Egalement lus et chroniqués du même auteur au Capharnaüm éclairé :
- Disparue
- Sauver sa peau
- La maison d'à côté
- Tu ne m'échapperas pas
- Arrêtez-moi
- Les Morsures du passé
- Le saut de l'ange
- Derniers adieux
- À même la peau
- Retrouve-moi
- N'avoue jamais
"L'Indélicatesse" d'Erik Martiny
L’histoire : En apparence, la vie de Xavier Bovary est une réussite notoire. Son métier de dermatologue lui permet d'examiner toute une gamme d'épidermes sans que personne ne s'aperçoive de son penchant peu commun pour la peau. La patientèle afflue, son épouse est d'une beauté troublante, ses enfants truculents mordent la vie à pleines dents.
Tout semble donc aller pour le mieux, jusqu'au jour où, pour ses 50 ans, Xavier reçoit un colis notarié pour le moins inattendu. Transmis comme un mauvais gène par son grand-père mort vingt ans auparavant, le scellé dont il devient le propriétaire contient un vieux pistolet chargé.
Pourquoi ce legs ? L'incompréhension de Xavier est totale. La tranquillité de son existence vole en éclats et il se trouve renvoyé à ses contradictions les plus profondes. Alors, sans vraiment le vouloir, peut-être guidé par le souvenir de son grand-père et sa volonté de chasser l'indélicatesse où qu'elle se trouve, il commet l'irréparable.
La critique de Mr K : Retour sur une lecture sympathique aujourd’hui avec L’Indélicatesse d’Érik Martiny, un roman contemporain qui se lit d’une traite en suivant les souvenirs et la confession d’un personnage peu commun. On navigue constamment entre le comique de situation et le tragique, et malgré quelques longueur en cours de route, le final vaut le détour.
Sur le papier, la vie de Xavier est parfaite: il a une bonne situation professionnelle, il palpe bien niveau émoluments et il est passionné par son métier de dermatologue, peut-être même un peu trop... Il est marié à une femme superbe qu’il aime comme au premier jour et ils ont des enfants heureux et adorables. Ils vivent dans une très belle propriété dans le sud-est. Le jour de ses cinquante ans, il reçoit un message d’un notaire qui lui remet quelques jours plus tard une mystérieuse boîte, leg de son grand-père disparu depuis longtemps mais qui voulait qu’il hérite d’un objet tout particulier pour ce jour précis : un revolver. Xavier nous prévient dès le début du roman qu’il a fait quelque chose d’épouvantable et il écrit à ses enfants pour leur avouer l’indicible.
Il commence à leur décrire son existence à l’aube de ses cinquante ans, un âge clef chez tous les hommes de la famille. Il égraine les souvenirs qui sont attachés à ce passage de cap chez son père, son grand-père et son oncle comme s’il y avait une espèce d’épée de Damoclès au dessus de sa tête, une explication à donner sur la suite des événements. Et le fait est qu’il va se passer quelque chose ! Ces flash-back farfelus parfois sont lourds de sens et vont ramener le narrateur à sa vie actuelle et notamment son aspect routinier que ce soit à la maison ou à son cabinet. On lit notamment avec délice toute une galerie de descriptions de patients, tous plus étranges les uns que les autres, que leur praticien décortique par le truchement de ses examens. La peau est en effet le reflet de l’âme de son propriétaire. Cela donne des pages de hautes volées où l’on rit beaucoup.
Avant d’arriver à sa révélation, Xavier multiplie les détours, c’est amusant mais on s’y perd un peu en milieu d’ouvrage, on se demande bien s’il va finir par accoucher et je devenais septique quant à l’avis que je me construisais sur l’ouvrage tant cela ressemblait à du remplissage, à une diarrhée écrite sans réel rapport avec l’acte à avouer. Fort heureusement, l’auteur recadre à son sujet au bout d’une trentaine de pages et finit par se déchaîner avec enfin la petite goutte qui a fait déborder le vase. On se doutait depuis le début que l’irruption de l’arme à feu allait modifier la donne. Rajoutez une once de jalousie, le manque d’estime de soi, une part de hasard et de malchance et vous obtenez un bon drame.
L'Indélicatesse est une bonne lecture donc avec des émotions variées, une écriture très accessible et une surprise finale qui vient nous cueillir comme il faut.
"Anna Thalberg" d'Eduardo Sangarcia
L’histoire : Un après-midi, alors qu’elle attise le feu dans la cheminée de sa chaumière, la jeune Anna Thalberg aux yeux de miel est enlevée par des hommes brutaux et amenée à la prison de Wurtzbourg, où on l’accuse de sorcellerie. Isolée et torturée pendant des jours, elle tient tête au cruel examinateur Melchior Vogel tandis que Klaus, le mari d’Anna, et le père Friedrich, curé de son village, tentent tout ce qui est en leur pouvoir pour lui éviter les flammes du bûcher. Petit à petit, le visage du Diable se révèle être celui du Dieu des hommes, et la sorcière un nouveau Christ.
La critique de Mr K : L’année littéraire 2023 commence fort bien avec cet ouvrage paru aux éditions La Peuplade début janvier. Anna Thalberg d’Eduardo Sangarcia est un premier roman d’une force incroyable, un souffle porté par une écriture hors norme.
Anna est arrêtée chez elle sans préavis alors que son journalier de mari est aux champs. Elle est emmenée à la prison de Wurtzbourg pour y être "interrogée". Dénoncée par une voisine jalouse et superstitieuse, Anna est accusée de sorcellerie malgré sa grande piété et son caractère doux. Mais sa chevelure de feu et ses yeux couleur de miel attisent les vicissitudes d’une communauté obscurantiste prompte à désigner un bouc émissaire pour expliquer tous les malheurs qui peuvent s’abattre sur elle.
