mercredi 4 janvier 2023

"17 piges, récit d'une année en prison" de Bast et Isabelle Dautresme

couv57679559

L’histoire : Ben N'Kante, 17 ans, est au lycée en terminale lorsque deux policiers viennent le chercher pour l'emmener directement à la prison de Fleury-Mérogis où il est incarcéré dans le quartier pour mineurs. Il ne sait alors pas qu'il va y rester toute l'année suivante jusqu'à ses 18 ans. Sa vie bascule alors.

À son arrivée, Ben est un lycéen comme il en existe tant "à l'extérieur". Bon élève, il se rend tous les matins au centre scolaire de la prison avec la ferme intention de réussir son bac. Il se montre coopératif avec le médiateur de la protection judiciaire de la jeunesse et l'administration pénitentiaire.

Il ne faut que quelques mois du régime de détention et la perspective d'une sortie prochaine qui s'éloigne pour que le comportement de Ben se dégrade. Lui, le détenu exemplaire ne va plus en cours ou presque, se bagarre, insulte les surveillants... Lui, le jeune homme si soigné se néglige : la coupe de cheveux, les vêtements, plus rien n'a d'importance ! À quoi bon !

La critique de Mr K : Super bande dessinée que 17 piges, récit d’une année en prison de Bast et Isabelle Dautresme emprunté au CDI de mon établissement juste avant mon départ en vacances. Je vous l’accorde ce n’est pas la lecture la plus joyeuse en période de Noël mais quelle claque ! Le sujet des mineurs en prison n’est pas un des sujets les plus traités et pourtant, il y a matière et moi qui travaille régulièrement en centre pénitentiaire, la thématique m’intéresse au plus haut point. Ici on conjugue destin individuel et balayage très crédible de la vie carcérale dans un ouvrage qui fera date à mes yeux.

1

Ben, 17 ans, se voit extrait de son lycée par les policiers et conduit directement en prison, à Fleury-Mérogis dans le quartier des mineurs. Pendant la première partie de l’ouvrage, on ne sait pas pourquoi il se retrouve là. Lui clame à qui veut l’entendre qu’il n’a rien fait et il a bon espoir de sortir vite de ce qui se révèle assez vite un enfer. Il joue le jeu, suit les conseils des éducateurs, de son avocat, va en cours pour préparer les épreuves anticipées de Première, mais au bout de quelques mois, on lui annonce que l’affaire se corse et que l’instruction prend une nouvelle tournure plus grave pour lui. Il commence à glisser du mauvais côté, son comportement change, il se renferme sur lui-même, devient agressif, ses 18 ans approchent et il pourrait bien se retrouver dans le grand bain avec les détenus adultes...

3

Le portrait de Ben est très bien dressé. De suite, on s’attache à lui malgré ses zones d’ombre. Plongé dans un univers interlope, il subit littéralement la situation avec une privation totale de liberté, le bruit omniprésent, les engueulades et les coups de pression entre détenus, les surveillants parfois trop zélés, les fouilles régulières, la bouffe dégueulasse... Tout le révulse mais il tient au départ, persuadé qu’il est innocent et qu’il finira par sortir assez rapidement. Il apprend la débrouille, à filer droit, à cantiner... Malheureusement, ce milieu clos vient toujours à bout des hommes qui y errent, y compris les plus endurcis, les plus volontaires pour se réinsérer. Ses gardes fous vont finir par céder, le glissement est tout d’abord imperceptible, c’est un regard, une réflexion, une attitude de refus puis cela prend des proportions plus graves, le gamin (car c’en est un) va de plus en plus mal...

Autour, on côtoie d’autres personnes très bien croquées elles aussi. Les parents totalement bouleversés et perdus, les éducateurs et profs bien démunis qui travaillent avec des bouts de chandelles et doivent user d’une psychologie sans faille pour relever ces gamins qui se sont perdus en chemin, les surveillants aux conditions de travail difficiles avec son lot de bons professionnels et d’autres qui ne travaillent là que pour l’argent (et c’est le seul poste disponible vu leur cursus scolaire). On croise évidemment d’autres détenus aussi avec son lot de caïds, de propagandistes, de fous aussi, le tout dans une ambiance sombre et surpeuplée. Ça vous saute à la gorge et l’on retrouve vraiment l’ambiance d’une prison comme celle où je travaille. C’est assez bluffant dans son genre.

2

En sous-texte, le message est sans ambiguïté, la prison démolit ces mineurs et loin de les mener à le rédemption, souvent amplifie leur glissement vers le banditisme voire pire. École de la délinquance, radicalisation, logique de violence mais aussi destruction de l’estime de soi posent les bases d’un dysfonctionnement à venir encore pire que la condamnation première. De fait, l’incarcération des mineurs s’avère être une aberration et un échec, selon les chiffres du Ministère de la Justice donnés en fin d'ouvrage, trois jeunes sur quatre deviendront des délinquants récidivistes : on est bien loin d'une justice qui répare et qui éduque...

Le récit est dense, efficace, très bien documenté. L’esthétique choisit en bichromie colle remarquablement bien au sujet et l’ensemble se lit vite et bien. Il s'agit vraiment d'un excellent ouvrage, à découvrir et à mettre entre toutes les mains.

Posté par Mr K à 18:03 - - Commentaires [2] - Permalien [#]
Tags : , , , , ,

jeudi 26 mai 2022

"Le Voyage de Marcel Grob" de Philippe Collin et Sébastien Goethals

81+g36Rcl7L

L’histoire : 11 octobre 2009. Marcel Grob, un vieil homme de 83 ans, se retrouve devant un juge qui l'interroge sur sa vie. Et plus particulièrement sur le 28 juin 1944, jour où ce jeune Alsacien rejoint la Waffen SS et est intégré dans la 16e division Reichsführer, trois mois après le débarquement allié en Normandie. Marcel se rappelle avec émotion de ce jour fatidique où, comme 10 000 de ses camarades Alsaciens, il fût embrigadé de force dans la SS. Non, il n'était pas volontaire pour se battre mais il n'avait pas le choix, il était pris au piège.

