"Chroniques de Jérusalem" de Guy Delisle
L’histoire : Guy Delisle et sa famille s’installent pour une année à Jérusalem. Pas évident de se repérer dans cette ville aux multiples visages, animée par les passions et les conflits depuis près de 4000 ans. Au détour d’une ruelle, à la sortie d’un lieu saint, à la terrasse d’un café, le dessinateur laisse éclater des questions fondamentales et nous fait découvrir un Jérusalem comme on ne l’a jamais vu.
La critique de Mr K : En 2019, je découvrais Guy Delisle avec ses Chroniques Birmanes qui m’avaient beaucoup plu entre tranches de vie intimes, découvertes dépaysantes et contextualisation passionnante. Je remets donc le couvert avec ses Chronique de Jérusalem que j’ai aussi dévorées mais qui m’ont sérieusement calmé dans mon envie un jour d’aller sur place tant l’ambiance pesante, le ségrégationnisme institutionnel m’ont sautés au visage et m’ont mis mal à l’aise durant toute ma lecture...
L’auteur est marié avec une employée de Médecins sans frontière et la suit lors de ses affectations. Vous l’avez deviné, les voila parti pour le Moyen-Orient dans une des zones les plus chaudes du monde tant au sens propre qu’au sens figuré. Installé à Jérusalem Est, la partie arabe de la ville, l'auteur va découvrir peu à peu la réalité des choses sur place, une situation complexe et tendue où les codes sociaux et religieux prennent souvent le pas sur le naturel, provocant un sérieux décalage pour ce français de passage pendant un an qui nous livre un regard éclairant et plutôt neutre sur la situation.
Divisé en grandes parties correspondant au mois de l’année qu’il a passé sur place, il propose des micro-récits plus ou moins longs (allant d’une planche à plusieurs successives) sur des sujets très variés. Dans le domaine plus léger, il y a sa vie de famille avec ses appréhensions et peurs pour sa femme parfois bloquée loin des siens (notamment quand elle doit aller à Gaza et que les événements s’enveniment), les devoirs du bon père avec les allers retours pour aller chercher ses enfants (et oui la famille s’est agrandie, en plus de Louis, il y a maintenant sa petite sœur Alice), l’aménagement dans l’appartement, les déboires en voiture entre embouteillages, pannes impromptues... On retrouve ici l’humour décalé d’un auteur qui sait croquer les instants avec justesse et une économie de mots, la situation suffit et provoque bien souvent un petit sourire en coin au lecteur conquis.
Et puis, il y a le contexte. La plongée dans un monde interlope aux codes parfois ésotériques, dépaysants, étonnants parfois choquants. Nous sommes dans un pays en guerre perpétuelle avec un antagonisme qui semble inconciliable entre religion, souveraineté territoriale et disons-le tout de go racisme. L’auteur se fait le témoin ainsi de pratiques et de lois iniques, par exemple les routes interdites aux palestiniens qui doivent faire des détours énormes pour aller travailler leur champs car l’axe principal est réservé aux colons, les spoliations de terres et les colonies sauvages défendues par une armée israélienne toute puissante... On est clairement dans la provocation, l’avilissement par moment. On vit aussi dans la menace des roquettes du Hamas, des attentats terroristes islamistes, les fouilles à l’aéroport et les interrogatoires à rallonge. Compliqué vraiment. L’auteur arrive à nous faire ressentir tout cela sans pour autant tomber dans le cliché et surtout le côté partial.
Pour autant, Guy Delisle semble se détacher quelque peu de ces tensions même s’il n’est pas de bois. On s’amuse à errer avec lui dans les ruelles de Jérusalem, à croiser d’étranges juifs orthodoxes, à tenter de visiter des lieux cultes qui ne sont jamais ouverts ou qui lui sont refusés sans raison valable. Le réveil violent de l’appel à la prière le matin, la nounou qui gave les gosses de télé, la religion encore et toujours omniprésente et qui saoule quelque peu notre athée convaincu, la chaleur, les soirées entre expats... Non vraiment, cette année n’est pas de tout repos et quand il commence un peu à s’habituer il est temps pour lui de repartir vers d’autres cieux.
L’ouvrage fort instructif se double d’un bel ouvrage en terme esthétique. L’aspect dépouillé convient parfaitement au sujet et on se laisse guider avec un plaisir non feint, les pages se tournent toutes seules. Un très bon moment que cette lecture que je vous invite à entreprendre à votre tour.
Déjà lus et chroniqués du même auteur au Capharnaüm éclairé :
- Chroniques birmanes par Nelfe et par Mr K,
- S'enfuir.
"Poutine : L’ascension d’un dictateur" de Darryl Cunningham
L’histoire : De ses origines de petit voyou dans les cours d’immeubles sales et infestées de rats de la Leningrad de l'après-guerre jusqu’à sa place actuelle parmi les hommes les plus puissants du monde, en passant par son ascension dans les rangs du KGB, voici l’histoire de Vladimir Poutine.
La critique de Mr K : En 2020, j’avais découvert tout le talent de Darryl Cunningham avec son épatante L’ère de l’égoïsme, une BD documentaire complète et accessible sur les relations délétères entre l’économie, la politique et les masses. On change de sujet ici (même si on y retrouve quelques thématiques communes) avec cette biographie sans concession du maître du Kremlin. Une fois de plus, on a affaire à une œuvre intelligente, parlante et éclairante... mais pas des plus rassurantes !