Seule face au terrible Vogel et son bras armé, Anna va résister autant qu’elle peut. Elle ne veut pas avouer ce qu’elle n’a jamais fait, elle ne commerce pas avec le démon, elle vit simplement sa vie de femme et cela en dérange plus d’un. Dès le départ, on sait que personne ne ressort indemne de cette tour, que la condamnation est déjà prononcée mais qu’importe, on a envie d’y croire, on accompagne Anna sur son chemin de croix (le vrai Christ c’est elle au final). On suit en parallèle son mari désespéré qui tente tout pour la sauver mais qui se heurte aux portes closes, aux mauvaises volontés et au cloisonnement de la société de l’époque. Même le bon prêtre du village, Friedrich, fera son possible pour tenter d’éviter le bûcher à la jeune femme mais malgré son statut et sa verve, rien n’y fera.
Car Anna est rousse, car Anna est une femme qui a perdu des bébés avant terme, parce qu’Anna est douce et aimante, parce qu’Anna est passée par ici ou a rendu tel service... Anna est une sorcière et doit mourir. Les pseudos témoignages à charge s’accumulent et je peux vous dire qu’on a les tripes qui se tordent dans tous les sens durant toute cette lecture qui est d’une rare puissance addictive. L’évocation de l’époque, de la toute puissance du clergé protestant, des injustices sociales à commencer celles faites aux femmes donnent envie de hurler. La chasse aux sorcières se répand comme un incendie que rien ne semble rassasier, on pense au feu des enfers qui finalement est sur Terre et non dans les profondeurs réservés aux pécheurs. L’Enfer c’est les autres plus que jamais dans ce roman et la pureté est ici en Anna, figure forte et fragile à la fois, profondément humaine et sans haine aucune. Par son abnégation, elle nous montre le chemin à suivre. Un sacrifice terrible mais aussi un acte de foi profond.
L’auteur distille tout cela avec maestria, son écriture est unique. Chaque chapitre n’est constitué que d’une phrase, de propositions qui se répondent, s’interpénètrent, avec un retour à la ligne quand on change de point de vue ou de protagoniste, des dialogues posés comme des blocs indépendants de la narration, des strophes poétiques ouvertes sur les pensées intimes des personnages, l’absence de majuscules et de point accentuant l’immersion et déroutant le lecteur pour son plus grand plaisir. Les procédés utilisés bien que nébuleux n’égarent pas le lecteur, l’emmènent exactement là où l’écrivain veut le mener, vers un final haut en couleurs et un bonheur de lecture gravé au fer rouge.
Quelle lecture vraiment ! Quelle expérience ! Je pourrais en parler des heures, j’aurais envie d’en parler des heures tant elle m’a happé, marqué et passionné. Vous l’avez compris c’est un grand et gros coup de cœur. À découvrir absolument !
"La Bête" de Chabouté
L’histoire : Dans un petit village perdu au fin fond des montagnes, des loups ont été réintroduits depuis peu. Or, un habitant vient d'être retrouvé, affreusement mutilé. Les villageois accusent bien évidemment les loups.
L'inspecteur Tarpon, dépêché sur place malgré la neige qui risque de bloquer le col, mène l'enquête avec désinvolture et s'apprête à vite classer l'affaire. Seulement, voilà... La neige n'est pas d'accord, et notre bonhomme se retrouve coincé, avec le choix de s'ennuyer ou d’enquêter. D'autant plus qu'un deuxième meurtre se produit.
Étrangement, la victime n'a pas été tuée par des dents, mais par des griffes. Des griffes de 20cm...
La critique de Mr K : Quel plaisir de retrouver Chabouté, un auteur de BD que j’aime tout particulièrement et qui cumule régulièrement les casquettes de scénariste et de dessinateur ! La Bête dont je vais vous parler aujourd’hui fait partie d’un lot de bandes dessinées que Nelfe avait raflé lors d’un désherbage de médiathèque proche de chez nous. Quelle trouvaille ! Bon, en même temps avec cet auteur on ne prend pas trop de risque... mais cette enquête dans un village perdu au milieu de la montagne est prenante de bout en bout et propose des planches de toute beauté.
Une nuit, un homme court seul dans la neige au milieu de la forêt. Il est suivi, il a peur. Il finira raide mort et son cadavre affreusement mutilé est retrouvé le lendemain. Quelques jours plus tard, débarque au village un homme taciturne qui se révèle être un inspecteur chargé de découvrir le coupable de cet homicide peu commun. Très vite un deuxième meurtre est commis et notre héros est confronté aux superstitions, aux non dits et aux frustrations des uns et des autres. Au fil de ses interrogatoires et rencontres, il va commencer à réveiller de vieux démons et faire ressurgir des événements que l’on pensait définitivement cachés.
Cette BD qu’on peut qualifier de policière sans rougir est plutôt classique dans son contenu. Mise à part la révélation finale qui est finalement surprenante, on nage dans des eaux connues. On retrouve ainsi un flic cinquantenaire à qui on ne la fait plus et dont les illusions ont depuis longtemps disparues sur la nature humaine et sur le maintien de l’ordre. On s’attache à lui immédiatement cependant car on devine derrière ces fêlures, un homme intègre, blessé, en quête de soulagement. Très pro malgré son envie irrépressible de partir en classant l’affaire, il ne laisse rien passer et révélera tout son talent dans le dernier acte.