Mais pour le juge qui instruit son affaire, il va falloir convaincre le tribunal qu'il n'a pas été un criminel nazi. Alors, Marcel Grob va devoir se replonger dans ses douloureux souvenirs, ceux d’un "malgré nous", kidnappé en 1944, forcé d'aller combattre en Italie, au sein d'une des plus sinistres division SS. Un voyage qui l'amènera à Marzabotto, au bout de l'enfer...

La critique de Mr K : Encore un bel emprunt au CDI de mon établissement que Le Voyage de Marcel Grob de Philippe Collin et Sébastien Goethals. Récit intime, récit historique, récit policier se confondent dans cette traque de la vérité qui s’écartent des chemins balisés pour livrer un être humain dans toute sa complexité et ses contradictions. Un voyage passionnant et terrifiant à la fois.

1

L’ouvrage revient donc sur un aspect méconnu de la Seconde Guerre mondiale, l’enrôlement quasi forcé de certains alsaciens dans la SS. Certes, un certain nombre d’entre eux se sont révélés volontaires et voyaient d’un bon œil l’occasion d’aller casser du communiste. Mais beaucoup, ont du céder au chantage et aux menaces. Voulant éviter le pire à leurs proches restés au pays, ils vont rejoindre les légions noires et assister à ou commettre des atrocités.

2

Marcel Grob fait parti de ces jeunes alsaciens que le destin a marqué. Le récit commence dans le bureau d’un juge d’instruction qui le questionne sur son passé. Il semble persuadé que Marcel a été un collaborateur zélé des nazis. Celui-ci s’indigne et va devoir convoquer tous ses souvenirs pour convaincre son interlocuteur de son innocence. Commence alors le déroulé des événements avec au départ la fuite du village puis l’incorporation subie et les premières expériences traumatisantes.

3

La lecture alterne donc présent et passé, entre scènes d’interrogatoires et souvenirs égrainés par Marcel. On passe aisément de l’un à l’autre dans une mécanique infernale, redoutable qui fait son effet. Peu à peu la lumière se fait malgré des zones d’ombres qui resteront et empêcheront le lecteur de se faire une opinion totalement sûre sur le personnage principal pétri de contradictions qu’il ne maîtrise d’ailleurs pas forcément.

4

Les dessins loin d’être révolutionnaires servent très bien le récit, ils s’effacent au profit du texte (assez dense d’ailleurs) et le mettent en valeur. Une belle expérience de lecture au service de l’Histoire que cette bande dessinée qui explore à merveille une époque difficile de notre pays. Les amateurs ne doivent pas passer à côté.

lundi 18 avril 2022

"Un printemps à Tchernobyl" d'Emmanuel Lepage

A1mV-Aqbz1L

Le contenu : 26 avril 1986. À Tchernobyl, le cœur du réacteur de la centrale nucléaire commence à fondre. Un nuage chargé de radionucléides parcourt des milliers de kilomètres. Sans que personne ne le sache... et ne s’en protège. C’est la plus grande catastrophe nucléaire du XXe siècle. Qui fera des dizaines de milliers de victimes. À cette époque, Emmanuel Lepage a 19 ans. Il regarde et écoute, incrédule, les informations à la télévision. 22 ans plus tard, en avril 2008, il se rend à Tchernobyl pour rendre compte, par le texte et le dessin, de la vie des survivants et de leurs enfants sur des terres hautement contaminées. Quand il décide de partir là-bas, à la demande de l’association les Dessin’acteurs, Emmanuel a le sentiment de défier la mort. Quand il se retrouve dans le train qui le mène en Ukraine, où est située l’ancienne centrale, une question taraude son esprit : que suis-je venir faire ici ?

La critique de Mr K : Ça fait déjà plusieurs mois que j’ai dévoré cette bande-dessinée et je dois avouer que la chronique est passée à l’as. Et mon Dieu, elle ne le méritait vraiment pas, du coup je vous livre ces quelques impressions pour rendre hommage à cette superbe lecture, ce témoignage assez unique dans son genre. Un printemps à Tchernobyl d’Emmanuel Lepage nous invite à retourner sur les lieux d’un des drames industriels les plus marquants du XXème siècle, l’accident de la centrale de Tchernobyl en ex-URSS, grand accident nucléaire dont les conséquences peuvent encore se faire ressentir aujourd’hui près de quarante ans après les faits.

0

Suite à une rencontre, l’auteur se voit proposer un séjour de plusieurs semaines au cœur de la zone irradiée. Après des interrogations, un contretemps majeur (des soucis physiques qui pourraient bien l’empêcher de dessiner) et des préparatifs très longs, le voila parti. Premiers contacts avec ses camarades, dépaysement culturel et linguistique, découvertes étonnantes voire terrifiantes (on s’en doute !), le voyage est loin d’être de tout repos mais il est très instructif et très intéressant.

1

L’ouvrage en lui-même est magnifique sur le plan formel. Le trait et la technique de Lepage font merveille, illustrent parfaitement un propos dense et complexe. Plages de couleurs disparates qui mettent en valeur les lignes de force, personnages tantôt dynamiques / tantôt contemplatifs donnent vie à une expérience tout aussi incroyable qu’effrayante. Il en faut du courage (de la folie ?) pour oser s’aventurer dans ces espaces irradiés et la mise en forme est vraiment toute en nuance et subtilité, permettant de mettre en lumière les tenants et les aboutissants de ce séjour hors norme.