Cette édition empruntée au CDI est une réédition de début 2022, juste après le début de l’agression russe sur ses voisins ukrainiens. Un avant propos dessiné de l’auteur a été rajouté afin de contextualiser pour les lecteurs actuels. Darryl Cunningham lance ensuite les hostilités en revenant sur les origines du jeune Vladimir Vladimirovitch Poutine. J’avoue avoir été un peu déçu par cette partie de sa vie très vite traitée, en à peine huit pages on en a fait le tour. Sans doute les sources ne sont pas fiables ou peut-être tout simplement, a-t-on très peu de choses à en dire...
Puis c’est l’entrée au sein du KGB et le début de l’ascension. Même si à partir de là, il y avait énormément d’éléments que je pouvais connaître, l’ensemble est bien mené, rafraîchit la mémoire et surtout remet tout cela en perspective avec les soubresauts de l’Histoire, notamment le début de la fin pour l’URSS qui va marquer à jamais le futur dictateur. Très pédagogique, on revient notamment sur la politique de réforme de Gorbatchev qui va précipiter les événements et installer Eltsine au pouvoir, l’homme qui va véritablement lancer la carrière purement politique de Poutine.
Au delà de la volonté de restaurer la Grande Russie, Poutine est avant tout un homme qui s’est enrichi sur le dos de son peuple et de son pays. Il est d’ailleurs sans doute un des hommes les plus riches du monde avec un nombre incalculable de liens financiers et économiques, des années de corruption organisée calquée sur les méthodes mafieuses. Il dirige un monde où on n’hésite pas à dégommer les opposants et les gens trop curieux. On se rappelle encore des meurtres de journalistes, d’hommes et de femmes politiques opposés à lui, même de professionnels de la justice (rappelons que Poutine lui-même a suivi un cursus de droit). La liste est longue, égrainée au fil des pages... toutes ces disparitions servent le maître du Kremlin même si officiellement on ne peut relier ces morts à Poutine.
Au fil du récit, on prend conscience de l’ampleur du système mis en place et la faiblesse de l’occident face à cette montée en puissance. Bien évidemment on pense à Trump et sa bêtise abyssale qui a fait couler son pays, son copinage coupable qui a laissé les coudées franches au roi du kremlin. Mais l’Europe n’est pas en reste et pendant ce temps là, Poutine étend son emprise, intervient fortement et illégalement sans personne pour s’opposer à lui : Tchétchénie, Syrie, Géorgie, Ukraine... le tout en enfermant la Russie dans un carcan totalitaire où l’on vit dans la peur, baigné dans une propagande aliénante où la démocratie n’est plus qu’un leurre et où les malheureux qui veulent changer les choses sont tracassés, stigmatisés, emprisonnés voire pire... Quelle tristesse quand comme moi on aime la culture russe, notamment ces grands écrivains et artistes qui ont pu m’apporter tant de joies et d’émerveillements.
Le contenu est dense, magnifié par les dessins minimalistes mais précis et très évocateurs d’un Darryl Cunningham soucieux de vérité historique et engagé dans la défense de la démocratie au sens large. Cette lecture bien que rude remet bien les idées en place et expose sans fard la terreur poutinienne et les lâchetés occidentales. Un petit bijou que je vous invite à découvrir tant il paraît essentiel à la vue des événements actuels. On ne pourra pas dire qu’on ne savait pas après cette lecture...
"La Bête" de Chabouté
L’histoire : Dans un petit village perdu au fin fond des montagnes, des loups ont été réintroduits depuis peu. Or, un habitant vient d'être retrouvé, affreusement mutilé. Les villageois accusent bien évidemment les loups.
L'inspecteur Tarpon, dépêché sur place malgré la neige qui risque de bloquer le col, mène l'enquête avec désinvolture et s'apprête à vite classer l'affaire. Seulement, voilà... La neige n'est pas d'accord, et notre bonhomme se retrouve coincé, avec le choix de s'ennuyer ou d’enquêter. D'autant plus qu'un deuxième meurtre se produit.
Étrangement, la victime n'a pas été tuée par des dents, mais par des griffes. Des griffes de 20cm...
La critique de Mr K : Quel plaisir de retrouver Chabouté, un auteur de BD que j’aime tout particulièrement et qui cumule régulièrement les casquettes de scénariste et de dessinateur ! La Bête dont je vais vous parler aujourd’hui fait partie d’un lot de bandes dessinées que Nelfe avait raflé lors d’un désherbage de médiathèque proche de chez nous. Quelle trouvaille ! Bon, en même temps avec cet auteur on ne prend pas trop de risque... mais cette enquête dans un village perdu au milieu de la montagne est prenante de bout en bout et propose des planches de toute beauté.
Une nuit, un homme court seul dans la neige au milieu de la forêt. Il est suivi, il a peur. Il finira raide mort et son cadavre affreusement mutilé est retrouvé le lendemain. Quelques jours plus tard, débarque au village un homme taciturne qui se révèle être un inspecteur chargé de découvrir le coupable de cet homicide peu commun. Très vite un deuxième meurtre est commis et notre héros est confronté aux superstitions, aux non dits et aux frustrations des uns et des autres. Au fil de ses interrogatoires et rencontres, il va commencer à réveiller de vieux démons et faire ressurgir des événements que l’on pensait définitivement cachés.
