"Du domaine des Murmures" de Carole Martinez
L’histoire : En 1187, le jour de son mariage, devant la noce scandalisée, la jeune Esclarmonde refuse de dire "oui" : elle veut faire respecter son voeu de s'offrir à Dieu, contre la décision de son père, le châtelain régnant sur le domaine des Murmures. La jeune femme est emmurée dans une cellule attenante à la chapelle du château, avec pour seule ouverture sur le monde une fenestrelle pourvue de barreaux. Mais elle ne se doute pas de ce qui est entré avec elle dans sa tombe... Loin de gagner la solitude à laquelle elle aspirait, Esclarmonde se retrouve au carrefour des vivants et des morts. Depuis son réduit, elle soufflera sa volonté sur le fief de son père et ce souffle l'entraînera jusqu'en Terre sainte.
La critique de Mr K : En 2016, je découvrais Carole Martinez avec le fantastique Le Cœur cousu, un ouvrage qui m’avait marqué à la lecture et qui m’encourageait à poursuivre ma découverte de l’auteure. Mais voila, le temps a passé... Elle s’est rappelée à moi lors de la découverte Du domaine des Murmures dans une boîte à livres dans notre coin, un ouvrage qui m’avait en plus été fortement recommandé par la documentaliste de mon établissement. Une fois de plus, ce fut une expérience incroyable avec au bout un plaisir de lire absolu et des souvenirs plein la tête.
Esclarmonde, fille de noble, a 17 ans et va se marier. Comme il est de coutume à l’époque, on se marie par intérêt dans les hautes sphères de la société, il faut forger ou consolider des alliances, on court la dot et l’on réfrène ses sentiments. C’est mal connaître notre héroïne qui plante tout le monde le jour J et décide de se consacrer à Dieu et se fait emmurer à la chapelle du château ! À travers ses yeux, nous suivons sa situation mais aussi celle des familiers de la maisonnée quitte à faire des milliers de kilomètres grâce aux témoignages et messages que reçoit l’héroïne devenue Sainte par son choix et qui reçoit nombre de pèlerins. Mais être emmurée ne veut pas forcément dire qu’elle est totalement coupée du monde et elle n’est pas au bout de ses surprises et de ses épreuves...
Se déroulant au Moyen-Age, ma période préférée en Histoire, la reconstitution est parfaite. On est vraiment immergé dans ce monde bercé par la religion et les croyances païennes. On ne rigole pas avec la foi et les commandements en ce temps-là mais on est aussi très précautionneux envers les intersignes, ces manifestations naturelles (ou non ?) qui font partie du quotidien à une époque où la science n’existe quasiment pas. Il est donc souvent fait référence aux pêchés, aux vertus, à la foi qui transporte des montagnes, à des fantômes ou autres esprits qui peuvent venir troubler vos nuits... L’aspect spirituel de la destinée d’Esclarmonde est très bien construit et fait écho à son époque, lui donnant une grâce dans l’abnégation, une aura saisissante.
Le personnage d’Esclarmonde est passionnant. La jeune fille de 17 ans, par son choix, va opérer un virage à 180 degrés dans une existence qui était jusque là balisée. En rupture avec sa famille et le monde, elle va se réinventer, se muter en femme forte, en sainte dans sa prison de briques où il lui arrive bien des choses (aucun spoiler mais c’est dur) et le vent des rumeurs et des colporteurs lui permettent de témoigner de l’évolution du domaine mais aussi le devenir de personnages pourtant partis bien loin faire croisade pour récupérer la ville sainte de Jérusalem. Bien que non actrice des faits relatés, sa voix porte et apporte renseignements, une peinture fort réussie de ce Moyen-Age souvent fantasmé à outrance. Esclarmonde apparaît alors comme une figure féministe à sa manière, une résistante mais aussi une personne fragile au destin brisé.
Les émotions se multiplient donc dans le crâne du lecteur surtout que malgré sa réclusion, elle continue d’entretenir des relations avec certaines personnes qui viennent la visiter : son fiancé transi d’amour devenu poète émérite, les servantes de la famille qui lui restent fidèles, le chanoine du domaine ou encore les centaines de personnes qui viennent lui demander son aide. Mais il y a aussi les petites trahisons, les tensions sous-jacentes et des révélations qui peuvent changer la donne, l’ouvrage prend alors une direction plus dramatique qu’elle ne l’est déjà.