2

J’ai apprécié aussi les scènes des rencontres avec les habitants du crû partagés entre fatalisme et espoir, avec des fêtes improvisées de haut vol où l’on boit et l’on discute sans filtre. On s’étonne, on rit, les dents grincent parfois face à cette menace insidieuse, invisible mais qui est dans toutes les têtes. Il y a en parallèle la découverte des lieux, des moments parfois saisissants grâce à une retranscription graphique réaliste mais non dénuée de poésie. Vieux bâtiments abandonnés, nature qui reprend ses droits donnent une ambiance, un climat très particulier au séjour du dessinateur.

3

On s’interroge avec lui en sous-texte sur le nucléaire, ses risques majeurs qui peuvent bouleverser des vies voire des générations entières. Vus les déclarations des uns et des autres lors de la campagne présidentielle, le duo final infernal qui s'est imposé au premier tour, on est parti pour poursuivre dans cette voie en France et ce n’est pas pour me rassurer. L’auteur nous raconte aussi les affres de la création, le rôle du dessinateur, de l’artiste ce qui rajoute une couche au contenu déjà très riche de ce roman graphique.

4

Un printemps à Tchernobyl est vraiment un ouvrage à découvrir, un témoignage unique et une vision intimiste qui marque les esprits. Un régal d’humanisme et d’intelligence.

Posté par Mr K à 17:38 - - Commentaires [4] - Permalien [#]
Tags : , , , , ,
lundi 7 mars 2022

"Urban, intégrale" de Luc Brunschwig et Roberto Ricci

Urban

L’histoire : Zacchary Buzz quitte sa famille de fermiers pour se rendre à Monplaisir, une immense cité dédiée aux loisirs, aux jeux, aux plaisirs... Avec pour modèle Overtime, le plus grand justicier de tous les temps, il rêve d’intégrer la meilleure police du monde : les Urban Interceptor.

Monplaisir est une société hyper contrôlée, dirigée par l’omniprésent Springy Fool. A grands renforts de caméras et d’écrans géants, toute la ville peut suivre en direct les moindres faits et gestes de ses habitants. Monplaisir est également sous le contrôle d’A.L.I.C.E., un système automatisé composé de robots nettoyeurs qui font la chasse aux voleurs, avec des méthodes plutôt musclées...

La critique de Mr K : Nouveau cycle de BD de science-fiction au menu d'aujourd'hui avec les cinq tomes de Urban de Luc Brunschwig et Roberto Ricci, nouveau prêt de l’ami Franck qui décidément a bon goût ! On est ici dans le haut du panier avec une saga crépusculaire et jusqu’au-boutiste qui ne sacrifie jamais au politiquement correct et propose un récit complexe remarquablement mis en image. Une claque !

Zacchary, un grand gaillard de la campagne a décidé de quitter la ferme familiale pour devenir agent de police à Monplaisir, une cité dédiée aux loisirs où il n’y a pas de limite à l’épanouissement personnel. Dans ce monde en vase clos, ultra contrôlé, il va découvrir avec sa naïveté tout d’abord confondante (la suite va lui faire prendre conscience de bien des choses...) la dureté de ce monde idyllique, l’envers du décor, les machinations à l’œuvre, un lieu où il croisera des âmes perdues et des dirigeants omnipotents qui ne reculent derrière rien pour s’enrichir et contrôler cet univers factice et profondément inhumain.

1

En cinq volumes, les auteurs ont bien le temps d’installer l’intrigue, de peaufiner leurs personnages. Le premier ouvrage est tout entier consacré à l’exposition, décrivant Monplaisir avec un luxe de détails fascinants où les écrans sont partout, la propagande du maître des lieux constante (on ne peut éteindre les messages et écrans par exemple) et où les vices de chacun s’expriment sans honte et à la lumière du jour. Cité ultratechnologique, où l’Intelligence Artificielle applique les instructions et algorithmes conçus par les têtes pensantes, la plongée donne le tournis, horrifie bien souvent et donne à voir un futur délétère où la morale élémentaire semble inexistante et où l’exploitation des êtres ne connaît pas de limite. L’ensemble s’affine d’ailleurs encore au fil des tomes qui s’avalent à une vitesse folle tant on est happé par le récit.

Zacchary fait un peu figure de Candide au départ, il est pétri de bons sentiments et possède une haute estime de la fonction qu’il va désormais exercer (il a grandi en regardant une série animée policière qui a construit son caractère et nourri ses aspirations). La rencontre avec une jeune femme travaillant dans l’hôtel où il réside va ouvrir la boite de Pandore et briser les rêves que promettent Monplaisir. Il prend conscience alors de la marge, de ces êtres condamnés à errer de secteur en secteur, nuit après nuit sous peine d’exécution sommaire et il va surtout se rendre compte que le squad qu’il a intégré (les fameux Urban interceptor) ne sont finalement qu’un leurre pour amuser les foules et entretenir un semblant de paix sociale maintenue en fait d’une main de fer par un système totalement automatisé.

2

Mais il en faudra du temps pour que la lumière se fasse. Les auteurs poussent la contextualisation en s’intéressant à une foultitude de personnages pas si secondaires que ça entre un flic du nord venu enquêter sur de mystérieux attentats, un jeune garçon qui s’échappe de son appartement et à sa nounou robotisée, au génie frustré qui a construit A.L.I.C.E (la fameuse I.A) et qui derrière son déguisement de lapin rigolard cache un véritable monstre lui-même sous influence, et même A.L.I.C.E en elle-même. Les flashback s’enchaînent, les pièces du puzzle concordent et donnent au final un récit très dense, sans pitié (un certain nombre de personnages auxquels on s’est attaché disparaissent et ceci de manière totalement imprévisible, j’adore !) et la fin nous est assénée et, bien que pas des plus originales, fait son petit effet.

