La critique de Mr K : Sacrée claque que ce roman sorti en fin d’année chez Albin Michel. Deuxième roman d’un auteur australien très prometteur, Murmurer le nom des disparus (quel titre déjà !) de Rohan Wilson est d’un noir profond. Personnages et lecteurs ne sortent pas indemnes de ce récit enlevé, très touchant, baigné dans un contexte chaotique. J’ai adoré cette lecture qui s’est révélée aussi addictive que profonde et éprouvante. Suivez le guide !
Thomas Toosey n’est pas vraiment ce qu’on peut appeler une belle personne. Dès le départ, on sent bien que son passé, qu’il se plaît à écorner, transformer n’est pas folichon. L’action démarre alors qu’il part retrouver son fils qu’il a plus ou moins abandonné avec sa mère pour d’obscures raisons quelques années auparavant. On apprend vite que deux individus sont à ses trousses, un vieil irlandais un peu frappé, mu par un désir de vengeance impitoyable et son acolyte, un être masqué qui dégage une impression de mystère. Le roman commence dare dare, pas de temps d’exposition, nous sommes tout de suite plongés dans l’ambiance.
Murmurer le nom des disparus se caractérise en effet par une tension permanente qui prend à la gorge et nourrit un suspens de tous les instants. D’autres personnages rentrent ensuite dans cette sarabande de destins cassés par la vie, nourrissant le récit, le densifiant et accentuant un malaise qui va grandissant. L’auteur cultive les zones d’ombre, les fait s’entrechoquer, se compléter pour peu à peu révéler des vérités souvent dures mais logiques dans le contexte d’une époque difficile. Vie quotidienne rude, pauvreté extrême, vies contrariées ou gâchées font que les êtres présentés ici sont définitivement abîmés et tentent de s’en sortir par tous les moyens, ce qui les rend profondément humains et parfois bien flippants. Les frontières entre le Bien et le Mal sont ici très poreuses, le développement du récit le prouve à de nombreuses occasions et donne à côtoyer des personnages complexes, surprenants, déstabilisant le lecteur et remettant en cause bien des jugements et hypothèses.
L’Australie du XIXème siècle (plus précisément dans cet ouvrage, l’île méridionale de Tasmanie) est remarquablement évoquée. Terre de déportation, on y trouve beaucoup d’individus peu recommandables ou seulement égarés qui cherchent à refaire leur vie, à sortir d’un destin qui ne les a pas toujours épargnés. La tension est palpable notamment dans le rapport que les populations entretiennent avec l’autorité (les flics ne sont déjà pas commodes à l’époque), la couronne anglaise qui possède encore ces terres-ci à l’époque. Dans la deuxième partie, la colère et le ressentiment général envers l’impôt des chemins de fer notamment vont exploser et livrer la ville aux émeutiers dans un déluge de violence où les esprits vont se lâcher. C’est évidemment au milieu de ce maelström que l’étau semble se resserrer autour de Thomas qui à mesure qu’il se rapproche de son fils William va voir ses deux poursuivants se rapprocher, les ennuis s’accumuler, le tout menant à un dernier acte vraiment effroyable dans ce qu’il implique.
Superbement écrit, maîtrisé d’une main de maître de bout en bout, évoquant l’humanité avec nuance et beaucoup de talent, voici un ouvrage absolument génial que je vous invite à découvrir au plus vite. Pas sûr que je m’en remette de sitôt.
"Enrage contre la mort de la lumière" de Futhi Ntshingila
L’histoire : La vie n’a pas toujours été aussi rude pour Mvelo, quatorze ans, et sa mère Zola, qui vivent dans les bidonvilles de la périphérie de Mkhumbane, en Afrique du Sud. Autrefois, auprès de Sipho, l’amant de Zola, un avocat aisé, elles connaissaient de bons moments. Autrefois, Zola était championne de course à pied dans son école et promise à un bel avenir.
Jusqu’au jour où elle est tombée enceinte et où son père l’a reniée, l’exilant chez sa tante qui tient le bar clandestin dans lequel sa fille Mvelo a grandi... Lorsque Zola, la "malade en trois lettres", succombe au VIH, Mvelo, enceinte du pasteur qui l’a violée, part en quête de ses origines.
Armée de sa résilience et d’un féroce instinct de survie, la jeune fille va devoir affronter un monde ravagé par l’apartheid qui laisse bien peu de chances à son genre et à sa condition.