Comme pour Le Cœur cousu, cet ouvrage se lit d’une traite avec passion et addiction. La langue poétique à souhait, accessible, souple, évocatrice, procure un plaisir de lecture immédiat et durable. Le voyage est total, prenant et absolument grandiose. On arrive au mot fin avec délectation et une once de déception tant on aurait voulu que l’expérience perdure. Un grand roman pour une grande écrivaine. Vous savez ce qu’il vous reste à faire !
Accueil des nouveaux venus !
Avec la pandémie, forcément on bouge moins et surtout on ne fréquente plus trop certains hauts lieux de craquages comme notre cher Emmaüs. Cependant, à l'occasion d'une promenade ou de courses, il nous arrive de tomber sur une boîte à livre ou sur un magasin de revente d'objets de seconde main. On revient souvent "brocouille" (comme on dit dans le bouchonnois) mais parfois, il arrive qu'on tombe sur une ou plusieurs pépites... Voici aujourd'hui la présentation des nouveaux venus dans nos PAL respectives, trouvailles effectuées lors des trois derniers mois de 2021.
Pas mal de titres prometteurs, non ? On retrouve comme d'habitude des auteurs qu'on apprécie et dont on a hâte de retrouver la plume. Mais il y a aussi des quatrièmes de couverture qui ont pu attirer notre regard et attiser notre curiosité. Suivez le guide avec la présentation qui suit, il y a en plus un petit bonus en fin de post.
(Premier lot pour ma PAL)
- Du domaine des murmures de Carole Martinez. C'est deux jours après que ma documentaliste en ait parlé de manière fort élogieuse que je tombai inopinément sur cet ouvrage d'une auteure qui m'avait drôlement séduit avec Le Coeur cousu lu en 2016. Carole Martinez nous plonge en plein Moyen-âge pour suivre le destin tragique d'Esclarmonde, une femme insoumise qui décide de se consacrer à Dieu en se faisant emmurée vivante ! Ça ne sent pas la joie de vivre mais j'en ai tellement entendu du bien que je pense que je vais passer un bon moment.
- Mon ami Frédéric de Hans Peter Richter. Ma Madeleine de Proust de ces acquisitions avec cet ouvrage lu en 6ème (de mémoire) et qui m'avait marqué. Deux enfants inséparables dont un de confession juive en Allemagne sous le régime nazi puis la Seconde Guerre mondiale, ces quelques mots suffisent pour donner la tonalité et les enjeux de cet ouvrage que je prendrai grand plaisir à relire avec mes yeux d'adulte. Je vais préparer mes mouchoirs, dans mes souvenirs c'était rude.
- Mémoires d'un jeune homme dérangé de Frédéric Beigbeder. Il s'agit du premier roman de l'auteur, personnage bien barré à lui tout seul et qui livre ici une fenêtre sur sa vie débridée de l'époque. Typiquement le genre de lecture que j'aime, qui détend et fait délirer à la fois. On peut faire confiance à Beigbeder pour user de sa verve sarcastique et nous emporter loin de la réalité !
- Le Déclin de l'empire Whiting de Richard Russo. C'est LE pavé de ces nouvelles acquisitions et c'est un coup de poker... J'espère que je ne me suis pas planté en l'adoptant ! Bon il s'agit tout de même du prix Pulitzer 2002, une fresque romanesque dans l'Amérique d'aujourd'hui entre petites misères et grande décadence, secrets de famille et lutte pour l'affirmation de soi. Ça sent quand-même très bon cette affaire !
(Et un deuxième lot pour ma pomme !)
- Seven dials d'Anne Perry. J'aime beaucoup cette auteure et quand l'occasion se présente j'aime ramener un de ses livres à la maison. On retrouve dans celui-ci l'enquêteur Thomas Pitt plongé en plein secret d'État avec un crime qui pourrait mettre à mal la couronne. Du policier classique comme je les aime en plein XIXème siècle, le combo qui tue !