Bien que le curseur soit assez extrême, on ne peut s’empêcher de penser que cette vision profondément pessimiste est crédible, pourrait se réaliser tant elle fait référence aux vices et déviances de nos contemporains. La fascination pour la technologie, l’omniprésence des écrans, l’individualisme forcené, la quête du plaisir à tout prix et la fissuration des barrières entre le Bien et le Mal sont au cœur de ce récit qui est une belle illustration aussi du pouvoir et des moyens mis en œuvre pour l’imposer sans que les masses asservies ne s’en rendent vraiment compte. C’est assez effrayant mais d’une lucidité ô combien nécessaire par les temps qui courent.

3

L’œuvre est magnifique avec des planches de toute beauté, des traits fins, dynamiques et des dialogues léchés. La narration est subtile, tortueuse et diablement prenante. Les pages se tournent toutes seules et l’on prend un pied monstrueux si on est amateur du genre. Une sacrée découverte.

Posté par Mr K à 14:51 - - Commentaires [2] - Permalien [#]
Tags : , , , , , ,
samedi 2 janvier 2021

"La Chute" épisode 1 de Jared Muralt

couv18121472

L’histoire : Le virus de la grippe décime la population. Liam vient de perdre son épouse, infirmière. Il doit s'occuper seul de ses deux enfants, dans un contexte de crise globale : l'économie est au plus mal, les politiques ne gèrent plus rien, la situation sociale est explosive et la catastrophe sanitaire est en cours. L'infortuné trio tente de fuir le pire, mais la descente aux enfers les menace.

La critique de Mr K : Nouvelle découverte liée à mon exploration du fond BD de mon CDI. On verse dans l’anticipation flippante ici avec le premier volume de La Chute de Jared Murald paru chez Futuropolis en mars 2020, un ouvrage plus que d’actualité avec un monde en pleine déliquescence dans lequel on suit un père et ses deux enfants qui se retrouvent confrontés à l’inconcevable : la chute de la civilisation face à une pandémie mondiale de grippe ! Cela ne vous rappelle rien ?

Le personnage principal, Liam, perd tout en l’espace de quelques jours : son travail et sa femme infirmière qui meurt du fameux virus qui dévaste la population. Sous fond de crise économique globale, de politiques complètement dépassés par les événements et l’anarchie qui règne dans les rues, les événements se précipitent et des décisions s’imposent au père de famille pour mettre les siens à l’abri.

Je ne vais pas vous mentir, ce n’est pas vraiment la BD feelgood par excellence que je vous présente aujourd’hui. Elle a même un caractère prophétique qui fait froid dans le dos. On retrouve la plupart des éléments constitutifs de la crise sanitaire et sociale que nous connaissons actuellement et le traitement réaliste de l’ensemble est bluffant. L’état de droit a presque disparu, les chaînes infos tournent en boucle débitants approximations et contre-vérités et les gens s’organisent à leur manière. Liam est tout d’abord complètement dépassé et doit se reprendre pour affronter la réalité. Très vite, le manque de nourriture va le pousser dehors où il va prendre la mesure de la déréliction de son quartier, ils sont quasiment seuls. Que s’est-il passé ?

1

En parallèle, on suit aussi les deux enfants de Liam, Sophia et Max son jeune frère. Intéressant de voir la perception des deux jeunes avec notamment une adolescente en perte de repères qui cherche les limites et flirte avec le danger. L’équilibre familial est instable, on glisse vers une sorte de chaos intérieur qui pourrait déboucher sur un drame. On est constamment sur le fil du rasoir et la tension est palpable de planche en planche. L’auteur réussit vraiment à nous faire pénétrer dans l’intimité de la cellule familiale, à nous intéresser au quotidien morne et dangereux de personnes lambda que l’incroyable finit par rattraper.

2

En soi, cette BD ne verse pas dans l’originalité. Le thème a déjà été beaucoup traité en SF et finalement on est peu surpris par le déroulé du récit. Pour autant la mayonnaise prend, en premier lieu grâce au trait si particulier et pointilleux du scénariste-dessinateur dont le style se rapproche d’un Mathieu Bablet, une sacrée référence. Fourmillant de détails dans une teinte générale sombre, il nous plonge avec talent dans cet univers crépusculaire. Il en va de même avec les personnages qui sont très expressifs et prennent vraiment vie sous nos yeux. L’œuvre est donc de toute beauté comme en témoignent les planches reproduites dans ce post.

3

On en prend plein les yeux mais aussi plein la tête car même si ce premier volume s’apparente davantage à une exposition, des thèmes de réflexion forts font déjà leur apparition : le deuil et la manière de le surmonter, le délicat équilibre des forces en présence dans une cellule familiale touchée par un drame absurde mais réel et enfin la nature humaine déjà questionnée par les scènes d’indifférence ou de violence que Liam va croiser au fil de ses pérégrinations en ville pour dégoter de quoi nourrir les siens. C’est frontal mais jamais gratuit dans la dénonciation, c’est très fin et diffus, de quoi agrémenter une montée en puissance prometteuse.

Voilà donc une série qui démarre fort et risque de frapper encore plus les esprits dans les prochains tomes. Vivement leurs parutions !

Posté par Mr K à 17:30 - - Commentaires [0] - Permalien [#]
Tags : , , , , ,

vendredi 4 septembre 2020

"Immigrants" de Christophe Dabitch et collectif

Couv_118380

Le contenu : Au XXe siècle, la France a été l'un des principaux pays d'immigration dans le monde. Cet aspect de notre histoire contemporaine a longtemps été refoulé de la mémoire collective. Aujourd'hui, le vieux stéréotype "nos ancêtres, les Gaulois" tend à disparaître. Mais d'autres préjugés se sont installés, notamment l'idée que les immigrants d'autrefois se seraient "bien intégrés", alors que ceux d'aujourd'hui "poseraient problème". L'histoire de l'immigration montre qu'en réalité, c'est toujours le dernier venu qui a été perçu comme le plus menaçant aux yeux des autochtones...