La critique de Mr K : Je vais vous présenter aujourd’hui un livre particulièrement réussi, de ceux qui vous mettent une bonne claque derrière les oreilles et œuvrent pour la prise de conscience de tout un chacun face à une réalité trop souvent édulcorée ou occultée par les médias mais aussi chacun d’entre nous. Dans Enrage contre la mort de la lumière, l’auteure sud-africaine Futhi Ntshingila, journaliste de profession, nous propose une plongée sans concession dans son pays entre Apartheid, violence endémique, patriarcat étouffant et propagation dramatique du VIH à travers le destin de plusieurs femmes de la même famille. L’ensemble est brillant et bouleversant.
Mvelo et sa maman Zola vivent dans un bidonville. Cette dernière est atteinte du VIH et se sait condamnée. La vie est rude pour ces deux femmes qui auparavant ont connu des moments de bonheur. Comment en est-on arrivé à cette situation ? Par de nombreux flashback, nous revenons sur le destin brisé de la maman qui par amour, va tomber enceinte et se voir reniée par son père. On ne plaisante pas avec la vertu des filles. Avec l’aide d’une tante haute en couleur, elle va élever comme elle peut sa gamine, vivre d’expédients puis croiser l’amour. Du moins le pense-t-elle... L’auteure ne se contente pas de s’intéresser à Zola et Mvelo, les personnages secondaires qu’elles croisent sont eux aussi décortiqués, leurs ascendants aussi, permettant de mettre le doigt sur les dysfonctionnements familiaux et sociétaux. Véritable saga au cœur des déshérités, nombreuses sont les révélations et péripéties livrées au lecteur littéralement prisonnier de ces pages.
Ce roman est un véritable plaidoyer pour la cause des femmes, pour l’amélioration de leurs conditions de vie mais aussi de leur reconnaissance. À travers trois générations, on passe en revue une réalité difficile avec notamment en filigrane, le patriarcat qui écrase et aliène les femmes dans leur esprit et leur corps. Les tabous sont nombreux, centrés autour des organes génitaux qui ne leur appartiennent pas (les passages sur les tests de virginité sont effrayants) sous couvert d’interdits religieux et d’omnipotence des mâles et notamment de la figure du père. Plusieurs des héroïnes vont voir leur vie totalement chamboulée (pour ne pas dire gâchée) par le caractère inique des règles non écrites et qui statuent sur les femmes bien malgré elles. C’est donc un livre féministe, militant mais jamais dans l’outrance ou la caricature, versant dans l’humanisme et la nécessité de dialoguer, de se comprendre. Ainsi, certains hommes trouvent grâce aux yeux de l’auteure qui ne les met pas tous dans le même sac (comme ça peut être malheureusement le cas avec certains membres des "nouvelles féministes") et cela rajoute une note d’espoir bienvenue dans un livre bien sombre.
Ah ça, je peux vous dire qu’on souffre avec les personnages de cet ouvrage. Très bien décrits dans leur quotidien et leurs réflexions / aspirations, on prend fait et cause pour eux très vite, portés que nous sommes par un récit vif et détaillé. C’est une très bonne piqûre de rappel sur la vie menée par de nombreux êtres humains sur la planète où la préoccupation première est de manger à sa faim, d’avoir un toit sur la tête et de chercher en même temps le bonheur. Des passages sont vraiment rudes, renversent l’estomac mais on est dans la réalité la plus crûe, la plus réaliste qui est ici exposée avec une certaine pudeur dans une langue simple et nuancée à la fois. Femmes violentées, violées, exploitées mais aussi femmes aimantes, pour certaines ambitieuses ou en quête de leurs origines se côtoient, se rencontrent et s’opposent parfois. De ce chaos jaillit de nouvelles énergies, de nouveaux espoirs représentés par les enfants et leurs capacités réelles ou supposées. Comme un cycle éternel, la vie reprend ses droits mais le règne des lois humaines ou pseudo divines aussi.
En parallèle, au détour de certaines scènes, nous avons le droit en filigrane à un portrait au vitriol de la société sud-africaine avec notamment des références à l’Apartheid, régime dictatorial où blancs et noirs ont été séparés durant des décennies (premières lois raciales datant de 1927, avant l’accession d’Hitler au pouvoir). Il est aussi question de corruption, de privatisation de l’école et au final de quartiers entiers laissés à l’abandon où seule la loi du plus fort prévaut. Toutes ces tableaux sont saisissants et ajoutent à la qualité d’un ouvrage pamphlet, qui incite à la révolte et à l’action tout en appuyant sur l’humanité de ses personnages pour contrebalancer un bilan des plus effrayant.