L’immersion est totale dans cette petite communauté isolée où la population revêche ne donne pas envie de s’éterniser. Entre le poivrot du coin qui délire dès le matin derrière le zinc, le bûcheron au regard flippant, les habitués de l’auberge tous armés jusqu’aux dents, on se demande bien ce qu’on est venu faire dans cette galère ! Seule petite éclaircie, Sarah, une artiste peintre reconnue venue s’installer dans le secteur pour être tranquille. Très vite, au fil de l’accumulation de victimes, la peur se distille dans les esprits et les premiers boucs émissaires désignés sont les loups que les écolos ont réintroduits il y a peu dans le secteur. La paranoïa est de mise, l’ambiance hostile et lourde, on organise des battues mais les blessures ne correspondent pas à une attaque animale, les esprits continuent alors à battre la campagne.
L’ambiance polar est à couper au couteau, les personnages bien décalés, sauvages même, l’isolement parachève l’ensemble et offre une immersion bien frappée et saisissante. Le tout est magnifié par le graphisme si particulier à Chabouté, un noir et blanc splendide, en adéquation totale avec le sujet traité. Le jeu des ombres et des lumières, les personnages, la dynamique du récit, les répliques qui tuent (on aligne les punchlines notamment avec le flic) nous offrent un plaisir de lire total et durable. Franchement un très bon crû que je vous invite à découvrir au plus vite !
Déjà lus et chroniqués du même auteur au Capharnaüm éclairé :
- Terre-neuvas
- Construire un feu
- Yellow cab
"Au premier regard" de Lisa Gardner
L’histoire : L'agent du FBI Kimberly Quincy, le commandant D. D. Warren et Flora Dane, les trois héroïnes de Lisa Gardner de nouveau réunies.
Macabre découverte dans un petite ville de Géorgie. Les restes d'un corps humain, puis bientôt un charnier, révélés au grand jour... Est-ce le testament de Jacob Ness, le tueur en série qui a défrayé la chronique pendant des années avant d'être abattu ? Ou l’œuvre d'un complice ?
Aux côtés de la courageuse Flora Dane, survivante de Jacob Ness devenue justicière, les enquêtrices vont unir leurs forces dans une affaire sans précédent, dont une jeune fille, témoin impuissante de l'horreur, détient la vérité. Mais comment la protéger ?
La critique de Mr K : Qui dit mois de janvier dit sortie d’un nouveau thriller de Lisa Gardner, une auteure que j’adore et qui ne me déçoit jamais dans le domaine du suspense bien dosé et du page-turner addictif. Au Premier regard ne déroge pas à cela, c’est un très bon cru avec les trois enquêtrices de choc de l’auteure qui pour l’occasion les réunit autour d’une enquête qui révélera les pires vicissitudes humaines.
Un couple de randonneurs tombe nez à nez avec des ossements humains dans un trou paumé, une localité touristique de Géorgie dans une vallée forestière. Très vite, on retrouve une partie du squelette et une enquête du FBI conduite par Kimberly Quincy est dépêchée sur place. Comme on y trouve certaines similitudes avec les meurtres commis par le terrible Jacob Ness (voir les volumes précédents), D.D. Warren est aussi de la partie ainsi que Flora ex-victime de Ness devenue chasseuse de prédateurs. L’enquête va très vite s’emballer avec la découverte d’autres corps datant de plusieurs décennies, des cadavres plus frais vont aussi venir s’accumuler avec un déchaînement de violence qui va réveiller les vieux démons de cette ville à priori sans histoire.
Une fois de plus, je me suis fait embarqué dès les premiers chapitres. Lisa Gardner a le don de décrire avec concision ses personnages et situations, de distiller un intérêt à chaque scène qu’elle écrit et de créer l’attente. Le roman débute sur un chapitre écrit en italique où une petite latino nous raconte le meurtre atroce de sa mère tuée par un mystérieux méchant comme elle l'appelle. Lors de l’exécution, la balle la touche à la tempe la rendant muette et infirme. Qui est-elle ? Quel rôle joue-t-elle dans la trame générale ? C’est le fil rouge de la première partie du roman qui, une fois coupé, va libérer le récit et le rendre encore plus débridé avec des événements qui vont se précipiter et laisser le lecteur KO.
S’entremêlent à cette ligne directrice des chapitres mettant en scène les trois autres grandes protagonistes citées plus haut et c’est un vrai plaisir de les retrouver. C’est comme une espèce de réunion de famille où l’on retrouve des personnes que l’on n’a pas vu depuis trop longtemps. On prend des nouvelles, on en apprend de belles sur l’évolution de chacune notamment leur vie familiale, les affres qui l’accompagne et pour Flora la toujours difficile reconstruction. Clairement, il y a quelques longueurs, des redites qui sont là essentiellement pour les lectrices et lecteurs qui prendraient le chemin en route mais rien de rédhibitoire pour le fan que je suis. Ces trois là sont vraiment charismatiques avec pour ma part une préférence pour D.D. au caractère tempétueux à souhait mais qui s’est assagie après sa maternité. L’aspect féministe est ici indéniable, sans en faire trop, des clins d’œil réguliers sont faits envers les souffrances et épreuves que peuvent endurer nombre de femmes. Certaines d’entre elles sont aussi d’ailleurs peu recommandables dans le roman, notamment une que je n’ai pas vu venir et qui s’avère être un véritable monstre.