Cet ouvrage n'a pas pour objectif d'être représentatif des différentes réalités vécues de l'immigration. Il s'agit de porter un regard sur quelques trajectoires singulières et, grâce au travail de réflexion des historiens, d'interroger quelques thématiques liées à l'immigration.

Ils viennent de Roumanie, d'Angola, de Turquie, d'Uruguay... Pour des raisons économiques ou politiques ou de santé, leurs parents, ou eux-mêmes, ont dû quitter leur pays pour la France. Ce livre raconte leur intégration, qui passe très souvent par une phase de "racisme ordinaire".

La critique de Mr K : Super lecture que Immigrants de Christophe Dabitch et tout un collectif de dessinateurs, un ouvrage que j’avais emprunté avant les vacances au CDI de mon établissement. Il propose un mix original mais essentiel par rapport au thème abordé : on alterne ici textes d’historiens sur différents aspects de l’immigration et des témoignages mis en image par un auteur de BD et une mise en mots de Christophe Dabitch. Loin d’être moralisateur ou versant dans l’apitoiement, cet ouvrage permet surtout de faire le point, de préciser les choses et de remettre les pendules à l’heure. Vu la démagogie ambiante autour du thème des migrants depuis un certain temps (depuis toujours en fait quand on a bien lu ce livre), voila une lecture fondamentale et diablement maligne.

11

Le postulat de départ est de proposer quelques trajectoires particulières brutes de décoffrage sans fioritures, sans lissage. D’origines très diverses, les hommes et femmes qui peuplent ces pages hantent longtemps l’esprit du lecteur tant ils forcent souvent le respect. Tout quitter par obligation ou par choix, tenter sa chance vers un Eden supposé, tels sont les points de départ de petits récits pas plus longs de dix pages à chaque fois qui frappent en plein cœur. De tout âge, sexe ou origine, avec de l’éducation ou non, ces immigrants partagent leur foi en l’avenir, leur réussite pour certains mais aussi parfois leurs désillusions. Ces fragments d’humanité sont très touchants car très réalistes, à 10 000 lieux des images d’Epinal que les médias fascisants nous servent jusqu’à l’écœurement. Comment ne pas être touché par ces personnes ultra diplômées qui se retrouvent à travailler dans des métiers dont personne ne veut mais qui sont finalement les seuls qu’on leur propose. Comment ne pas se révolter face au racisme imbécile du péquin moyen, phénomène courant et malheureusement commun à tous les pays et tous les temps.

12

Car en parallèle de ces destinées, des historiens s’intercalent en reprenant la thématique sous différents angles. C’est très instructif, bien mené et très accessible même pour un non initié. Pas de côté rébarbatif mais un sacré travail de mémoire qu’il serait bon de partager avec les personnes les plus obtuses qui malheureusement ont bien trop souvent pignon sur rue. On revient au détour de ces pages sur un fait indubitable : nous sommes une nation d’immigrants qui s’est lentement constituée des apports successifs de travailleurs nécessaires à la construction et reconstructions qui ont égrainé les derniers siècles. Quelques moments clefs de notre Histoire sont présents ici comme les guerres mondiales ou encore les Trente Glorieuses. Certes, les minorités visibles sont souvent célébrées comme footballeurs, sportifs et autres artistes mais l’immense majorité sont avant tout des personnes ayant œuvré dans le bâtiment, la cuisine ou le tertiaire, il est bon de le rappeler. On revient aussi ici sur les immigrantes elle-même car trop souvent dans les imaginaires réactionnaires, le migrant est un homme seul venant subvenir aux besoins de sa famille dans notre pays. Grosse grosse approximation, la part des femmes est très importante et leur apport lui aussi est indubitable. D’autres textes reviennent sur les stéréotypes et leur origine, et enfin sur la colonisation, brèche encore ouverte à vif de notre Histoire que l’on n’arrive pas à accepter et à aborder avec sérénité (il suffit d’entendre les déclarations de Tsar Cozy ou Micron Ier pour s’en convaincre). Bel apport théorique donc qui a le mérite de clarifier les choses avec neutralité et volonté pédagogique manifeste. Pari largement réussi aussi à ce niveau !

13

Les BD en elle-même sont assez inégales en terme d’esthétique, certaines sont magnifiques, d’autres plus discutables dans les choix opérés. Mais même pour ces dernières, le plaisir est là, les mots nous transportent dans ces réalités si éloignées de nous puis finalement pas tellement. Ça prend à la gorge parfois et éclaire de manière forte et juste les propos historiques précédemment lus. Franchement, voici un ouvrage à mettre entre toutes les mains malgré qu’il soit daté d’avant la crise des migrants et de la Syrie. Pour autant, les mécanismes décrits sont malheureusement toujours d’actualité et ce recueil vaut tous les discours humanistes du monde. À lire absolument !

dimanche 13 octobre 2019

"La Terre des fils" de Gipi

couv35374253L’histoire : Dans un futur incertain, un père et ses deux fils comptent parmi les survivants d'un cataclysme dont on ignore les causes. C'est la fin de la civilisation. Il n'y a plus de société. Chaque rencontre avec les autres est dangereuse. Le père et ses deux fils, comme les quelques autres personnages rencontrés, la Sorcière, Anguillo, les jumeaux Grossetête, les Fidèles, adeptes fous furieux du dieu Trokool, vivent dans un monde néfaste et noir. L'air est saturé de mouches, l'eau empoisonnée. L'existence du père et de ses deux fils est réduite au combat quotidien pour survivre. Le père écrit chaque soir sur un cahier noir. Qu'écrit-il ? Quel est son secret ? Nous l'ignorons, ses fils aussi. Ils aimeraient bien apprendre à lire, ils aimeraient bien savoir comment on vivait "avant". Mais le père, lui, refuse d'en entendre parler...