Cette BD qu’on peut qualifier de policière sans rougir est plutôt classique dans son contenu. Mise à part la révélation finale qui est finalement surprenante, on nage dans des eaux connues. On retrouve ainsi un flic cinquantenaire à qui on ne la fait plus et dont les illusions ont depuis longtemps disparues sur la nature humaine et sur le maintien de l’ordre. On s’attache à lui immédiatement cependant car on devine derrière ces fêlures, un homme intègre, blessé, en quête de soulagement. Très pro malgré son envie irrépressible de partir en classant l’affaire, il ne laisse rien passer et révélera tout son talent dans le dernier acte.
L’immersion est totale dans cette petite communauté isolée où la population revêche ne donne pas envie de s’éterniser. Entre le poivrot du coin qui délire dès le matin derrière le zinc, le bûcheron au regard flippant, les habitués de l’auberge tous armés jusqu’aux dents, on se demande bien ce qu’on est venu faire dans cette galère ! Seule petite éclaircie, Sarah, une artiste peintre reconnue venue s’installer dans le secteur pour être tranquille. Très vite, au fil de l’accumulation de victimes, la peur se distille dans les esprits et les premiers boucs émissaires désignés sont les loups que les écolos ont réintroduits il y a peu dans le secteur. La paranoïa est de mise, l’ambiance hostile et lourde, on organise des battues mais les blessures ne correspondent pas à une attaque animale, les esprits continuent alors à battre la campagne.
L’ambiance polar est à couper au couteau, les personnages bien décalés, sauvages même, l’isolement parachève l’ensemble et offre une immersion bien frappée et saisissante. Le tout est magnifié par le graphisme si particulier à Chabouté, un noir et blanc splendide, en adéquation totale avec le sujet traité. Le jeu des ombres et des lumières, les personnages, la dynamique du récit, les répliques qui tuent (on aligne les punchlines notamment avec le flic) nous offrent un plaisir de lire total et durable. Franchement un très bon crû que je vous invite à découvrir au plus vite !
Déjà lus et chroniqués du même auteur au Capharnaüm éclairé :
- Terre-neuvas
- Construire un feu
- Yellow cab
"Walking dead" intégrale de Kirkman, Adlard, Gaudiano et Rathburn
L’histoire : Rick est policier et sort du coma pour découvrir avec horreur un monde où les morts ne meurent plus.
Mais ils errent à la recherche des derniers humains pour s'en repaître. Il n'a alors plus qu'une idée en tête : retrouver sa femme et son fils, en espérant qu'ils soient rescapés de ce monde devenu fou. Un monde où plus rien ne sera jamais comme avant, et où une seule règle prévaut : survivre à tout prix.
La critique de Mr K : Lire une intégrale de 33 volumes c’est quelque chose ! Ça faisait un bail que je souhaitais découvrir cette saga comics de Kirkman, moi qui avait été déçu par le tournant pris par la série et qui l’avait arrêté en fin de saison 8. Heureusement l’ami Frank est toujours là pour les bons plans BD et il m’a prêté l’ensemble il y a trois mois. Ne voulant pas tomber dans la folie, la mono-manie, j’ai divisé ma lecture en quatre étapes et c’est la veille de mon anniversaire que je terminais cette saga vraiment géniale.
L’apocalypse zombie est là. Rick, un policier lambda se réveille d’un coma suite à une intervention musclée et découvre que le monde qu’il connaissait a définitivement disparu. Il retrouve en fin de premier tome sa femme et son fils. Avec un groupe de personnes rencontrées au fil du hasard, ils tentent par tous les moyens de survivre et de rester humains... mais comme ils vont l’apprendre très vite, les zombies ne sont peut-être pas la menace la plus dangereuse...
Niveau scénario, on est dans du classique du genre, les situations évoquées vous rappellerons sans doute à chaque fois des livres ou des films déjà lus et vus. Mais finalement peu importe, l’essentiel ici réside dans les personnages et les trajectoires qu’ils prennent. Ne vous attachez pas trop à eux, ça défouraille sévère, ça part régulièrement en vrille et en cela le comics est très réaliste car dans un apocalypse zombie on ne peut pas vraiment rester vivant (comme on l’entend au sens classique) très longtemps !
Tous les personnages sont donc très creusés. Rien ne nous est caché de leur passé - même si des fois il faut attendre pas mal de temps avant d’avoir LA révélation qui fracasse tout -, de leurs pensées les plus intimes et de leurs actes. Les frontières du bien et du mal sont régulièrement franchies sans vergogne et l’on ne sait vraiment pas sur quel pied danser avec les protagonistes qui tour à tour étonnent, surprennent, dégoûtent, rendent admiratifs. C’est très souvent thrash, beaucoup plus que dans la série d’ailleurs. On est dans du jusqu’au-boutiste, des choses sont traitées bien plus frontalement, ils se passent des événements impossibles à mettre en images dans une série télé US. Pour autant, on n'est pas dans la surenchère gratuite, tout s’inscrit dans la durée, la métamorphose d’êtres banals en de véritables machines à survivre qui doivent avancer bon gré mal gré, les coups du sort se multipliant, devant cependant tenir debouts.
La dimension psychologique est remarquablement mise en mots et en images. C’est très verbeux diront certains (qu’est-ce qu’ils peuvent se parler les américains, mêmes quand ils se connaissent très peu) mais franchement on ne s’en lasse pas. Cela donne une vraie profondeur aux protagonistes qui sont tout de même confrontés à de sacré horreurs entre zombies amateurs de chair fraîche et humains tarés, obsédés par le pouvoir et le contrôle. On nage dans la noirceur la plus totale et lorsque l’on se dit qu’on a vu / lu le pire, il se passe toujours quelque chose d’autre qui calme encore plus. Le background est très bien ficelé aussi et l’on s’y croirait vraiment.