Enrage contre la mort de la lumière se lit très facilement malgré un sujet difficile, je l’ai fini en une traite, totalement possédé et emporté par une écrivaine à la langue efficace et poétique à la fois. On prend un plaisir immense à suivre cette famille que rien ne semble épargner mais qui tente de rester debout malgré tout. Un grand et gros coup de cœur pour un livre à découvrir absolument.
"Jolies ténèbres" de Fabien Vehlmann et Kerascoët
L’histoire : Ce récit qui ressemble à un conte pour enfants met en scène le monde du petit peuple de la forêt. Mais derrière l’apparence d’un univers merveilleux se dissimulent parfois la peur et la méchanceté...
La critique de Mr K : Dur dur d’écrire une chronique sur cet ouvrage qui m’a été prêté par l’ami Franck. Non que je ne sache pas quoi en penser, vous allez voir je l’ai trouvé top, mais c’est difficile d’en parler sans vraiment déflorer le sujet et l’arc narratif. Jolies ténèbres de Fabien Vehlmann et Kerascoët ne laisse personne indifférent. Quand on parcourt le web, les avis sont tranchés. Tous reconnaissent les qualités esthétiques de cette BD hors norme, ce qui heurte est plutôt la teneur des propos. Certains adhèrent (et adorent souvent), d’autres n’ont même pas fini leur lecture, choqués par le parti-pris et l’aspect glauque de l’ouvrage.
En gros, l’action se déroule dans un petit coin de nature. On suit toute une série de petits personnages de la forêt (lilliputiens pour l’essentiel) qui se retrouvent lâchés à là suite d'un événement dramatique (je n’en dirai pas plus à son propos car il est au centre de tout le reste). Ils doivent donc se débrouiller pour se fabriquer des refuges et subvenir à leurs besoins. On suit tout particulièrement Aurore, jeune fille toujours souriante et aidante qui apporte son assistance à tout le monde. Le temps file et elle va peu à peu se rendre compte de la nature de chacun et leur propension à ne penser qu’à eux-même. Tout finira forcément mal...
Cette œuvre est vraiment ambivalente car elle mélange à la fois le conte enfantin et le récit glauque dans un parcours initiatique. Comme justement annoncé en quatrième de couverture, il y a du Lewis Carroll et du Lynch dans cet ouvrage qui vire parfois dans le macabre le plus noir, le malsain même, tant on est déstabilisé par certaines cases où le glauque et le cynisme se mêlent joyeusement. Et pourtant, la plupart du temps, on a plus affaire à un conte de fée des plus classiques. Figures tutélaires, animaux de la forêt, actes héroïques sont au rendez-vous d’un survival touchant au merveilleux.
Mais l’ouvrage n’est en fait qu’un gigantesque prétexte pour nous parler de nous les humains et plus particulièrement de nos jeunes années notamment dans notre tendance à l’individualisme et à la cruauté. On ne peut énumérer tous nos vices qui sont ici révélés par ces petits personnages d’apparence toute mignonne mais il est beaucoup question de discrimination, d’inégalité aussi avec certains personnages dont le pouvoir aveugle le bon sens et mène à des actes innommables, des réactions finalement très enfantines... Mais les enfants ne sont-ils pas cruels ? Récit très dur, il faut avoir le cœur bien accroché pour aller au bout de cette aventure qui ne ressemble à aucune autre et qui changera à jamais la douce Aurore.
Le contraste est d’autant plus fort que le dessin et les couleurs font irrémédiablement penser à un livre pour enfants, ce qu’il n’est absolument pas. Faites gaffe donc, ne déconnez pas et gardez-le bien pour vous, adultes réfléchis ! Les âmes sensibles aussi peuvent passer leur chemin... Restent des dessins vraiment magnifiques avec des explosions de couleur, un naturalisme qui prend aux tripes et des personnages remarquablement caractérisés... et des cases plus dures qui m’ont marqué à jamais. On passe finalement très facilement du rêve, de l’onirisme au cauchemar le plus profond. Cet aspect dual est redoutable et m’a littéralement hypnotisé, conquis même si Jolies ténèbres ne plaira pas à tout le monde. À chacun de décider de tenter l’expérience ou non.