La critique de Mr K : Superbe découverte que cette BD empruntée au CDI de mon établissement sur un simple coup de tête. En effet, pas de réelle quatrième de couverture pour résumer l’histoire (le texte ci-dessus est tiré du site Livraddict), ce sont seulement les planches et dessins qui m’ont convaincu. C’est arrivé à la maison et en regardant sur le net que je me suis rendu compte que j’ai eu une sacrée intuition : il s’agit d’un récit post-apocalyptique intimiste. Je suis adepte de ce genre depuis ma lecture plus qu’enthousiaste de La Route de Cormac McCarthy. J’entamai l’ouvrage confiant et je n’ai vraiment pas été déçu !

Nous faisons la connaissance de deux jeunes hommes et de leur père qui survivent comme ils peuvent dans une Terre dévastée. La civilisation comme on l’entend aujourd’hui semble avoir disparu et l’on ne saura jamais vraiment pourquoi. Tout ce que l’on devine c’est que des milliards de personnes sont mortes et qu’un mystérieux mal continue de dévaster l’espèce humaine. Collant au plus près des deux jeunes adultes, on sent une tension sourde entre l’aîné et son géniteur. Les non-dits et le besoin de réponses du fils crée un climat de suspicion, de méfiance que n’arrive pas à désamorcer le plus jeune frère, légèrement attardé. Forcément, tout cela va mener à un drame aux conséquences terribles...

1

Le rythme du récit est très lent, il se passe finalement très peu de choses durant les deux tiers de cette bande dessinée. Il y a même des planches entières où aucun mot n’est prononcé ou écrit, où l’on se contente de contempler les personnages, le climax général ou de vivre l’action. Bercé par le noir et blanc de l’œuvre, on rentre immédiatement dans le sujet et il est tout bonnement impossible de relâcher le volume avant le fin mot de l’histoire. Le parti pris graphique est important et j’ai lu ici ou là des avis très divergents. Pour ma part, j’ai adhéré de suite trouvant que la forme était en parfaite adéquation avec le sujet traité, les traits passant allégrement de la simplicité au fouillis improbable. La grisaille environnante correspond bien à l’ambiance que l’histoire dégage, le graphisme rend aussi bien compte des émotions qui émaillent des cases et offre une peinture saisissante des décors angoissants qui constituent désormais le quotidien des hommes.

3

L’aspect SF est très bien traité avec un suspens bien entretenu autour de l’Apocalypse qui a mis fin à tout ce que les personnages ont pu connaître (notamment le paternel), les mutations dont sont victimes certains individus, les luttes d’influence entre les survivants et notamment un mystérieux groupe qui s’apparente à une secte (niveau dégénérescence, ils se posent là !). Gipi nous fait rentrer dans les esprits torturés avec une facilité déconcertante. On sent le poids du passé qui n’épargne pas les plus anciens et les aspirations légitimes de jeunes pousses qui n’ont qu’un horizon bouché comme avenir. Cet œuvre nous parle donc de nous, du lien de parentalité et de la peur qui peut parfois l’entourer notamment en période de crise entre membres d’une même famille. C’est très bien dosé, évoqué avec une certaine pudeur, avec une dose de récit initiatique dans la deuxième partie de la BD dont une quête universelle que chacun reconnaîtra lors de sa lecture. On passe par bien des états à la lecture de La Terre des fils, les émotions pullulent et proposent une lecture très contrastée où l’on oscille entre surprise, violence, dégoût et parfois une once de douceur avec le personnage très attachant d’une femme surnommée "La Sorcière". Nuance et introspections sont au RDV pour une lecture marquante.

2

Les petites natures passeront leur chemin tant les propos, les rapports humains et certaines idées évoquées sont rudes. En même temps, il s’agit des suites de la fin du monde et on a du mal à imaginer les survivants respectant à la lettre les règles de bienséances qui prévalaient dans l’ancien monde. Ici rien n’est gratuit et contribue à l’édification d’un ouvrage puissant et hypnotique. Une BD mémorable que je vous invite à découvrir au plus vite si le thème vous intéresse, dans le genre on est face à un must !

samedi 24 mars 2018

"Ar-Men - L'Enfer des Enfers" d'Emmanuel Lepage

Ar-MenL'histoire : J'ai choisi de vivre au fond du monde.
Par temps clair, je crois apercevoir la silhouette sombre de la pointe du Raz qui s'avance comme une griffe.
Plus à l'ouest, l'île de Sein résiste aux assauts incessants d'une mer jamais tendre... Maigre échine d'une terre que l'on prétend aujourd'hui engloutie.
Et puis un chapelet de roches qui court jusqu'à moi : la Chaussée.

Pendant des siècles les navires se sont fracassés sur ses récifs meurtriers.

Un cimetière. Le territoire sacré du Bag Noz, le vaisseau fantôme des légendes bretonnes.
A la barre oeuvre l'Ankou, le valet de la Mort.
Au bout de cette Basse Froide, un fût de vingt-neuf mètres émerge des flots.
Ar-Men. Le nom breton de la roche où il fut érigé. C'est là où je me suis posé, adossé à l'océan.

Loin de tout conflit, de tout engagement, je suis libre.
Ici, tout est à sa place... et je suis à la mienne.

Germain, Ar-Men, 1962.

La critique Nelfesque : Aujourd'hui, je vous propose de découvrir une bande dessinée où dessin et histoire fusionnent pour donner un ouvrage sublime autant visuellement qu'émotionnellement. "Ar-Men" d'Emmanuel Lepage s'adresse à tous les amoureux de la mer, les amoureux de la Bretagne, ceux que les phares fascinent mais aussi aux néophytes qui peu à peu se laisseront charmer.