Scénario et caractérisation des personnages sont bétons. Se rajoutent sur cela de superbes planches qui nous en mettent plein les mirettes entre scènes d’action effrénées, grandes planches descriptives qui scotchent et des personnages très charismatiques. Malgré son caractère complètement barré, ma préférence va vraiment vers Negan, un perso effrayant et attirant à la fois qui dans le comics me paraît encore mieux traité que dans la série (même si je suis fan de l’acteur). J’aime beaucoup Rick aussi, bien plus borderline que dans la série. Mais en fait, il y en a tout plein qu’on apprécie et de manière globale je les ai trouvé crédibles et vraiment très bien caractérisés. Ça fait tout drôle de devoir les quitter après le tome 32 (le tome 33 est purement anecdotique à mes yeux, son intérêt est vraiment mince).
Bon vous l’avez compris, cette intégrale est incroyable, prenante comme jamais et les amateurs du genre doivent foncer le lire. Dans le genre, on trouve vraiment difficilement mieux et une fois qu’on a mis le nez dedans, c’est impossible de décrocher. À bon entendeur !
"17 piges, récit d'une année en prison" de Bast et Isabelle Dautresme
L’histoire : Ben N'Kante, 17 ans, est au lycée en terminale lorsque deux policiers viennent le chercher pour l'emmener directement à la prison de Fleury-Mérogis où il est incarcéré dans le quartier pour mineurs. Il ne sait alors pas qu'il va y rester toute l'année suivante jusqu'à ses 18 ans. Sa vie bascule alors.
À son arrivée, Ben est un lycéen comme il en existe tant "à l'extérieur". Bon élève, il se rend tous les matins au centre scolaire de la prison avec la ferme intention de réussir son bac. Il se montre coopératif avec le médiateur de la protection judiciaire de la jeunesse et l'administration pénitentiaire.
Il ne faut que quelques mois du régime de détention et la perspective d'une sortie prochaine qui s'éloigne pour que le comportement de Ben se dégrade. Lui, le détenu exemplaire ne va plus en cours ou presque, se bagarre, insulte les surveillants... Lui, le jeune homme si soigné se néglige : la coupe de cheveux, les vêtements, plus rien n'a d'importance ! À quoi bon !
La critique de Mr K : Super bande dessinée que 17 piges, récit d’une année en prison de Bast et Isabelle Dautresme emprunté au CDI de mon établissement juste avant mon départ en vacances. Je vous l’accorde ce n’est pas la lecture la plus joyeuse en période de Noël mais quelle claque ! Le sujet des mineurs en prison n’est pas un des sujets les plus traités et pourtant, il y a matière et moi qui travaille régulièrement en centre pénitentiaire, la thématique m’intéresse au plus haut point. Ici on conjugue destin individuel et balayage très crédible de la vie carcérale dans un ouvrage qui fera date à mes yeux.
Ben, 17 ans, se voit extrait de son lycée par les policiers et conduit directement en prison, à Fleury-Mérogis dans le quartier des mineurs. Pendant la première partie de l’ouvrage, on ne sait pas pourquoi il se retrouve là. Lui clame à qui veut l’entendre qu’il n’a rien fait et il a bon espoir de sortir vite de ce qui se révèle assez vite un enfer. Il joue le jeu, suit les conseils des éducateurs, de son avocat, va en cours pour préparer les épreuves anticipées de Première, mais au bout de quelques mois, on lui annonce que l’affaire se corse et que l’instruction prend une nouvelle tournure plus grave pour lui. Il commence à glisser du mauvais côté, son comportement change, il se renferme sur lui-même, devient agressif, ses 18 ans approchent et il pourrait bien se retrouver dans le grand bain avec les détenus adultes...
Le portrait de Ben est très bien dressé. De suite, on s’attache à lui malgré ses zones d’ombre. Plongé dans un univers interlope, il subit littéralement la situation avec une privation totale de liberté, le bruit omniprésent, les engueulades et les coups de pression entre détenus, les surveillants parfois trop zélés, les fouilles régulières, la bouffe dégueulasse... Tout le révulse mais il tient au départ, persuadé qu’il est innocent et qu’il finira par sortir assez rapidement. Il apprend la débrouille, à filer droit, à cantiner... Malheureusement, ce milieu clos vient toujours à bout des hommes qui y errent, y compris les plus endurcis, les plus volontaires pour se réinsérer. Ses gardes fous vont finir par céder, le glissement est tout d’abord imperceptible, c’est un regard, une réflexion, une attitude de refus puis cela prend des proportions plus graves, le gamin (car c’en est un) va de plus en plus mal...
Autour, on côtoie d’autres personnes très bien croquées elles aussi. Les parents totalement bouleversés et perdus, les éducateurs et profs bien démunis qui travaillent avec des bouts de chandelles et doivent user d’une psychologie sans faille pour relever ces gamins qui se sont perdus en chemin, les surveillants aux conditions de travail difficiles avec son lot de bons professionnels et d’autres qui ne travaillent là que pour l’argent (et c’est le seul poste disponible vu leur cursus scolaire). On croise évidemment d’autres détenus aussi avec son lot de caïds, de propagandistes, de fous aussi, le tout dans une ambiance sombre et surpeuplée. Ça vous saute à la gorge et l’on retrouve vraiment l’ambiance d’une prison comme celle où je travaille. C’est assez bluffant dans son genre.
