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Le Capharnaüm Éclairé
15 mai 2023

"Crèvecœur" d'Emilio Sciarrino

crevecoeur

L’histoire : A 17 ans, Elise Maldue quitte son village de Crèvecœur, en Picardie. Parviendra-t-elle à laisser derrière elle l'horizon trop étroit, la langueur des soirées trop longues, la perspective d'une vie déjà écrite ? Peut-on jamais se réinventer ?

La critique de Mr K : Retour aujourd'hui sur ma lecture enthousiaste du roman Crèvecœur d'Emilio Sciarrino, lu en un temps record et avec un plaisir renouvelé. Au cœur de l'intrigue l'idée de déterminisme social, Élise issue d'une classe populaire va-t-elle pouvoir dépasser sa condition et gravir les échelons de la société ? L'auteur nous propose de suivre son parcours depuis la fin du lycée jusqu'à l'âge mûr. Avec un tel pitch, on pense de suite à du Zola ou du Balzac, Emilio Sciarrino marche dans leurs pas. La trajectoire décrite est vraiment passionnante et livre des vérités pas forcément très agréables sur la France d'aujourd'hui.

Élise est donc issue d'un milieu pauvre. Un père ouvrier, une mère femme de ménage, elle est fille unique. Le quotidien n'est pas très gai, on vit chichement, on compte ses sous et les perspectives ne sont pas réjouissantes pour la jeune fille que les parents voudraient mettre au travail au plus vite. Rajoutez là-dessus l'alcoolisme du Père qui a la main lourde sur la mère, elle-même cassante et castratrice envers sa fille... non, Élise ne part pas gagnante dans la vie et pourtant elle nourrit de l'ambition. Celle de quitter Crèvecœur, son village natal, et de réussir.

Cela commencera par une prépa après avoir brillamment réussi son bac. Les débuts sont difficiles, le niveau est haut, ses parents ne l'appuient pas dans son choix. Pourtant elle s'accroche, elle travaille énormément et finit par décrocher une place dans une école de commerce très prestigieuse. Durant ces différentes phases, elle fera des rencontres essentielles, se fera une meilleure amie, connaîtra des premières expériences parfois très douloureuses et croisera les hommes qui compteront dans sa vie. Finalement rien ne se passera comme prévu, comme si un fatum invisible planait sur elle et l'empêchait d'avancer, de réaliser ses rêves entre déconvenues amoureuses, pandémie mondiale et crise identitaire profonde de l'héroïne.

En soi, Élise n'a rien d'extraordinaire. Très commune, c'est le genre de personnage qui ne fait pas de vagues, discret, sans relief apparent. Pour autant cette normalité force l'empathie du lecteur car l'écrivain met en lumière un destin comme il en existe beaucoup. Rien n'est simple pour quiconque en ce bas monde encore plus quand il faut se bagarrer deux fois plus que les fils à papa et autres héritiers bourgeois. Petits boulots esclavagistes, fin de mois difficiles, non soutien de la famille, estime de soi défaillante, rien ne nous est épargné du quotidien difficile d’Élise. Difficile aussi la confrontation avec les autres, de devoir faire sa place dans un milieu très fermé où l'on juge bien souvent sur les apparences et le portefeuille. Et pourtant Élise avance ou du moins elle essaie.

En filigrane le portrait sociétal est assez saisissant, voire parfois écœurant notamment l'aspect patriarcal, la misogynie ambiante et le traitement que l'on réserve aux femmes dans bien des cas. Élise en fera la douloureuse expérience bien souvent entre les soirées de débauche qui finissent très mal, un compagnon étouffant qui l'avilit par son amour physique et sans issue, le rôle qu'on lui réserve dans sa famille. Bien rendu aussi la période du Covid avec les différents confinements, leur impact sur les étudiants, les gens, la société dans son ensemble avec des décisions politiques parfois absurdes et hors sol. On montre à quelle vitesse tout peut changer que ce soit au niveau des amis, du travail, de la famille et comment cette crise mondiale nous a tous impacté d'une manière ou d'une autre, en bien ou en mal d'ailleurs. Pour Élise ce moment fatidique va tout changer et dresser devant elle des murs qui vont changer son destin à jamais.

À travers toutes ces péripéties, Élise est en quête d'elle-même. Voulant sortir de son carcan familial, elle change d'identité selon les phases de sa vie : les études, le travail, la réinvention de soi à la fin. Il faudra pas moins de 200 pages pour qu'elle puisse peut-être entrapercevoir qui elle est vraiment. L'aspect initiatique du roman est très bien ficelé, sans effet de manche gratuit, ici c'est la vie dans ce qu’elle a de plus commun, parfois de routinier. J'ai beaucoup aimé suivre l'histoire d'Elise servie par une langue simple, posée. La distanciation de la narration par l'utilisation de la 3e personne du singulier donne à l'ensemble un aspect quasi documentaire mais non dénué d'émotions fortes. Une très belle lecture donc que je vous encourage à entreprendre à votre tour.

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