L’enquête en elle-même est bien menée, Lisa Gardner aime nous amener sur des chemins inconnus. Les hypothèses varient beaucoup au fil de la lecture, certaines fausse pistes par contre n’ont pas fonctionné avec moi et j’ai deviné assez vite la nature réelle des terribles événements qui se déroulent là-bas. Cela n’enlève rien à l’accroche durable du roman, sa qualité de page-turner implacable, chaque chapitre conduisant à une dernière phrase qui provoque l’excitation (et il faut attendre deux / trois chapitres pour savoir ce qu’il en est). Le procédé est classique mais d’une efficacité redoutable. Bon, on a affaire à un Lisa Gardner et dans ce domaine, elle assure toujours. Le microcosme des lieux, la paranoïa ambiante qui s’installe, les personnage du crû tantôt rassurants tantôt inquiétants, les esprits qui s’échauffent, les morts inattendues, les punchlines de la mort qui tue... Franchement, on ne s’ennuie jamais, niveau thriller c’est du haut niveau et la machinerie est bien huilée.
Ce fut donc un grand plaisir de lecture une fois de plus, le genre de roman qu'on ne relâche qu'à sa toute fin, le sourire aux lèvres. C’est efficace, très plaisant à lire et on en redemande. Vivement janvier 2024 !
"L'Antre" de Brian Evenson
L’histoire : L'antre, un lieu sous terre où il se réveille. Dehors, l'air est irrespirable. Pourtant, il va devoir sortir. Sa survie semble être à ce prix. Mais qui est-il ? Est-il aussi seul qu'il le pense ? Et d'où lui viennent les souvenirs qui le hantent ? Le terminal qu'il interroge possède peut-être quelques-unes des réponses aux questions qu'il se pose. Mais le terminal a aussi une question à lui poser : qu'entend-il par ce mot de personne ?
La critique de Mr K : Bien étrange et plaisante lecture que celle que je vais vous présenter aujourd’hui... Avec L’Antre de Brian Evenson, on se retrouve face à un véritable OLNI (Objet Livresque Non Identifié). Prenant la forme d’une novella SF de 110 pages, le récit est tour à tour énigmatique, hypnotique et métaphysique. Une expérience hors norme qui se mérite, interroge et finit par éblouir.
Un être solitaire vit terré dans l’Antre, un refuge souterrain qui le protège de l’extérieur, un environnement dont on lui a dit qu’il lui serait mortel s’il osait mettre le nez dehors de manière prolongée. Il n’a pour seule compagnie qu’un terminal sensé répondre à la moindre de ses interrogations et le temps passe inexorablement. À la faveur d’une question anodine, toutes les certitudes vont être bouleversées. Qui est-il vraiment? Humain, IA, alien ou même entité éthérée?
Rédigé sous la forme d’un rapport, l’ouvrage est vraiment nébuleux. Il faut se laisser porter et ne pas chercher à avoir toute les réponses dès le départ. D’ailleurs, même à la toute fin, certains aspects restent en suspens, à chacun de compléter les vides selon son ressenti. Rien de frustrant pour autant car ce roman s’apparente à une quête d’identité, une recherche de ce que l’on est vraiment, comment on se définit comme être humain.
Difficile d'en dire plus sans vraiment dévoiler le contenu. On passe la plupart du temps dans cette fameuse antre puis, à un moment, il y a une sortie durant laquelle le narrateur va faire une rencontre changeant sa perspective. Il va se confronter à autrui alors que lui-même semble avoir presque toujours vécu seul. Il fait référence à une mystérieuse lignée qui se transmet un flambeau, une mission dont on ne discerne pas vraiment les contours. Tout ce qu’il sait c’est que la moindre sortie pourrait lui être fatale...
Cet autre survivant va l’amener à réfléchir différemment et surtout à se considérer lui-même sous un autre angle. L’échange final dans ce domaine est assez stupéfiante (même drôle à un moment, vous comprendrez quand vous y serez), posant les bases d’une nouvelle logique, d’un changement de paradigme qu’on ne voyait pas forcément venir.
Il y a très peu de descriptions au final, notamment sur l’apocalypse et ses conséquences. Brian Evenson ne plante pas vraiment le décor, l’essentiel résidant dans les observations et questionnements intérieurs de son protagoniste principal. La dramaturgie est ici avant tout intime ce qui la rend quasi métaphysique et amène le lecteur à se poser beaucoup de questions. Le procédé est je l’avoue désarçonnant et risque d’ailleurs de se heurter à l’incompréhension de certains.
Me concernant, j’ai vraiment beaucoup aimé ce récit atypique, cette langue épurée d’une portée incroyable et cette couverture sublime. Un étrange livre au charme inouï que j’invite les plus curieux d’entre vous à se procurer et à lire. Il y a je pense ensuite matière à échanger et à s'interroger ensemble.
"Walking dead" intégrale de Kirkman, Adlard, Gaudiano et Rathburn
L’histoire : Rick est policier et sort du coma pour découvrir avec horreur un monde où les morts ne meurent plus.
Mais ils errent à la recherche des derniers humains pour s'en repaître. Il n'a alors plus qu'une idée en tête : retrouver sa femme et son fils, en espérant qu'ils soient rescapés de ce monde devenu fou. Un monde où plus rien ne sera jamais comme avant, et où une seule règle prévaut : survivre à tout prix.
La critique de Mr K : Lire une intégrale de 33 volumes c’est quelque chose ! Ça faisait un bail que je souhaitais découvrir cette saga comics de Kirkman, moi qui avait été déçu par le tournant pris par la série et qui l’avait arrêté en fin de saison 8. Heureusement l’ami Frank est toujours là pour les bons plans BD et il m’a prêté l’ensemble il y a trois mois. Ne voulant pas tomber dans la folie, la mono-manie, j’ai divisé ma lecture en quatre étapes et c’est la veille de mon anniversaire que je terminais cette saga vraiment géniale.