En sous-texte, le message est sans ambiguïté, la prison démolit ces mineurs et loin de les mener à le rédemption, souvent amplifie leur glissement vers le banditisme voire pire. École de la délinquance, radicalisation, logique de violence mais aussi destruction de l’estime de soi posent les bases d’un dysfonctionnement à venir encore pire que la condamnation première. De fait, l’incarcération des mineurs s’avère être une aberration et un échec, selon les chiffres du Ministère de la Justice donnés en fin d'ouvrage, trois jeunes sur quatre deviendront des délinquants récidivistes : on est bien loin d'une justice qui répare et qui éduque...
Le récit est dense, efficace, très bien documenté. L’esthétique choisit en bichromie colle remarquablement bien au sujet et l’ensemble se lit vite et bien. Il s'agit vraiment d'un excellent ouvrage, à découvrir et à mettre entre toutes les mains.
"Spirale" intégrale de Junji Ito
L’histoire : De prime abord, Kurouzu ressemble à une banale petite ville de campagne. Mais, au-delà des apparences moroses, existe un mal profond, terrible et indicible qui plane au-dessus des habitants. Une pression hypnotique, un malaise poisseux qui corrompent les cœurs, les âmes et les esprits de victimes impuissantes.
La critique de Mr K: Je tiens à préciser qu’au départ je ne suis pas un grand amateur de mangas. Sorti de Ranma 1/2 (très fun), Dragon Ball (quand Sangoku est petit) et Akira (cultissime), je n’ai pas lu grand chose et souvent l’aspect esthétique des personnages me rebute, l’aspect trop théâtral aussi. Je découvrais, avec Spirale, l’auteur Junji Ito qui a une belle réputation dans le domaine de l’horreur et je dois avouer que j’ai été totalement conquis. Il propose un dessin dynamique et fouillé, pas caricatural et surtout un récit bien barré, complètement borderline même et une métaphore filée bien trouvée et jusqu’au-boutiste.
Il s’en passe des choses à Kurouzu, petite ville portuaire semblable à tant d’autres au Japon. À première vue, rien ne la distingue vraiment, la vie s’y écoule calmement, sans fioriture dans une banalité presque confondante. C’est sans compter l’apparition de phénomènes terrifiants. Tout commence par des disparitions, des coups de folie... Puis l’apparition d’êtres difformes, mutants, des phénomènes physiques et météorologiques inexpliqués. Une malédiction semble planer au dessus de la ville, une malédiction où le motif en spirale est omniprésent : vents tourbillonnants, drôles de courants apparaissant dans les caniveaux, un père mort dont le corps est transformé en spirale, des hommes se transformant en escargots, des cheveux se muant en spirales vivantes, des femmes enceintes en meurtrières, un couple d’amoureux transis qui va finir entrelacé au sens propre, une ville qui se transforme d’elle-même adoptant un plan spiralaire... Non vraiment quelque chose d’indicible se passe à Kurouzu et la vérité, quand elle éclatera, sera terrible.
Divisé en nombreux courts chapitres (à l’origine ce manga est sorti en trois volumes), on suit les événements à travers les yeux de Kirie, une jeune étudiante qui assiste quasi impuissante à la métamorphose funeste de sa ville natale. Ingénue comme on peut l’être à son âge, elle va devoir affronter une réalité qui la dépasse et la touche elle et ses proches. Ainsi, le récit alterne son quotidien à l’école, dans ses relations amicales et familiales avec des moments de terreur / horreur purs. Shuichi, son petit ami, est un jeune homme bizarre qui croit en la malédiction de la spirale. Particulièrement barré, paranoïaque, il est le contre-pied de l’héroïne. Les deux se complètent parfaitement et leur rôle sera essentiel dans la résolution du mystère surtout qu’il semble impossible de quitter la ville qui devient de plus en plus folle.
Les traits sont sombres, la noirceur tenace et poisseuse. Les tableaux sont saisissants, effrayants, la peur est vraiment palpable et il n’est pas rare d’être horrifié par ce qui nous est donné à voir et à lire. La fascination est totale, dérangeante par bien des aspects entre forme et fond, on vire même parfois dans le delirium le plus complet avec des passages vraiment allumés pour ne pas dire psychés. C’est très imaginatif, collé aux émotions les plus intimes des personnages et cela propose une Mythologie développée. Franchement, j’ai été emporté par le récit et ses réflexions sous-jacentes sur le Japon contemporain, la peur de l’Apocalypse (certaines cases font clairement penser à Hiroshima et Nagasaki), le harcèlement à l’école, le culte de l’apparence, la pauvreté galopante et la mainmise des puissants et du sacro-saint capitalisme (brillant essai reproduit en fin d’ouvrage) et d’autres références que je vous laisse découvrir.
Vous l’avez compris cette intégrale "Spirale" est une petite perle de noirceur que je vous invite à découvrir au plus vite. C’est sans complexe, extrême et profond. Les amateurs ne doivent pas passer à côté !
"Une si jolie petite guerre" de Marcelino Truong
L’histoire : En 1961, John F. Kennedy devient le 35e président des États-Unis. Décidé à endiguer le communisme en Asie, il lance le Projet Beef-Up, destiné à renforcer l'aide militaire américaine au Sud-Vietnam.
