mercredi 25 janvier 2023

"La Bête" de Chabouté

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L’histoire : Dans un petit village perdu au fin fond des montagnes, des loups ont été réintroduits depuis peu. Or, un habitant vient d'être retrouvé, affreusement mutilé. Les villageois accusent bien évidemment les loups.

L'inspecteur Tarpon, dépêché sur place malgré la neige qui risque de bloquer le col, mène l'enquête avec désinvolture et s'apprête à vite classer l'affaire. Seulement, voilà... La neige n'est pas d'accord, et notre bonhomme se retrouve coincé, avec le choix de s'ennuyer ou d’enquêter. D'autant plus qu'un deuxième meurtre se produit.

Étrangement, la victime n'a pas été tuée par des dents, mais par des griffes. Des griffes de 20cm...

La critique de Mr K : Quel plaisir de retrouver Chabouté, un auteur de BD que j’aime tout particulièrement et qui cumule régulièrement les casquettes de scénariste et de dessinateur ! La Bête dont je vais vous parler aujourd’hui fait partie d’un lot de bandes dessinées que Nelfe avait raflé lors d’un désherbage de médiathèque proche de chez nous. Quelle trouvaille ! Bon, en même temps avec cet auteur on ne prend pas trop de risque... mais cette enquête dans un village perdu au milieu de la montagne est prenante de bout en bout et propose des planches de toute beauté.

Une nuit, un homme court seul dans la neige au milieu de la forêt. Il est suivi, il a peur. Il finira raide mort et son cadavre affreusement mutilé est retrouvé le lendemain. Quelques jours plus tard, débarque au village un homme taciturne qui se révèle être un inspecteur chargé de découvrir le coupable de cet homicide peu commun. Très vite un deuxième meurtre est commis et notre héros est confronté aux superstitions, aux non dits et aux frustrations des uns et des autres. Au fil de ses interrogatoires et rencontres, il va commencer à réveiller de vieux démons et faire ressurgir des événements que l’on pensait définitivement cachés.

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Cette BD qu’on peut qualifier de policière sans rougir est plutôt classique dans son contenu. Mise à part la révélation finale qui est finalement surprenante, on nage dans des eaux connues. On retrouve ainsi un flic cinquantenaire à qui on ne la fait plus et dont les illusions ont depuis longtemps disparues sur la nature humaine et sur le maintien de l’ordre. On s’attache à lui immédiatement cependant car on devine derrière ces fêlures, un homme intègre, blessé, en quête de soulagement. Très pro malgré son envie irrépressible de partir en classant l’affaire, il ne laisse rien passer et révélera tout son talent dans le dernier acte.

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L’immersion est totale dans cette petite communauté isolée où la population revêche ne donne pas envie de s’éterniser. Entre le poivrot du coin qui délire dès le matin derrière le zinc, le bûcheron au regard flippant, les habitués de l’auberge tous armés jusqu’aux dents, on se demande bien ce qu’on est venu faire dans cette galère ! Seule petite éclaircie, Sarah, une artiste peintre reconnue venue s’installer dans le secteur pour être tranquille. Très vite, au fil de l’accumulation de victimes, la peur se distille dans les esprits et les premiers boucs émissaires désignés sont les loups que les écolos ont réintroduits il y a peu dans le secteur. La paranoïa est de mise, l’ambiance hostile et lourde, on organise des battues mais les blessures ne correspondent pas à une attaque animale, les esprits continuent alors à battre la campagne.

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L’ambiance polar est à couper au couteau, les personnages bien décalés, sauvages même, l’isolement parachève l’ensemble et offre une immersion bien frappée et saisissante. Le tout est magnifié par le graphisme si particulier à Chabouté, un noir et blanc splendide, en adéquation totale avec le sujet traité. Le jeu des ombres et des lumières, les personnages, la dynamique du récit, les répliques qui tuent (on aligne les punchlines notamment avec le flic) nous offrent un plaisir de lire total et durable. Franchement un très bon crû que je vous invite à découvrir au plus vite !

Déjà lus et chroniqués du même auteur au Capharnaüm éclairé :
- Terre-neuvas
- Construire un feu
- Yellow cab

 


dimanche 12 décembre 2021

"Yellow cab" de Chabouté

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L’histoire : Après avoir réalisé des films et des séries pendant 20 ans, Benoît Cohen sent qu’il a besoin de prendre un nouveau départ. En 2014, il déménage pour New-York et décide de devenir chauffeur de taxi pour les besoins de l’écriture d’un scénario. En plongeant au cœur de la ville, en se nourrissant de la richesse de la métropole, il espère retrouver l’inspiration. Au volant de l’emblématique yellow cab, il arpente les rues de Big Apple, observe les visages de milliers de passagers et emmagasine les histoires.