L’apocalypse zombie est là. Rick, un policier lambda se réveille d’un coma suite à une intervention musclée et découvre que le monde qu’il connaissait a définitivement disparu. Il retrouve en fin de premier tome sa femme et son fils. Avec un groupe de personnes rencontrées au fil du hasard, ils tentent par tous les moyens de survivre et de rester humains... mais comme ils vont l’apprendre très vite, les zombies ne sont peut-être pas la menace la plus dangereuse...
Niveau scénario, on est dans du classique du genre, les situations évoquées vous rappellerons sans doute à chaque fois des livres ou des films déjà lus et vus. Mais finalement peu importe, l’essentiel ici réside dans les personnages et les trajectoires qu’ils prennent. Ne vous attachez pas trop à eux, ça défouraille sévère, ça part régulièrement en vrille et en cela le comics est très réaliste car dans un apocalypse zombie on ne peut pas vraiment rester vivant (comme on l’entend au sens classique) très longtemps !
Tous les personnages sont donc très creusés. Rien ne nous est caché de leur passé - même si des fois il faut attendre pas mal de temps avant d’avoir LA révélation qui fracasse tout -, de leurs pensées les plus intimes et de leurs actes. Les frontières du bien et du mal sont régulièrement franchies sans vergogne et l’on ne sait vraiment pas sur quel pied danser avec les protagonistes qui tour à tour étonnent, surprennent, dégoûtent, rendent admiratifs. C’est très souvent thrash, beaucoup plus que dans la série d’ailleurs. On est dans du jusqu’au-boutiste, des choses sont traitées bien plus frontalement, ils se passent des événements impossibles à mettre en images dans une série télé US. Pour autant, on n'est pas dans la surenchère gratuite, tout s’inscrit dans la durée, la métamorphose d’êtres banals en de véritables machines à survivre qui doivent avancer bon gré mal gré, les coups du sort se multipliant, devant cependant tenir debouts.
La dimension psychologique est remarquablement mise en mots et en images. C’est très verbeux diront certains (qu’est-ce qu’ils peuvent se parler les américains, mêmes quand ils se connaissent très peu) mais franchement on ne s’en lasse pas. Cela donne une vraie profondeur aux protagonistes qui sont tout de même confrontés à de sacré horreurs entre zombies amateurs de chair fraîche et humains tarés, obsédés par le pouvoir et le contrôle. On nage dans la noirceur la plus totale et lorsque l’on se dit qu’on a vu / lu le pire, il se passe toujours quelque chose d’autre qui calme encore plus. Le background est très bien ficelé aussi et l’on s’y croirait vraiment.
Scénario et caractérisation des personnages sont bétons. Se rajoutent sur cela de superbes planches qui nous en mettent plein les mirettes entre scènes d’action effrénées, grandes planches descriptives qui scotchent et des personnages très charismatiques. Malgré son caractère complètement barré, ma préférence va vraiment vers Negan, un perso effrayant et attirant à la fois qui dans le comics me paraît encore mieux traité que dans la série (même si je suis fan de l’acteur). J’aime beaucoup Rick aussi, bien plus borderline que dans la série. Mais en fait, il y en a tout plein qu’on apprécie et de manière globale je les ai trouvé crédibles et vraiment très bien caractérisés. Ça fait tout drôle de devoir les quitter après le tome 32 (le tome 33 est purement anecdotique à mes yeux, son intérêt est vraiment mince).
Bon vous l’avez compris, cette intégrale est incroyable, prenante comme jamais et les amateurs du genre doivent foncer le lire. Dans le genre, on trouve vraiment difficilement mieux et une fois qu’on a mis le nez dedans, c’est impossible de décrocher. À bon entendeur !
"Mémoires d'un jeune homme dérangé" de Frédéric Beigbeder
La 4ème de couv' : Le roman le plus snob de la rentrée ? N'hésitez pas ce sont les Mémoires d'un jeune homme dérangé, prestement enlevés par un godelureau éthylique, nihiliste et sarcastique.
On pense à Musset, à Poil de Carotte, au poil à gratter.
L'élégance déjantée de son style cache beaucoup d'efforts, et comme un retour à l'esprit des fondateurs Beigbeder est le Morny du nightclubbing.
Paris ressemblera donc à un chapitre de Fitzgerald.
On réédite mon introuvable premier roman ? Zut ! Il va donc cesser d'être culte ?
La critique de Mr K : Histoire de changer de style et surtout de lire quelque chose de plus léger en fin d’année 2022, je portais mon choix sur le premier roman de Frédéric Beigbeder, un auteur que j’apprécie et que je n’avais plus pratiqué depuis quelques temps déjà. Je suis malheureusement resté sur ma faim après la lecture express (deux heures à tout casser) des Mémoires d’un jeune homme dérangé qui certes détend vigoureusement les zygomatique mais s’avère assez creux au final.
L’auteur nous raconte la jeunesse bien branque (et encore, j’ai lu pire) de Marc Marronnier, un jeune homme bien né navigant dans les hautes sphères et participant à des fêtes dantesques. Ça rigole, ça fout le bazar, ça boit, ça sniffe, ça baise... et un beau jour apparaît Anne, une créature hors-norme, une présence sublime, le cœur du narrateur fond littéralement en la croisant. Il n’aura de cesse d’essayer de la conquérir malgré ses contradictions entre goût pour les excès et volonté de peut-être enfin se poser.
Constitué de chapitres très courts, les pages se tournent toutes seules. La plume est vraiment fun, virevoltante, gorgée de références et l’on rit beaucoup derrière les tournures choisies. Bon, c’est pas forcément très finaud à l’occasion mais ça fait du bien. Certains personnages sont vraiment très bien croqués avec une économie de mots louable et l’auteur aime les faire chavirer, déborder comme en mer agitée sauf qu’ici on se baigne dans le champagne le plus souvent.
