"Mademoiselle Baudelaire" de Bernard Yslaire
L’histoire : Deux cents ans après sa naissance, Baudelaire continue de marquer les générations et le poète plane sur l'œuvre d'Yslaire depuis les origines. C'est pourtant Jeanne Duval, celle que le poète a le plus aimée et le plus maudite, que le dessinateur a choisie pour revisiter dans ce chef-d'œuvre la matière sulfureuse et autobiographique des Fleurs du mal. De Jeanne, pourtant, on ne sait presque rien, ni son vrai nom, ni sa date de naissance, ni sa date de décès. Aucune lettre signée de sa main ne nous est parvenue. Restent quelques témoignages, des portraits dessinés par Baudelaire lui-même, une photo de Nadar non authentifiée, sans oublier les poèmes qu'elle lui a inspirés. Jeanne, "c'est l'invisible de toute une époque" qui réapparaît dans la résonance féministe de la nôtre. Elle qui était stigmatisée comme mulâtresse, créole et surnommée "Vénus noire" en référence à la "Vénus hottentote", aimante tous les préjugés d'un siècle misogyne et raciste.
La critique de Mr K : Baudelaire occupe vraiment une place particulière dans mon cœur de lecteur. Il est à l’origine avec Hugo de mon engouement pour le XIXème siècle et je me rappelle encore de ma lecture puis de l’étude de son recueil culte Les Fleurs du mal. C’est l’ami Franck une fois de plus qui m’a mis entre les pognes ce recueil graphique qui opte pour un point de vue très différent pour nous raconter le poète et les affres de sa vie. C’est sa maîtresse-muse Jeanne Duval qui va nous le raconter dans ce Mademoiselle Baudelaire d’Yslaire qui se révèle passionnant, magnifique et addictif à souhait. Un pur bonheur de lecture en somme !
Cet ouvrage revient donc longuement sur la passion qui a uni ces deux êtres que tout semblait au départ séparer. Elle est noire et courtisane, il est fils d’aristocrates et écrit des poèmes entre deux trips. Mais le cœur a ses raisons que la raison ignore, Charles tombe profondément amoureux de Jeanne et la réciproque est vraie. Leur relation parfois fusionnelle, parfois déchirante mais toujours très sensuelle permet de mettre en lumière les mécanismes à l’œuvre dans le génie baudelairien et l’inspiration quasi divine que la belle lui a procuré. Ode à la féminité, à la liberté de choix, de posséder et de faire ce que l’on veut de son corps, Jeanne est un personnage très attachant entouré d’un souffle sulfureux et libérateur. Elle a notamment inspiré à Baudelaire ces quelques vers d’une beauté éternelle :
"Viens-tu du ciel profond ou sors-tu de l'abîme,
O beauté ? ton regard, infernal et divin,
Verse confusément le bienfait et le crime,
Et l'on peut pour cela te comparer au vin ?"
Extrait tiré du poème : Hymne à la beauté
L’ouvrage nous éclaire aussi sur d’autres aspects de sa vie. Il avait cette propension à vouloir vivre une vie voluptueuse, luxueuse, entouré d’œuvres d’arts. Malheureusement pour lui, il vivait largement au dessus de ses moyens, constamment endetté (et pourchassé par des huissiers de justice qui n’arrivent pas à lui mettre la main dessus) et ayant dépensé l’héritage de son père. Sans doute, Baudelaire estimait-il que le monde matériel ne méritait pas autant son attention que les chimères qu’il poursuivait. J’ai beaucoup aimé aussi les passages le mettant en scène avec ses relations artistiques, ses amitiés de débauche et leurs discussion à bâtons rompus. Elles rendent compte notamment de la phallocratie en œuvre au XIXème siècle, considérant la femme comme un meuble, une possession. Les dires reproduits ici à propos de Jeanne sont éloquents sur cet état d’esprit, cet injustice institutionnelle et sociale. D’autres détails de sa vie sont abordés et la fin de l’ouvrage réserve une biographie du maître qui permet de tout replacer dans son contexte. Cet ajout s’est révélé indispensable pour mieux saisir certaines allusions et autres éléments contextuels.
L’ouvrage se parcourt comme un catalogue de livre d’art. Les dessins sont tout bonnement sublimes. Les planches s’enchaînent avec excitation et admiration. Les choix de coloris, de forme, les cadrages rendent compte à merveille de la vie au parfum de scandale de Charles Baudelaire, de son état d’esprit torturé et des chemins de traverse qu’il a pu emprunter dans son existence tumultueuse et malheureusement courte. De nombreux passages sont consacrés aux ébats des deux amants, planches érotiques d’une beauté à couper le souffle, jamais vulgaires mais illustrant à merveille leur passion dévorante et leur quête d’absolu.
Mademoiselle Baudelaire est un ouvrage à lire absolument si vous êtes amateur de l’époque et du génie du verbe qu’était Baudelaire.