C'est dans ce contexte que Marcelino Truong et sa famille arrivent à Saigon. Sa mère est malouine, son père vietnamien. Directeur de l'agence Vietnam-Press, Truong Buu Khanh fréquente le palais de l'Indépendance où il fait office d'interprète auprès du président Ngô Dinh Diêm, chef d'un régime autoritaire pris dans ses contradictions, entre nationalisme, rejet du passé colonial, influence chrétienne et antimarxisme virulent.
Fasciné par l'armement lourd débarqué des gros porteurs US, par la multiplication des attentats et des coups d'État, Marcelino pose un regard d'enfant sur cette guerre en train de naître qui ressemble à un jeu, une si jolie petite guerre d'une forme inconnue, où l'opinion mondiale prendra toute sa part.
La critique de Mr K : Très belle découverte que ce roman graphique emprunté à la médiathèque du coin. Avec Une si jolie petite guerre de Marcelino Truong, on plonge dans les souvenirs familiaux de l’auteur et on découvre une période de la guerre du Vietnam à travers les yeux de l’enfant qu’il était. C’est frais et passionnant, l’ouvrage se dévore littéralement.
Marcelino est le troisième enfant d’un couple mixte, son papa est vietnamien et sa maman française. Le paternel est traducteur pour la diplomatie vietnamienne et est en poste à Washington DC quand son président le mute au pays en pleine insurrection communiste. Voilà la petite famille qui débarque à Saïgon et découvre un pays en plein chamboulement. Le nord communiste d’Ho Chi Minh, le sud libéral sous la coupe du président Diem conseillé en sous-main par les américains.
Chacun dans la cellule familial réagit à sa façon. Les enfants ne comprennent pas vraiment ce qui se passe, leur innocence et leur insouciance les protège d’un certain nombre de réalités terribles mais au fil des événements se déroulant entre 1961 et 1963 (quand le conflit se durcit), ils vont peu à peu prendre conscience des choses. Le père lui reste stoïque, calme. Il ne croit pas en l’escalade, il garde un sang-froid à toute épreuve même s’il s’inquiète beaucoup pour Yvette, sa femme. Maniaco-dépressive, le pays et les affres qu’il traverse la touche fortement, elle ne supporte plus grand chose et les crises se succèdent. Le ménage tient mais c’est rude et les enfants le ressentent. L’équilibre instable est très bien rendu, tout en subtilité et l’on s’attache très vite à eux.
Les scénettes familiales alternent avec des points historiques très bien imbriqués. Ils sont nombreux mais pas du tout rébarbatifs. Loin des poncifs et de la propagande occidentale ou orientale, c’est mesuré, attaché aux faits et donne à voir les méandres méconnus des mécanismes en jeu. L'influence des deux grands sur les deux partis en présence, les destructions et les morts inutiles, les armes terrifiantes employées (le fameux agent orange), le ressenti des populations, les bouleversements quotidiens et les différentes phases du conflit nous sont relatés de manière claire et historiquement imparables.
Les émotions sont nombreuses, variées et assez puissantes. On a la boule au ventre par moment, on rit aussi parfois face aux réactions des gamins et à cette nostalgie qui imprègne tendrement ces pages. En sous-texte, c’est aussi une belle réflexion sur l’idéal qu’il soit communiste ou catholique avec son lot d’espoirs et de désillusions... Vraiment cette œuvre est d’une profondeur incroyable et l’on tourne les pages sans s’en rendre compte avec un crayonné simple et cependant très évocateur. Un ouvrage qui dans son genre s’impose comme une belle référence. Laissez-vous tenter !
"Transperceneige" Intégrale de Lob, Rochette et Legrand
L’histoire : Un jour, la bombe a fini par éclater. Et toute la Terre s'est brutalement retrouvée plongée dans un éternel hiver gelé, hostile à toute forme de vie. Toute ? Pas tout à fait. Miraculeusement, une toute petite portion d'humanité a trouvé refuge in extremis dans un train révolutionnaire, le Transperceneige, mu par une fantastique machine à mouvement perpétuel que les miraculés de la catastrophe ont vite surnommé Sainte Loco.
Mais à bord du convoi, désormais dépositaire de l'ultime échantillon de l'espèce humaine sur cette planète morte, il a vite fallu apprendre à survivre. Et les hommes, comme de bien entendu, n'ont rien eu de plus pressé que d'y reproduire les bons vieux mécanismes de la stratification sociale, de l'oppression politique et du mensonge religieux...
La critique de Mr K: Chronique d’une œuvre culte de BD de science-fiction aujourd’hui avec Transperceneige de la triplette d’auteurs Lob, Rochette et Legrand. Depuis le temps que je souhaitais la lire, un séjour en médiathèque m’a donné l’occasion de pouvoir enfin découvrir cet ouvrage qui m’a beaucoup plu et qui propose une vision du futur effroyable mais totalement crédible dans les rapports sociaux qu’elle évoque.
Ça a fini par arriver, les hommes ont définitivement détraqué le climat. Après une énième guerre, il règne désormais un froid polaire sur Terre. Vous sortez et vous êtes congelé sur place en quelques minutes ! Très peu d’humains ont survécu et ceux qui l’on pu se sont réfugiés dans le Transperceneige, un train qui semble sans fin et avance inlassablement via une technologie avancée mystérieuse. Dans ce monde clos, les humains ont reproduit la hiérarchie sociale, une organisation injuste qui voit les plus pauvres entassés dans les derniers wagons, survivants comme ils peuvent dans des conditions déplorables et les détenteurs du pouvoir occuper des wagons plus avancés, proche de la Sainte Loco, vivant dans le luxe et la débauche. L’histoire démarre quand Proloff, un homme du peuple miséreux réussit à pénétrer sur le territoire des nantis et commence à remonter les wagons un par un. Tout pourrait bien basculer...