"La Complainte de la limace" de Zahra Abdi
L’histoire : A bientôt trente ans, Shirine vit encore chez sa mère, un vrai despote qui a érigé un mur entre sa fille et le monde réel. La vieille femme, qui a conservés intacte la chambre de son fils disparu durant la guerre du Golfe vingt ans plus tôt, se réfugie religieusement dans son sanctuaire chaque matin. Shirine, elle, s'invente des univers imaginaires, nourris de films et de personnages fantastiques... qui s'effritent lorsqu'elle rencontre Farid, un jeune vendeur de DVD avec lequel elle correspond en cachette.
De l'autre côté de la ville, Afsoun peut se targuer d'une réussite sociale certaine : maîtresse de conférences, directrice d'un programme télévisuel et épouse de Vahid, récemment nommé à la présidence de l'Université de Téhéran. Pourtant, voilà vingt ans que Afsoun rêve d'une existence qui s'est arrêtée avec le départ de Khosrow à la guerre. Alors, lorsque Shirine lui porte les lettres d'amour de son frère conservées telles des reliques, la vie des trois femmes s'en trouve bouleversée pour toujours.
La critique de Mr K : Une fois n’est pas coutume, je vous embarque avec ma chronique du jour en Iran avec ce très bel ouvrage paru aux éditions Belleville, une maison qui m’avait déjà beaucoup séduit avec Ce que l’on ne peut confier à sa coiffeuse d’Agata Tomazic. Dans La Complainte de la limace, Zahra Abdi nous propose de suivre les destins de femmes iraniennes dans un Téhéran en plein changement, partagé entre modernité et tradition. Entre poésie, introspection et chronique du quotidien, elle nous interroge sur son pays, ses orientations nouvelles, la place de la femme dans la société iranienne mais surtout sur l’Amour qui perdure encore et toujours.
D’un chapitre à l’autre, on change de point de vue. Il y a tout d’abord Shirine, une jeune femme résolument moderne qui adore le cinéma et passe sa vie à regarder des métrages qui l’ouvrent sur le monde. Elle en pince pour un jeune vendeur de DVD et doit composer avec sa mère, plus traditionaliste qui souhaiterait que sa fille de trente ans s’assagisse. Son frère, Khosrow, est mort à la guerre et une chape de plomb, une sorte d’interdit s’est installé dans la maison. Les rapports familiaux ont été biaisé par cet événement terrible et chacun se débat avec sa conscience. En parallèle, on suit Afsoun, femme installée et qui vit une existence aisée en compagnie d’un mari hautement placé. Mais au fond d’elle perdure une faille, une douleur inextinguible : celui d’un premier amour perdu en la personne de Khosrow. Sa disparition à la guerre réveille des blessures pour cet homme qui fut son voisin et son premier émoi d'adolescente. Ces deux femmes vont bien évidemment se croiser et les révélations vont se multiplier pour l’un comme pour l’autre.
On rentre assez facilement dans cette lecture. On se prend très vite d’affection pour ces deux femmes qui chacune à sa manière refuse un destin tout tracé. Dans une langue qui mêle habilement phrasé volontiers poétique, références culturelles (très bien explicitées grâce à un lexique précis que l’on peut approfondir sur le net, marque de fabrique de cet éditeur) et exploration précise des pensées et réactions des personnages, on plonge dans un Téhéran qu’on ne soupçonnait pas ou du moins très méconnu. L’intimité de ces deux femmes nous est contée avec une subtilité et une tendresse qui émeuvent bien souvent. On est loin des sentiers battus avec des thématiques universelles qui font mouche et qui dans le contexte iranien prennent une toute autre dimension et une certaine singularité. Qu’est ce que c’est qu’aimer en Iran ? Qu’est ce que c’est qu’être iranienne ? L’auteure répond à ces deux questions de façon détournée, parfois très imagée mais toujours avec franchise et une pudeur confondantes.
L’ouvrage est donc déroutant mais dans le bon sens du terme. On aime à se balader dans les rues de la capitale iranienne, à écouter les doux mots que s’envoient deux amoureux qu’un mur sépare, les discussions de copines dans un pays fondamentalement religieux. On a de la peine face au traumatisme de ceux qui restent après la guerre et qui essaient de digérer leur deuil du mieux qu’ils peuvent (la maman qui va régulièrement se recueillir dans la chambre de son fils décédé fend littéralement le cœur) ou encore la nostalgie qui étreint certains protagonistes face à la disparition programmée du quartier de leur enfance. On vit cette lecture qui prend son temps pour donner à voir sa vraie portée et s’envole au final vers des horizons étonnants. Ce fut une expérience vraiment différente et séduisante qui vaut le coup d’être tentée!