Ar-Men 3

Depuis toute petite, je voue un culte à ces géants des mers qui donnent le cap aux marins et, avec puissance et grâce, sont des points de repère au milieu des océans déchaînés. Les phares m'hypnotisent, je les trouve beaux, élégants, impressionnants. Je me suis un temps rêvée gardienne de phare avant de développer un caractère beaucoup trop sociable pour cela et voir petit à petit, avec tristesse, ce métier disparaître... Il est justement ici question de l'évolution de la profession de gardien de phare, de la construction d'Ar-Men entre 1867 et 1881 au large de l'île de Sein dans le Finistère. Tout au bout du monde. Très isolé, son édification fut périlleuse et dangereuse pour les marins de Sein qui y ont participé activement. Sur cette chaussée sauvage, les vagues font parfois soixante tonnes de pression au mètre carré. La mer détruit, la mer est vivante, la nature reprend ses droits.

Ar-Men 1

Dans cet album, Emmanuel Lepage revient également sur les mythes fondateurs de la Bretagne, la légende de l'Ankou, la ville d'Ys... Passé, présent et mythologies s'entremèlent faisant planer sur "Ar-Men" un voile hypnotique. Le lecteur est ébloui par les images, porté par l'histoire et fasciné par la façon dont l'auteur arrive à créer une ambiance totalement en adéquation avec son sujet. En lisant "Ar-Men", on est littéralement au milieu de l'océan, loin de tout, entouré de bleu ou de gris selon la météo, seul et pourtant empli d'un sentiment de plénitude, de vie. Puissant et poétique.

Ar-Men 4

Les dessins à l'aquarelle magnifient l'ensemble et offrent un écrin d'exception à une histoire qui laisse parler le coeur des hommes, le coeur des gardiens, le coeur de ces êtres solitaires chargés de souvenirs. L'auteur assure tous les postes ici, du scénario au dessin en passant par la mise en couleurs de son album. Voilà plus de 20 ans qu'il travaille ainsi et la cohérence est impressionnante. Seul maître à bord, il nous présente sa vision d'Ar-Men, à la fois fidèle à son ressenti et universelle.

Avec un visuel splendide et une histoire tout aussi captivante, "Ar-Men" nous fait voyager dans le temps et au-delà des mers. Nature impressionnante, hommes forçant le respect, ode à la solitude et poésie de l'instant, cet album est un ravissement à chaque planche. Notre Bretagne est belle et forte, merci M. Lepage de lui rendre ainsi hommage. Eblouissant et émouvant !

Posté par Nelfe à 18:03 - - Commentaires [6] - Permalien [#]
Tags : , , ,
samedi 15 octobre 2016

"Cher pays de notre enfance" d'Etienne Davodeau et Benoît Collombat - ADD-ON de Mr K

cher pays de notre enfanceNelfe a déjà lu et chroniqué cette BD le 10/04/16. Mr K vient de la terminer et de la chroniquer à son tour.

Afin que vous puissiez prendre connaissance de son avis, je vous mets dans ce présent billet le lien vers l'article originel où vous trouverez la critique de Mr K à la suite de celle de Nelfe.

Nous procédons ainsi pour les ouvrages déjà chroniqués au Capharnaüm Eclairé mais lus à nouveau par l'un de nous.

Pour "Cher pays de notre enfance", ça se passe par là.

Posté par Nelfe à 17:08 - - Commentaires [0] - Permalien [#]
Tags : , , , , ,
dimanche 10 avril 2016

"Cher pays de notre enfance" d'Etienne Davodeau et Benoît Collombat

cher-pays-de-notre-enfance-collombat-davodeau-couverture1L'histoire : Etienne Davodeau est auteur de bande dessinée.
Benoît Collombat est grand reporter à France Inter.
L'un est né en 1965, l'autre en 1970.
Ils ont grandi sous la Ve République fondée par le général de Gaulle, dans un pays encore prospère, mais déjà soumis à la "crise".

L'Italie et l'Allemagne ne sont pas les seules nations à subir la violence politique.
Sous les présidences de Pompidou et de Giscard d'Estaing, le pays connaît aussi de véritables "années de plomb" à la française.

Dans ces années-là, on tue un juge trop gênant. On braque des banques pour financer des campagnes électorales. On maquille en suicide l'assassinat d'un ministre. On crée de toutes pièces des milices patronales pour briser les grèves. On ne compte plus les exactions du Service d'Action Civique (le SAC), la milice du parti gaulliste, alors tout-puissant. Cette violence politique, tache persistante dans l'ADN de cette Ve République à bout de souffle, est aujourd'hui largement méconnue.

En sillonnant le pays à la rencontre des témoins directs des événements de cette époque - députés, journalistes, syndicalistes, magistrats, policiers, ou encore anciens truands -, en menant une enquête approfondie, Etienne Davodeau et Benoît Collombat nous révèlent l'envers sidérant du décor de ce qui reste, malgré tout, le cher pays de leur enfance...

La critique Nelfesque : "Cher pays de notre enfance" est la dernière BD née d'Etienne Davodeau, célèbre dessinateur a qui l'on doit entre autres les excellents "Les Ignorants" ou encore "Lulu Femme Nue". Dans ce présent volume, il s'associe à Benoît Collombat, grand reporter, pour livrer aux lecteurs, sous un format bande dessinée surprenant et bienvenu, les dessous de la vie politique de la Ve République.

cher-pays-de-notre-enfance-collombat-davodeau2

"Cher pays de notre enfance" a beaucoup fait parler d'elle jusqu'à présent. Elle a d'ailleurs obtenu le "Fauve d'Angoulême 2016 - Prix du Public Cultura" et au-delà de toute la mauvaise presse qu'a pu avoir le festival BD cette année, elle n'a pas à rougir de sa distinction. C'est un véritable travail journalistique dessiné que nous propose ici les deux auteurs. Un récit de 218 planches revenant sur les années 70 et 80 en France.