On rentre donc dans le vif du sujet très tôt et la révolte gronde. Notre héros a des raisons d’être en colère. Peu à peu, on découvre la réalité qu’il a vécu, les combats perdus et l’iniquité de la société du Transperceneige au fil de son avancée, des rencontres qu’il peut faire. Luttes de pouvoir, manipulation des masses, exploitation, tout est révélé avec parcimonie lors de ce trajet initiatique qui aborde nombre de vicissitudes humaines. Tout est ici accentué, polarisé par l’unité de lieu et donne une force incroyable au récit initial. Proloff est très attachant, entre détermination forte et un certain détachement par moment, dépassé par une réalité qu’il soupçonnait sans vraiment pouvoir se la représenter fidèlement. Quand il va en prendre conscience, cela le mènera vers une fin étrange et logique à la fois.
Les deux autres parties forment un diptyque et je dois avouer qu’au départ l’enthousiasme a été douché. J’ai trouvé le tome deux un peu surfait, on reproduisait plus ou moins les mêmes choses que dans le récit original, heureusement sa fin et le troisième tome redécollent, proposant une belle virée paranoïaque dans un train en roue libre où les obsessions et les désirs de chacun en matière de détention de pouvoir foutent un souk pas possible, accélérant le rythme et proposant un récit très prenant. L’ultime planche sombre au possible est un modèle du genre et fait résonner longtemps la vacuité de certains espoirs poursuivis par les protagonistes.
L’aspect esthétique est superbe surtout celui du premier tome, les traits du premier dessinateur m’ont davantage séduit même si celui qui reprend les rênes ensuite n’est pas manchot non plus. Le noir et blanc fait remarquablement écho au sujet et renforce l’emprise de la trame sur le cerveau du lecteur. Difficile de lâcher prise dans ces conditions et même si j’ai connu un léger flottement, au final l’expérience fut vraiment très agréable. Je ne peux que vous conseiller de la tenter à votre tour.
"L'Homme bouc" de Corbeyran et Aurélien Morinière
L’histoire : Lorsqu'on lui signale la disparition d'une adolescente au cœur de la forêt limousine, l'enquêtrice Gaëlle Demeter affronte une étrange réalité où se mêlent traditions et superstitions.
Face à l'inconnu, elle fait appel à son amie, Blanche.
Blanche est chamane. Elle connaît certains chemins qui mènent aux replis du monde...
La critique de Mr K : Chronique d’un ouvrage emprunté à la médiathèque du secteur aujourd’hui avec L’Homme bouc de Corbeyran et Aurélien Morinière. Je n’avais aucune idée préconçue sur ce titre, je l’ai juste sélectionné car la quatrième de couverture m’a diablement tenté -sic- et que je ne lis quasiment que des one shot, ne courant guère derrière les cycles interminables en bande-dessinée. Ce fut une lecture très agréable.
On entre de suite dans le vif du sujet dès les premières planches avec la visite de l’enquêtrice de gendarmerie Gaëlle Demeter auprès de la mère d’une jeune femme disparue en forêt limousine. Jeune fille sans reproches, interne en médecine, elle n’est jamais revenue de sa balade avec le chien de la maisonnée. Pas d’indices, une vague description d’un véhicule garé à proximité vu par le boucher du coin en tournée... l’enquête piétine et la gendarme fait appel à une amie chamane du cru (Blanche) suite à la découverte dans la chambre de la disparue d’une espèce de Dreamcatcher étrange.
Les choses vont se précipiter avec la découverte du cadavre décapité et éviscéré du chien cloué sur la porte d’une grange et des visions de Blanche qui laissent penser qu’il y a quelques maléfices à l’œuvre, que cette disparition s'inscrit dans un cycle de disparitions qui pourrait être le fait du Malin. Les inspecteurs vont devoir pour autant garder la tête froide et s’en tenir aux faits, la jeune disparue peut sans doute encore être sauvée.
L’histoire se déroule donc comme un bon roman policier. On reste collé aux basques de Gaëlle, de son coéquipier et de Blanche. Les auteurs ne cherchent donc pas à faire dans le spectaculaire et le hardboiled. Enquête de proximité, discussions à bâtons rompus, recherches d’indices souvent infructueuses, interrogatoires, fausses pistes et hypothèses à géométrie variable s’enchaînent avec plaisir. Le rythme est lent, les choses sont posées petit à petit sans précipitation et la pression monte donc très crescendo. On se prend au jeu et l’on joue à essayer de deviner le pourquoi du comment.
Avec le personnage de Blanche, les auteurs rajoutent une touche rock and roll (son look, les groupes qu’elle écoute, son caractère) et de fantastique. Férue de superstitions, de croyances païennes et en connexion avec des forces qui dépassent le commun des mortels, elle va aider Gaëlle dans son enquête grâce à ses découvertes et visions qui vont éclairer quelque peu cette affaire nébuleuse qui semble échapper à tout le monde. Qui est ce mystérieux homme bouc qui rode dans les parages, que seule Blanche peut voir et qui semble mêler à la disparition ?