Insouciance et connerie abyssale se sont données rendez-vous dans ces lignes. Franchement, on peut s’en lasser au bout d’un moment tant on assiste à une espèce d’énumération de soirées accumulées les unes après les autres. Détestant le milieu bourgeois décrit (qui rappelons-le tient bien souvent sa fortune de l’exploitation des autres) et sa jeunesse dorée qui se croit tout permis, le côté léger a fini par me déranger fortement surtout que la quête de l’amour absolu par le héros ne m’a pas vraiment convaincu. Cela donne de belles pages à l’occasion mais je n’y ai pas vraiment cru même si le personnage d’Anne en lui-même est très attachant.
Au final, une lecture sympathique mais totalement dispensable. L’auteur comme le bon vin s'est bonifié avec l’âge et ses romans suivants sont clairement d’un autre tonneau. À bon entendeur...
"Dans la forêt" de Jean Hegland
L’histoire : Rien n’est plus comme avant : le monde tel qu’on le connaît semble avoir vacillé, plus d’électricité ni d’essence, les trains et les avions ne circulent plus. Des rumeurs courent, les gens fuient. Nell et Eva, dix-sept et dix-huit ans, vivent depuis toujours dans leur maison familiale, au cœur de la forêt. Quand la civilisation s’effondre et que leurs parents disparaissent, elles demeurent seules, bien décidées à survivre. Il leur reste, toujours vivantes, leurs passions de la danse et de la lecture, mais face à l’inconnu, il va falloir apprendre à grandir autrement, à se battre et à faire confiance à la forêt qui les entoure, emplie d’inépuisables richesses.
La critique de Mr K : Sacrée claque que cette lecture de fin d’année 2022 ! Je ne remercierai jamais assez la documentaliste de mon établissement de m’avoir mis cet ouvrage entre les mains pour les vacances de Noël. Dans la forêt de Jean Hegland, on est dans de l’anticipation à échelle humaine, proche de la nature, initiatique et profondément bouleversante. Je vais mettre du temps à m’en remettre.
Nell et Eva vivent donc isolées au milieu de la forêt. Dans la maison familiale, elles ne sont plus que deux, leur mère est décédée d’un cancer depuis déjà un petit bout de temps et le père a succombé à un tragique accident. Entre ces deux funestes événements, le monde s’est effondré. Tout a commencé par des petites coupures d’électricité puis elles se sont généralisées, l’essence s’est raréfiée, la désorganisation s’est installée, les épidémies sont apparues, les morts se sont accumulés... Le récit débute à Noël, Eva a offert un cahier à sa sœur. Nell entreprend alors d’écrire un journal qu’elle partage avec nous, revenant sur les événements marquants d’avant mais aussi le rude quotidien qu’elle partage avec sa sœur, les rumeurs qui courent, les espoirs qu’elles nourrissent.
Ce roman est tout d’abord un magnifique portrait de deux sœurs. Grâce au point de vue adopté du journal, on pénètre vraiment dans leur intimité et leur relation unique. L’une continue de s’entraîner dur pour intégrer peut-être un jour une école de danse classique très réputée (Eva), l’autre lit tout ce qu’elle peut ingurgiter, travaille d’arrache-pied car elle est promise à de brillantes études secondaires à Harvard (Nell). Elles s’accrochent bon gré mal gré à leurs rêves d’avant la catastrophe. Nous ne sommes pas dupes, c’est un pis-aller et le récit peu à peu va fortement éprouver ces espérances.
Le deuil des parents, de leur enfance en quelque sorte, va mettre à mal leur lien pourtant fort, chacune réagissant comme elle peut. Toutes les deux très différentes, elles n’abordent pas le quotidien de la même manière. L’une est plutôt fourmi, l’autre cigale, cela donne des échanges parfois tendus parfois drôles malgré la tragédie qui se joue. Formées à la vie campagnarde, une fois le paternel disparu elles vont devoir entretenir le jardin, faire les bocaux pour l’hiver, s’occuper de la volaille, il en va de leur survie. Mais tout cela ne suffit pas et c’est à la forêt qu’elles vont s’intéresser de près avec une découverte émouvante (et parfois effrayante) du microcosme environnant.
L’une et l’autre vont beaucoup évoluer, parfois dans le même sens parfois en prenant des décisions difficiles, subissant sinon des choses épouvantables. C’est le grand manège des émotions que ce roman qui prend littéralement au tripes. Roman initiatique d’une force incroyable, on suit médusé cette odyssée intime qui va voir Nell et Eva changer irrémédiablement, devenir femme dans un monde en pleine déréliction. La fin lourde de sens est un modèle du genre, une conclusion logique, ouverte et métaphorique qui appelle à la réflexion et à la discussion. À l’heure, où j’écris ces mots, j’y pense encore, c’est dire ! Rarement, en tout cas, j’ai ressenti autant de compassion, d’attachement pour deux personnages au cœur d’une intrigue. On est dans le vrai, le crédible, le touchant, le bouleversant. On a souvent le cœur au bord des lèvres durant cette lecture qui nous laisse bien souvent pantelant et admiratif à la fois.