- Riches, cruels et fardés d'Hervé Claude. Là encore une quatrième de couverture plus que convaincante et un auteur que je vais découvrir avec cette histoire se déroulant dans un hôtel quatre étoiles en Australie, coupé de tout et où les morts vont s'accumuler. Le postulat est classique mais c'est le genre de jeu de massacre littéraire que j'aime beaucoup (surtout quand ça dessoude chez les nantis). Wait and read !
- Le Langage de Pao de Jack Vance. Je ne dis jamais non à Jack Vance, un auteur prolifique, polymorphe et à la plume enivrante. Cet ouvrage a l'air bien étrange, le résumé à l'arrière est ésotérique. Il est question de modeler le comportement des humains en leur enseignant une langue nouvelle qui change de sens selon la catégorie de l'utilisateur. Bizarre, vous avez dit bizarre ? Je trouve aussi...
(Le lot de miss Nelfe ! Toujours plus raisonnable que moi, vous remarquerez...)
- La Couronne verte de Laura Kasischke. Nelfe et Laura Kasischke, c'est une belle histoire d'amour littéraire. Elle était donc aux anges quand nous avons mis la main sur ce titre qu'elle n'avait pas encore lu. Deux jeunes femmes américaines parties fêter la fin du lycée au Mexique vont visiter avec un inconnu le fameux Chichen Itza. A priori ce n'était pas une bonne idée... Plume magique et un don certain pour explorer la psychologie de chacun, ses failles et ses égarements, je pense que ma douce va passer un beau et grand moment de lecture.
- La Cage dorée de Camilla Läckberg. Encore une auteure que Nelfe adore, décidément elle en a de la chance dans nos errements de boîtes à livres à boîtes à livres. Il s'agit ici d'un one-shot (il n'appartient donc pas à la série de romans avec Erica Falck comme héroïne). Camilla Läckberg verse ici dans le noir avec un mélange de trahison, rédemption et vengeance d'une femme qui a tout sacrifié pour un mari qui va la tromper. Il faut se méfier d'une femme en colère et l'héroïne du roman va rendre coup pour coup. Clairement un ouvrage pour ma douce...
(Et un dvd bonus !)
Ben oui, c'est suffisamment rare dans une boîte à livres pour être soulignée : un DVD ! On ne court pas après mais il nous manquait le troisième élément de la trilogie de Christopher Nolan consacré à Batman (chronique lors de sa sortie ciné ici). Un ton en dessous du précédent (aaaah ! ce joker anarchiste complètement jeté !), il reste une belle pièce d'action stylisée et profonde. M'est avis que je vais le revoir très vite !
Voila voila, un beau bilan je trouve, riche en promesses d'heures de plaisir. Chroniques à venir au fil de nos lectures respectives. Vive la seconde main !
"Le Coeur cousu" de Carole Martinez
L'histoire : "Ecoutez, mes sœurs ! Ecoutez cette rumeur qui emplit la nuit ! Ecoutez... le bruit des mères ! Des choses sacrées se murmurent dans l'ombre des cuisines. Au fond des vieilles casseroles, dans des odeurs d'épices, magie et recettes se côtoient. Les douleurs muettes de nos mères leur ont bâillonné le cœur. Leurs plaintes sont passées dans les soupes : larmes de lait, de sang, larmes épicées, saveurs salées, sucrées. Onctueuses larmes au palais des hommes!"
Frasquita Carasco a dans son village du sud de l'Espagne une réputation de magicienne, ou de sorcière. Ses dons se transmettent aux vêtements qu'elle coud, aux objets qu'elle brode : les fleurs de tissu créées pour une robe de mariée sont tellement vivantes qu'elles faneront sous le regard jaloux des villageoises ; un éventail reproduit avec une telle perfection les ailes d'un papillon qu'il s'envolera par la fenêtre : le cœur de soie qu'elle cache sous le vêtement de la Madone menée en procession semble palpiter miraculeusement...
Frasquita a été jouée et perdue par son mari lors d'un combat de coqs. Réprouvée par le village pour cet adultère, la voilà condamnée à l'errance à travers l'Andalousie que les révoltes paysannes mettent à feu et à sang, suivie de ses marmots eux aussi pourvus - ou accablés - de dons surnaturels...