La critique de Mr K : C’est encore une belle lecture que je vais vous présenter aujourd’hui avec Yellow cab, l’adaptation en bande dessinée d’un ouvrage de Benoît Cohen par Chabouté. Je ne connaissais pas du tout l’œuvre originelle avant de démarrer cette lecture. Par contre, je suis un grand fan de Chabouté dont le style ne m’a jamais déçu et m’a toujours hautement séduit. J'avais notamment adoré Construire un feu et Terre Neuvas, deux ouvrages qui m’avaient littéralement transportés.

L’histoire ici est tirée d’une expérience réelle vécue par Benoît Cohen. Dans le cadre de son activité de scénariste, se trouvant un peu à court d’inspiration et venant de s’installer à New York, il décide de devenir chauffeur de taxi (les fameux yellow cab connus dans le monde entier) pour vivre leur vie, se plonger dans l’ambiance de New York et peut-être nourrir un futur scénario qui ne demande qu’à émerger.

Une bonne moitié de l’ouvrage est consacrée à toutes les démarches à faire pour devenir chauffeur et franchement, c’est un vrai parcours du combattant ! On parle souvent des méandres tortueux de l’administration à la française mais les américains n’ont rien à nous envier. Il faut vraiment prendre son mal en patience, savoir se lever tôt pour attendre parfois toute une journée pour peut-être accéder à tel ou tel sésame permettant d’avancer dans le processus d’homologation. C’est d’autant plus difficile pour le héros qu’il est étranger. Les démarches sont plus longues et les subtilités dévoilées au fil des erreurs commises. Il y a de quoi vraiment perdre patience et abandonner.

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Et finalement, après un long chemin de croix, il devient enfin conducteur de yellow cab. C’est l’heure des premiers clients avec son cortège de personnalités très différentes et des rencontres parfois marquantes. C’est aussi les flics qui n’aiment pas beaucoup les taximan avec un premier jour de travail où finalement il perdra plus d’argent qu’il n’en gagnera. Au fil des jours, semaines et mois, l’expérience nourrit l’imagination de Benoît Cohen qui construit petit à petit une histoire qu’il compte bien adapter plus tard.

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La BD est très bien faite en terme d’immersion. On est vraiment mis à la place d’un français expatrié qui tente de mener à bien un projet plus casse gueule qu’il n’y paraît de prime abord. L’évolution psychologique du perso sonne juste entre moments d’euphorie, moments plus durs et une certaine autodérision de bon aloi. Le tout est magnifié par les dessins de Chabouté qui retranscrivent à merveille la ville qui ne dort jamais. Les buildings, la foule, les transports en commun bondés, l’esprit de New York est bel et bien là. J’ai vraiment retrouvé l’ambiance et le décor de cette ville unique que j’avais visité en 2004 et où je souhaiterais absolument retourner en compagnie de ma chère et tendre.

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"Yellow cab" est un beau voyage que je recommande aux amateurs de Big Apple et de récits de vie bien troussés. On passe ici vraiment un très bon moment.

jeudi 17 décembre 2020

"Construire un feu" de Chabouté

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L’histoire : Un homme marche dans le Grand Nord canadien, vers une mine où d’autres sont déjà, à chercher l’or qui pourrait faire leur fortune et changer leur vie. Sous ce ciel sans soleil, il est accompagné de son chien-loup. Il fait probablement soixante degrés en dessous de zéro. Il connaît la région. Il sait faire un feu. Parviendra-t-il à atteindre sa destination ?

La critique de Mr K : Belle trouvaille une fois de plus avec cet ouvrage dégoté dans le CDI de mon bahut. Construire un feu de Chabouté est la libre adaptation de la nouvelle éponyme de Jack London, un de mes écrivains cultes qui m’a mené vers les joies de la lecture au début de ma vie de lecteur. Il est ici question de survie, de lutte contre les éléments et de nature humaine. Un triptyque traité de manière frontale et toute en beauté dont on ressort frappé et totalement émerveillé.