Dans la forêt propose aussi une très bonne réflexion sur le genre humain, sur son manque d’humilité face à la nature qui se révèle toujours plus forte. Chaque chute de civilisation cependant n’est qu’un prétexte pour l’homme pour rebondir, un fait que l’on vérifie en partie avec la destinée commune de Nell et Eva. Malgré donc un background dramatique, des évocations parfois terrifiantes du monde d’après (le dernier passage en ville, les rumeurs en cours, la réaction des gens, les rôdeurs...), ce roman est plutôt porteur d’espoir avec l’idée notamment d’un retour à la nature, de retrouver l’essentiel, de suivre ses besoins et non les sirènes de nos désirs. Toutes ces questions clefs en cette période trouble sont brillamment emmenées, sans pathos, ni caricature. Chaque récupération d’ancien objet, chaque coup de pioche, coup de scie, réparation de fortune prend une saveur toute particulière dans cet ouvrage qui baigne dans un naturalisme frappant et inspirant. Il y a un côté Robinson Crusoé qui m’a aussi fortement marqué (un de mes livres préférés) et j’ai retrouvé pendant cette lecture des sensations depuis longtemps oubliées.
L’ensemble est servi dans un écrin langagier de toute beauté. Ici, on prend le temps, on contemple, on observe, on décortique le quotidien, les réactions des uns et des autres. La moindre rencontre a son importance et apporte sa pierre à un édifice magnifiquement ciselé. C’est beau, puissant, très sensuel, au plus proche des âmes qui se débattent dans ces pages ensorcelantes, qui captivent et rendent totalement addict le lecteur dès les premières pages. Vous l’avez compris, il s'agit d'une petite merveille, une pièce de choix. Un livre unique, un véritable chef-d’œuvre de beauté et de réflexion.
"Cérémonie" de Leslie Marmon Silko
L’histoire : Tayo, un jeune Indien du Nouveau-Mexique, revient de la Seconde Guerre mondiale en état de choc. Les horreurs de la guerre, celles de sa captivité alors qu'il était prisonnier des Japonais, l'ont traumatisé.
Son retour parmi les siens, sur la réserve des Pueblos de Laguna, ne fait qu'augmenter ce sentiment d'aliénation. Tayo s'interroge sur le véritable sens de son mal : sa quête le ramène au passé de son peuple, aux croyances traditionnelles et aux vieilles légendes.
Elle devient en elle-même un rituel, une cérémonie destinée à le guérir du plus sombre des maux : le désespoir
La critique de Mr K : Quelle bonne idée que cette réédition de Cérémonie de Leslie Marmon Silko parue chez Albin Michel dans la collection de haute qualité Terres d’Amérique ! Datant de 1977 (quelle très belle année que celle-là !), ce titre est considéré comme le premier ouvrage de la "renaissance indienne" en matière littéraire au côté d’auteurs majeurs comme Louise Erdrich que nous aimons beaucoup au Capharnaüm éclairé. Livre sur l’identité, sur l’errance personnelle et la quête de rédemption, ce fut une sacrée révélation qui plus est à cheval sur deux années car cette lecture fut entamée en 2022 et terminée deux jours plus tard en 2023 !
Tayo, un jeune indien rentre de la guerre, de la Seconde Guerre mondiale pour être plus précis, dans le théâtre des opérations du Pacifique où il a connu l’horreur du conflit et la mort d’un être très proche. Il revient donc complètement traumatisé de cette expérience qui l’a profondément marqué dans son esprit. Ébranlé, étranger à lui-même et aux siens, le retour aux sources se révèle très compliqué. Difficultés de réadaptation se mêlent à des questions existentielles sur sa place, le passé de son peuple et son aliénation par les Blancs. Seule une mystérieuse cérémonie ésotérique pourrait le guérir de cette grave dépression, mais peut-on revenir indemne d’une telle expérience ? Quel être nouveau ressortira de tout cela ? Les 400 pages de cet ouvrage vous donnent toutes les réponses avec brio et passion.
On est pris immédiatement d’affection pour Tayo dont on partage l’immense désespoir qui désormais l’habite. Son état est décrit avec une finesse inégalée, une justesse de tous les instants avec un sens profond de la description, une lenteur envoûtante qui nous immerge complètement dans la peau de cet homme brisé. Nous partageons vraiment tous ses états d’âmes, ses douleurs physiques aussi qui y sont liées, ses somatisations qui traduisent un mal-être bouleversant. Tel un zombie, on le suit dans ses virées alcoolisés avec ses connaissances (dont une sacrée crapule) et amis, ses tâches quotidiennes de ranching (dans sa famille, on élève des bovins sur de grandes surfaces terrestres), il chasse aussi à l’occasion. Mais tout cela est vide de sens, il pleure régulièrement et a perdu son chemin.
Entrecoupé de textes poétiques, incantations, histoires et pensées tribales, le roman emprunte une trajectoire initiatique à partir de son deuxième tiers. La rencontre avec un homme-médecine, puis avec une mystérieuse femme vont peu à peu sortir Tayo de sa torpeur, lui faire à nouveau ressentir des sentiments pleins et entiers. C’est le début d’une certaines renaissance qui va cependant s’accompagner de nouvelles tensions au sein de sa communauté. On baigne constamment entre récit intimisme et principes de vie hérités d’un glorieux passé, la culture amérindienne étant millénaire. C’est beau, profond, inspirant même et les histoires orales qui se racontent au coin du feu sont bien plus que des histoires, elles sont une matière éducative édifiante et prégnante. Le tout baigne dans des descriptions tout bonnement magnifiques de la nature environnante dont font intégralement partie les hommes, qui était là avant eux et qui perdurera quand ils disparaîtront.
Il y a beaucoup de mélancolie dans ces pages qui touchent en plein cœur. La tristesse d’un peuple dépossédé de ses terres qu’il aimait tant, la lente disparition des traditions aussi, le métissage des corps et des us qui amènent une aube nouvelle. Tayo en cela est à la croisée des chemins, à la frontière de deux réalités car il est né du fruit d’un amour interracial. Longtemps mis au ban de la société indienne, il doit cependant trouver sa place. Long sera son chemin… Le récit est à la fois puissant et délicat, la langue est merveilleuse, hypnotisante même. Rien n'est linéaire ici, on fait de constants allers-retours entre passé et présent, on s’accroche à ce qu’on peut, on se laisse guider et tout finit par s’éclairer, les trames s’entremêlent et l’on termine dans une certaine forme d’éblouissement dont on se rappelle longtemps après lecture.