La critique de Mr K : Dans un des articles dédiés à nos acquisitions frénétiques, je vous avais présenté mon engouement pour ce titre qui promettait monts et merveilles à la lecture de la quatrième de couverture. Certains d'entre vous m'avaient fortement incité à lire Le Cœur cousu de Carole Martinez et donc de le mettre dans ma liste prioritaire de lecture tant cet ouvrage les avait bouleversé et ému. J'ai suivi vos conseils et je vous rejoins entièrement : ce livre est une petit bombe d'intelligence, de poésie et d'une richesse narrative incroyable. Quel voyage !
C'est la destinée de toute une famille et plus particulièrement celle des femmes qui la composent que nous invite à suivre Carole Martinez. Par le biais du regard de Soledad (la petite dernière d'une fratrie de sept enfants !), nous découvrons Frasquita (la maman) au moment où elle reçoit de sa mère une mystérieuse boîte. Ce rituel familial relève de la transmission d'un don de mère en fille sauf qu'on ne sait jamais à l'avance ce que va contenir la fameuse boîte ! Pour Frasquita, ce sera la couture mais pas seulement dans le sens commun que cela implique. Magicienne du fil et de l'aiguille, elle crée et rafistole les textiles mais s'occupe aussi des corps et des âmes égarés. A la fois bénédiction et malédiction, ce don est à l'origine de tout ce qui va suivre et va la confronter aux autres entre admiration et crainte.
C'est le commencement d'une vie dense entre joies (la maternité, l'utilisation du don...) et grandes peines (le mariage raté, des décès prématurés, commérages et médisances de la foule...). Se déroulant dans le sud de l'Espagne au XIXème siècle, ce récit est une belle illustration de la rudesse des mœurs de l'époque avec notamment le machisme ambiant et institutionnalisé à tous les niveaux, notamment dans le fonctionnement des familles. Ce livre est une belle déclaration d'amour aux femmes, à leur importance et leur abnégation face à la pression masculine et parfois son incurie. Dans ce domaine, certains passages sont violents et âpres mais éclairants et structurants dans l'évolution de l'histoire. Le récit est divisé en trois parties qui découlent de cela et des choix effectués par l'héroïne : la vie au village pour commencer avec un beau portrait sociologique de ce microcosme vivant en vase clos, la fuite vers un ailleurs meilleur ensuite avec une évocation saisissante des révoltes paysannes de l'époque (contrecoup des frémissements communistes et anarchistes en Russie) et enfin l'installation dans un nouveau monde prometteur qui se révélera lui aussi décevant.
Le charme opère instantanément dès que l'on a parcouru les premières pages de l'ouvrage. L'auteure y apporte une diversité de ton et de forme qui font qu'on a l'impression de se retrouver à la confluence du conte, de l'épopée type Odyssée et du récit initiatique féministe. Dès lors le quotidien décrit dérive vers le merveilleux et l’extraordinaire malgré des retombées dans la bassesse humaine aussi régulières que poignantes. Au détour des péripéties nombreuses qui peuplent ce roman, l'auteure convoque des éléments, de nouveaux personnages, des artifices appartenant aux genres pré-cités comme un ogre inquiétant, la magie qui opère avec les dons de Frasquita et ses enfants, des phénomènes étranges... Cela donne un caractère universel à ce récit où l'on retrouve nombre de thématiques, de messages moraux en filigrane qui toucheront chacun à sa mesure. L'extrême violence qui se dégage de certaines scènes ou rapports entre personnages n'est pas sans rappeler certains passages de Perrault, Grimm et consorts (à voir aussi le très beau Tale of Tales sorti au cinéma l'année dernière) où la violence use de sa fonction cathartique pour servir le récit, l'illustrer et provoquer la réflexion chez le lecteur notamment sur le rapport à autrui et l'inscription de chacun dans la marche du monde. L'ensemble en tout cas est novateur, bien ficelé et efficace, l'addiction est donc totale et irréversible.
Quel plaisir de lecture en tout cas ! La langue est belle, onctueuse, gouleyante, imagée et parfois brute de décoffrage. La matière est belle et le contenu stupéfiant, balançant continuellement entre la chronique familiale et un quotidien tirant vers un imaginaire qui peut surgir à tout moment de nulle part. On ressort ébloui et touché en plein cœur, un moment de grâce rare pour un merveilleux ouvrage. Vous savez ce qu'il vous reste à faire !