Les personnages sont relativement bien croqués surtout d’ailleurs les personnages secondaires comme cette mère inconsolable qui a littéralement sombré, cette femme prostrée réapparue de nulle part qui ne communique que par le dessin. Les personnages principaux font le job même si on n’échappe pas à certains clichés et quelques artifices scénaristiques lus et relus. L’ensemble fonctionne quand-même très bien, l’alchimie est là, la lecture addictive.
De plus, l’œuvre est de toute beauté, les dessins en noir et blanc rajoutent à l’ambiance glauque et étrange qui se dégage de l’ensemble. Tantôt ultra-réaliste, parfois plus irréel comme les passages en forêt, l’esthétique sert très bien le propos et renforce l’accroche du lecteur. Le dénouement quoiqu’un peu abrupt tient ses promesses et l’on a nos réponses dont on avait deviné la teneur quelques temps auparavant cependant. Une bonne lecture donc, pas exceptionnelle mais très plaisante qui ravira les amateurs de récit policier et de fantastique léger.
"La Remplaçante" de Sophie Adriansen et Mathou
L'histoire : Marketa et Clovis, amoureux fous, attendent un bébé. Mais l'accouchement signe la fin du conte de fées. La naissance de Zoé ne s'est pas passée comme Marketa l'imaginait, et l'instinct maternel tarde à se manifester. Tandis qu'elle ne reconnaît plus son corps, Marketa se sent perdre pied face à ce bébé si vulnérable dont elle a désormais la responsabilité. Réussira-t-elle à se sentir mère ? A aimer son bébé ? A cesser de penser qu'une remplaçante ferait mieux qu'elle ?
La critique Nelfesque : J'ai découvert "La Remplaçante" lors de sa sortie en librairie, il y a 1 an et demi. Tout comme pour "Nouvelle mère" de Cécile Doherty-Bigara, dont j'ai mis en ligne la chronique il y a quelques jours, je souhaite laisser ici une trace de cette lecture éprouvante mais également salvatrice et originale de par son traitement. (A l'époque, on en a parlé surtout sur mon IG).
On parle de plus en plus de la difficulté maternelle et c'est une bonne chose tant c'est un état qui peut plonger les personnes concernées dans un état de détresse profonde. Ce roman graphique de Sophie Adriansen et Mathou est le fruit d'une étroite collaboration et rend bien compte de toute l'ambivalence que l'on peut ressentir à la naissance d'un enfant. Je l'attendais avec beaucoup d'impatience et l'appréhendais à la fois. Un sujet difficile mais dont il faut parler encore et toujours pour le bien-être mental de toutes.
Forcément, cet ouvrage me parle... J'ai fait une DPP qui m'a collé au train longtemps, très longtemps, trop longtemps. Aujourd'hui encore, je suis fragile sur certains points et ça ne changera peut-être jamais. J'ai accouché en février 2020 et contexte covid mis à part et problèmes familiaux qui rajoutent de la difficulté sur la difficulté, j'ai retrouvé ici bien des problématiques auxquelles j'ai été confrontée moi-même. Accouchement difficile ou traumatisant, mise en place de l'allaitement douloureux, impression d'être à côté de ses pompes, étrangère à soi-même et en décalage total avec son entourage : voici autant d'épreuves qui nous sont livrées ici et qui permettront à certains de comprendre ce qui se joue à ce moment là pour une jeune maman.
Ce témoignage est un témoignage de plus, touchant et libérateur. Ce n'est pas un copier-coller de ma propre histoire, ni de celle de quiconque puisque la maternité est propre à chacune, les accouchements sont tous différents également et je m'attendais à être beaucoup plus émue que cela car ce sujet est très sensible pour moi. Ce ne fut pas le cas, même si j'ai eu les yeux humides à l'évocation de certains points, ce que je prends comme une étape franchie sur le chemin de ma maternité. Pour les autres, c'est un ouvrage à lire pour comprendre, pour aider mieux, aider différemment, ne pas juger. Il faut parfois du temps pour se rencontrer, la bienveillance est indispensable. Un jour les nuages se dissipent et c'est beau.
Le format BD est très intéressant car il permet à ceux qui ne seraient pas allés vers un ouvrage écrit pur (roman, essai, témoignage...) de jeter un œil sur cette problématique, s'y intéresser d'une façon plus ludique et je l'espère se montrer plus bienveillants ensuite. J'aime ce choix qui rend ce sujet si important accessible à tous. Mathou aux pinceaux sait à merveille faire passer les émotions de Marketa et nous rendre ce début d'aventure familiale vivante. Quant à Sophie Adriansen, c'est un sujet qu'elle connaît bien, pour avoir vécu elle-même la difficulté maternelle, et elle sait une fois de plus décrire comme personne toute la complexité des femmes en nous montrant à la fois que nous sommes toutes dans le même bateau. Merci à elles deux pour cette prise de parole salvatrice. On voit de plus en plus d'échanges sur ce sujet et ça fait du bien.
On ne peut pas imaginer l'ampleur de cette souffrance éprouvée tant qu'on ne la pas vécu soi-même. "La Remplaçante" est un ouvrage qui éclaire, touche profondément et force l'empathie. C'est aussi un excellent rappel lorsque plus tard tout semble aller sur des roulettes. C'est pas plus mal de revenir à la source, histoire de... Comme un grand "Bravo ma fille, tu es sortie de ça !" Un ouvrage à lire donc quelque soit sa place dans une maternité, quelque soit son état psychique. Il questionne et apaise de façon intelligente et accessible. Un grand OUI !