Avant de débuter l’ouvrage, j’ai relu la nouvelle de Jack London, ce qui m’a permis au passage de reprendre contact avec la langue si savoureuse d’un auteur dont j’ai lu l’intégrale (sous l’impulsion de ma grand-mère à l'époque) il y a déjà bien longtemps. Le texte est ultra-court (une dizaine de pages), il s’agit de la première version publiée par l’auteur. Il paraît qu’il y a d’autres versions plus ou moins enrichies qui depuis on fait leur apparition. Pas sûr donc que ce soit le meilleur matériel pour comparer avec l’adaptation de Chabouté mais on retrouve de nombreuses choses communes et également des différences notables notamment sur la fin qui est diamétralement opposée à celle de la nouvelle ! Ce n’est pas bien grave car la réussite est au rendez-vous dans la vision proposée par Chabouté.

Un homme et son chien errent dans le froid du Nord de l’Amérique. L’homme doit rejoindre un campement près d’une mine qui recèlerait un filon très intéressant. En ces temps de Ruée vers l’or, beaucoup d’aventuriers tentent leur chance dans ces grandes étendues sauvages que notre espèce n’a pas encore domestiquées. Il connaît son chemin, a de quoi manger et a prévu d’arriver le soir même. Rien ne va vraiment se passer comme prévu, il fait -60°C et les conditions empirent. Nous partageons alors son optimisme puis sa lente descente aux enfers. On l’avait pourtant prévenu, on ne doit jamais voyager seul dans cet endroit isolé où le danger guette le malheureux imprudent à chacun de ses pas.

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Cette BD est très contemplative. Il y a des planches entières où il n’y a pas un mot ou une phrase d’écrite. On s’imprègne des vastes paysages qui nous sont donnés à voir et qui sont de toute beauté. Forêts impénétrables, rivières gelées et montagnes inaccessibles ravissent les pupilles et nous plonge dans une nature impénétrable, redoutable par son aspect sauvage et son imprévisibilité. Le froid est au centre des préoccupations et l’on en ressentirait presque le souffle sur sa nuque à chaque page que l’on tourne. L’immersion est totale et l’appréhension grimpe au fil de l'histoire.

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Le narrateur ne nous épargne rien des pensées et soucis que rencontre le personnage principal. Parti avec de l’espérance plein le cœur, des rêves de gloire et de richesse, son esprit va déclinant au fil du jour qui défile et des difficultés rencontrées. Malgré une bonne préparation, la réalité le rattrape, par -60° les réflexes diminuent, la réflexion devient ardue et les réactions ne sont plus forcément les bonnes. Forcé de s’arrêter, il allume un feu (passage qui donne son nom à l’ouvrage). Ce rituel pourtant simple prend une tournure dramatique ici sous l’œil aiguisé du chien-loup qui accompagne son maître. Fatigue, engourdissement des sens et des membres sont décrits avec finesse et provoquent une empathie immédiate. L’angoisse monte crescendo...

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Récit d’aventure et de survie avant tout, cette histoire propose en filigrane une belle réflexion sur notre nature profonde, notre penchant pour l’hybris et l’idée qu’on peut triompher de la nature impunément. Ce récit cruel mais d’un réalisme de tous les instants est un bijou en la matière. Avec une économie de mots toujours bien choisis, des dessins à couper le souffle et un rythme languissant qui semble suivre les pulsions cardiaques de l’infortuné héros. On part ici pour un voyage à nul autre pareil et qui marque l’esprit à jamais. À découvrir absolument pour tous les amateurs d’aventure et de nature writing, en parallèle du texte original c’est encore mieux !

mercredi 8 février 2017

"Terre-Neuvas" de Chabouté

 

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L’histoire : Ici on n’a droit qu’à la mer et ses dangers,
On danse tous les jours avec la mort,
On est les laissés-pour-compte...
Ici on meurt, c’est tout !
Noyade, naufrage, phtisie, scorbut...
... plus rarement poignardé dans son sommeil !

La critique de Mr K : C’est sous les conseils de ma documentaliste qui m’en faisait l’article ardemment que j’empruntai le présent ouvrage de Chabouté au lycée. Il ne m'a pas fallu plus d’une heure pour le dévorer (c’est le défaut majeur des BD soit dit en passant...) et grandement l’apprécier entre œuvre documentaire traitant du quotidien épouvantable des pêcheurs à la morue malouins en début de XXème siècle et récit policier bien mené dans le vase clos d’un navire loin de sa terre d’attache. Ambiance garantie !