Vous pensiez que les affaires mafieuses n'étaient que l'apanage des scénarios de films de gangsters, que seuls l'Italie ou certains quartiers de New-York ne pouvaient être le décor de sombres tractations, complots et assassinats camouflés en suicide ? Détrompez-vous. Nous sommes ici dans notre Douce France, ce Cher pays de notre enfance à tous et ce que révèlent les auteurs de cet ouvrage fait froid dans le dos.

cher-pays-de-notre-enfance-collombat-davodeau1

Avec un aspect BD qui pourrait en dérouter certains mais confère à l'ensemble une dimension plus accessible et moins rébarbative au premier abord, Davodeau et Collombat n'en poursuivent pas moins un véritable travail d'investigation. Nous les suivons dans une enquête de fond aux quatre coins de la France, à bord d'un train ou d'une voiture de location, à la recherche de témoignages. Ils vont tour à tour rencontrer des journalistes, des greffiers, des policiers, des hommes lambda ou "d'importance" ayant été témoins de certains agissements que les pouvoirs en place ont mis beaucoup de soin à cacher à l'opinion publique.

"Cher pays de notre enfance" se lit comme un bon polar avec ses rebondissements, ses révélations chocs et ses personnages forts. A la différence près qu'ici on prend moins de plaisir à découvrir les indices tant nous sommes effrayés d'apprendre qu'en France, ici, chez nous, dans un passé encore très proche, pouvaient se passer des choses aussi incroyables dans les hautes sphères politiques. Nous sommes ici en plein cauchemar, en pleine intrigue cinématographique où la vie des hommes vaut bien moins que l'intérêt politique et où tous les coups sont permis pour atteindre des objectifs. Meurtres, agressions, intimidations, braquages... Non, nous ne sommes pas au cinéma mais sous la présidence de Pompidou et Giscard, nous sommes sous la Ve République, la même que nous connaissons encore aujourd'hui... Ça laisse "rêveur"....

cher-pays-de-notre-enfance-collombat-davodeau3

Pour avoir une autre vision du pouvoir, celle que l'on nous cache, celle de l'ombre, l'inavouable et la peu glorieuse, je vous conseille la lecture de cette BD. Un travail exceptionnel qui nous éclaire sur une partie récente de notre Histoire politique française, qui demande une certaine culture générale mais qui se révèle passionnante. Une bande dessinée dense, instructive et documentée qui demande un effort de concentration, ne se lit pas comme un simple divertissement et a le mérite d'aborder des sujets brûlants de fond et n'a pas peur d'appuyer là où ça fait mal.

La critique de Mr K (add-on du 15/10/16) : Suite à la chronique enthousiaste de Nelfe au mois d'avril, je m'étais juré de mettre le nez dans cette BD dont le sujet m'intéressait fortement et qui a reçu le prix du public à Angoulême. Il faut avoir le cœur bien accroché pour suivre cette enquête sur les années de plomb de la Vème République, un aspect sombre de la vie politique française depuis la Libération. On a beau s'en douter, quand les courageux auteurs de cette BD donnent à voir autant de preuves et témoignages accablants de collusions entre partis politiques, police, justice et patronat ; on ne peut que s'émouvoir et prendre peur.

PlancheS_44787

Loin de tomber dans le conspirationnisme à la mode web qui a pignon sur rue en ce moment, nous avons affaire ici à un réel travail de journalistes d'investigation qui cherchent à lever le voile sur l'assassinat du Juge Renault, les liens entre un cambriolage et le financement occulte d'un parti politique, les déviances et exactions du SAC (Service d'Action Civique), le pseudo suicide d'un ministre de la République et les luttes intestines de pouvoir. On tombe ici de Charybde en Scylla, les auteurs faisant preuve de pédagogie en explicitant le contenu de leurs découvertes mais aussi la méthode qu’ils ont suivi. S'appuyant sur des faits, des documents et des témoignages vérifiables ; ils remettent à jour des éléments oubliés de notre histoire commune et font quelques révélations fracassantes.

Comment par exemple, la justice peut-être freinée quand elle touche du doigt la vérité. Comment tout homme peut être tout bonnement supprimé s'il s'avère être gênant et compromettant. Comment grand banditisme (le gang des lyonnais) et les élites politiques peuvent s'arranger à l'occasion et puis, les sempiternelle querelles de pouvoir, d'influence et de népotisme interne aux familles. C'est effrayant mais ça a le mérite d'être clair. Quand en plus de grands noms apparaissent au détour d'une planche ou deux, on ne peut que pleurer de voir les hommages rendus à de véritables truands assassins lors de leur mort récente (si si, rappelez vous, c'était en Juin 2015). J'étais déjà écœuré à l'époque, je le suis encore plus après la lecture de cet ouvrage ô combien salutaire mais effroyable dans son approche froide et journalistique. Point d'avis ou de digression, simplement la quête de la vérité.

Planche-70

Une sacrée claque que cette BD, rudement bien menée avec les dessins sobres et efficaces qui rendent parfaitement compte du processus d'enquête. Ses apports historiques sur une certaines société française à une époque donnée sont justes, mesurés et constamment soumis à la vérité de l'historien tellement galvaudée ces derniers temps par des politiques en quête de renaissance ou des journalistes peu soucieux de respecter l'Histoire. Ça fait du bien de rentrer dans les arcanes du pouvoir (ici c'est clairement la droite, du Gaullisme et du RPR dont il est question) et surtout, on mesure la chance que l'on a d'habiter en France, en Europe ; pays et région loin d'être parfaits mais où la liberté d'expression restent tellement appréciables.

Ce recueil est une petit bombe, une ode à la vérité et un sacré acte de foi et de courage. Chapeau bas messieurs !

Posté par Nelfe à 17:23 - - Commentaires [2] - Permalien [#]
Tags : , , , , ,