Gros coup de cœur que cet ouvrage, un indispensable dans son genre que je vous invite à découvrir à votre tour le plus vite possible. Vous ne serez pas déçus !
"17 piges, récit d'une année en prison" de Bast et Isabelle Dautresme
L’histoire : Ben N'Kante, 17 ans, est au lycée en terminale lorsque deux policiers viennent le chercher pour l'emmener directement à la prison de Fleury-Mérogis où il est incarcéré dans le quartier pour mineurs. Il ne sait alors pas qu'il va y rester toute l'année suivante jusqu'à ses 18 ans. Sa vie bascule alors.
À son arrivée, Ben est un lycéen comme il en existe tant "à l'extérieur". Bon élève, il se rend tous les matins au centre scolaire de la prison avec la ferme intention de réussir son bac. Il se montre coopératif avec le médiateur de la protection judiciaire de la jeunesse et l'administration pénitentiaire.
Il ne faut que quelques mois du régime de détention et la perspective d'une sortie prochaine qui s'éloigne pour que le comportement de Ben se dégrade. Lui, le détenu exemplaire ne va plus en cours ou presque, se bagarre, insulte les surveillants... Lui, le jeune homme si soigné se néglige : la coupe de cheveux, les vêtements, plus rien n'a d'importance ! À quoi bon !
La critique de Mr K : Super bande dessinée que 17 piges, récit d’une année en prison de Bast et Isabelle Dautresme emprunté au CDI de mon établissement juste avant mon départ en vacances. Je vous l’accorde ce n’est pas la lecture la plus joyeuse en période de Noël mais quelle claque ! Le sujet des mineurs en prison n’est pas un des sujets les plus traités et pourtant, il y a matière et moi qui travaille régulièrement en centre pénitentiaire, la thématique m’intéresse au plus haut point. Ici on conjugue destin individuel et balayage très crédible de la vie carcérale dans un ouvrage qui fera date à mes yeux.
Ben, 17 ans, se voit extrait de son lycée par les policiers et conduit directement en prison, à Fleury-Mérogis dans le quartier des mineurs. Pendant la première partie de l’ouvrage, on ne sait pas pourquoi il se retrouve là. Lui clame à qui veut l’entendre qu’il n’a rien fait et il a bon espoir de sortir vite de ce qui se révèle assez vite un enfer. Il joue le jeu, suit les conseils des éducateurs, de son avocat, va en cours pour préparer les épreuves anticipées de Première, mais au bout de quelques mois, on lui annonce que l’affaire se corse et que l’instruction prend une nouvelle tournure plus grave pour lui. Il commence à glisser du mauvais côté, son comportement change, il se renferme sur lui-même, devient agressif, ses 18 ans approchent et il pourrait bien se retrouver dans le grand bain avec les détenus adultes...
Le portrait de Ben est très bien dressé. De suite, on s’attache à lui malgré ses zones d’ombre. Plongé dans un univers interlope, il subit littéralement la situation avec une privation totale de liberté, le bruit omniprésent, les engueulades et les coups de pression entre détenus, les surveillants parfois trop zélés, les fouilles régulières, la bouffe dégueulasse... Tout le révulse mais il tient au départ, persuadé qu’il est innocent et qu’il finira par sortir assez rapidement. Il apprend la débrouille, à filer droit, à cantiner... Malheureusement, ce milieu clos vient toujours à bout des hommes qui y errent, y compris les plus endurcis, les plus volontaires pour se réinsérer. Ses gardes fous vont finir par céder, le glissement est tout d’abord imperceptible, c’est un regard, une réflexion, une attitude de refus puis cela prend des proportions plus graves, le gamin (car c’en est un) va de plus en plus mal...
Autour, on côtoie d’autres personnes très bien croquées elles aussi. Les parents totalement bouleversés et perdus, les éducateurs et profs bien démunis qui travaillent avec des bouts de chandelles et doivent user d’une psychologie sans faille pour relever ces gamins qui se sont perdus en chemin, les surveillants aux conditions de travail difficiles avec son lot de bons professionnels et d’autres qui ne travaillent là que pour l’argent (et c’est le seul poste disponible vu leur cursus scolaire). On croise évidemment d’autres détenus aussi avec son lot de caïds, de propagandistes, de fous aussi, le tout dans une ambiance sombre et surpeuplée. Ça vous saute à la gorge et l’on retrouve vraiment l’ambiance d’une prison comme celle où je travaille. C’est assez bluffant dans son genre.
En sous-texte, le message est sans ambiguïté, la prison démolit ces mineurs et loin de les mener à le rédemption, souvent amplifie leur glissement vers le banditisme voire pire. École de la délinquance, radicalisation, logique de violence mais aussi destruction de l’estime de soi posent les bases d’un dysfonctionnement à venir encore pire que la condamnation première. De fait, l’incarcération des mineurs s’avère être une aberration et un échec, selon les chiffres du Ministère de la Justice donnés en fin d'ouvrage, trois jeunes sur quatre deviendront des délinquants récidivistes : on est bien loin d'une justice qui répare et qui éduque...
Le récit est dense, efficace, très bien documenté. L’esthétique choisit en bichromie colle remarquablement bien au sujet et l’ensemble se lit vite et bien. Il s'agit vraiment d'un excellent ouvrage, à découvrir et à mettre entre toutes les mains.