Le 26 février 1913, la Marie-jeanne quitte le port direction Terre-Neuve au large du Canada pour une saison de trois mois de pêche à la morue. À son bord, un capitaine et son équipage rodés à l’exercice, résumé d’une humanité pieds et mains liés à un travail harassant et usant. Ambiance virile, bourrades et bagarres, réflexions et tensions sont leur quotidien de traversée, la fatigue et l’usure atteignant son paroxysme lorsque la campagne de pêche en elle-même démarre. Le pêcheur n’étant ni plus ni moins qu’un galérien doublé d’un forçat tant le travail est pénible. Nouveauté de cette expédition, l'équipage remarque la présence d'un jeune homme que rien ne semble rattacher en terme de goût à cette activité, mais il est pourtant là et cela dérange les uns et les autres qui voient en lui un terrien, un paysan.

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Très vite, l’ambiance devient délétère avec la découverte d’un corps puis de deux. Le second du capitaine et un pêcheur expérimenté meurent dans des circonstances troubles et surtout, tout sauf accidentelles. En mer, on meurt de froid, de noyade, d’accident de travail mais rarement poignardé en plein cœur par un coutelas ou par pendaison provoquée ! La méfiance s’installe, chacun espionne les autres et les soupçons se portent alternativement sur le nouveau (ben oui, c’est qui celui-là, on ne le connaît pas !), sur les autorités du navire (pour économiser des parts et rendre l’ensemble plus rentable) ou encore le sort ou le mauvais œil car quand on est marin, on porte attention aux fortunes de mer. Pourtant malgré la menace, l’activité perdure et continue comme si rien n’était, le capitaine y veille sévèrement et ce n’est pas quelques morts suspectes qui vont empêcher l’activité surtout qu’il doit rendre des comptes à l’armateur et chaque morue pêchée compte.

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L’aspect documentaire de Terre-Neuvas est remarquable et m’a fait repenser à un cours universitaire que j’avais suivi en Maîtrise sur l’histoire bretonne. Notre professeur de l’époque (Roger Le Prohon, un professeur passionnant à l’érudition incroyable) nous avait dressé un portrait éloquent de la pêche à la morue qui permettait à travers cette activité d'entr'apercevoir certains impondérables de l’espèce humaine : l’avidité du gain au détriment de l’individu, cette course au profit qui menait des hommes loin de chez eux dans des eaux glacées où la mort vous guettait au moindre faux pas. Le passage sur les doris (frêles esquifs qu’on utilisait pour poser et relever les lignes) est dans le domaine très bien retranscrit. Très bien rendue aussi, la vie à bord avec une hiérarchie forte allant d’un capitaine quasi déifié au mousse qui réalise toutes les basses besognes et essuie régulièrement coups et quolibets. Ce microcosme sauvage donne à voir une réalité éprouvante qui prend à la gorge.

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Le récit policier est lui plus classique et la solution apparaît finalement assez vite dans l’esprit du lecteur, s’il est habitué à ce genre de littérature. Pour autant, il ne faut pas en prendre ombrage, le plaisir est intact et les révélations finales rendent l’ensemble crédible et efficace. Passé et présent, croyances et codes de l’honneur se mêlent et orientent le récit vers une fin logique pour le lecteur, plus révolutionnaire pour l’historien tant on remet en cause le système décrit pendant tout l’ouvrage. Les personnages nourrissent parfaitement le récit entre le mystérieux nouveau membre d’équipage, le vieux de la vieille à la sagesse zen et empirique et les forts en gueule qui cachent leur jeu. On embarque avec eux dans la Marie-Jeanne et on éprouve leur angoisse et leurs espoirs au fil du déroulé d’une histoire finalement tragique et banale.

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En terme esthétique, cette bande dessinée est aussi une belle réussite avec le choix d’un noir et blanc très contrasté, brillant miroir à une réalité très difficile où les cœurs sont âpres, les épreuves nombreuses. Les pages défilent toutes seules mettant en scène la banalité avec simplicité mais néanmoins avec un souci du détail poussé et des scènes plus impressionnantes où l’on sentirait presque le bateau tanguer sous nos pieds. Une très belle expérience que je vous encourage à tenter au plus vite, vous ne serez pas déçus !

Posté par Mr K à 16:57 - - Commentaires [4] - Permalien [#]
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