"Marconi en personne" de Gilles Moraton
L’histoire : Dans la merveilleuse nation, on danse la valse dans une salle clandestine, on cache ses livres sous le plancher, et on rampe sur le faux plafond d’un appartement pour épier un chanteur d’opéra.
Béla, le narrateur de ce roman à plusieurs temps, noue une relation avec Roxane, qui valse. Lorsqu'elle est arrêtée, ils savent qu’elle ne ressortira pas de prison, sinon morte. Mais pour quelle raison est-elle emprisonnée ? Parce qu’elle valse ou parce qu'elle vit dans un appartement duquel il est possible d'observer Marconi ? Avec humour, exploitant un style indirect très libre, l’auteur fait glisser nos repères comme ceux de Béla : dans la ville nouvelle, Marconi est-il un homme libre ou un leurre, placé là par le pouvoir pour maintenir vivant l’espoir d’un autre monde possible – et annihiler toute tentation de révolte ?
La critique de Mr K : C’est un excellent ouvrage que je vous présente aujourd’hui, le genre de lecture qui dérange et marque à la fois avec une réflexion puissante mais aussi glaçante sur le genre humain. Dans Marconi en personne de Gilles Moraton sorti en avril aux éditions Piranha, nous sommes dans une société pas si éloignée de la nôtre où la démocratie a cédé la place à une dictature dans l’indifférence générale. À l’heure où la loi sur la sécurité globale est passée à l’Assemblée Nationale, où les politiques et grands lobbies marchent main dans la main au grand jour et où la population est doucement entretenue dans l’apathie par les médias et les écrans, on se dit que les univers SF à la Orwell sont devenus réalité. Ce roman s’en fait l’écho avec brio et nuance, tout un programme, non ?
Le narrateur Bela au commencement nous relate l’arrestation de Roxane son amante. Arrêtée à son domicile pour avoir dansé la valse en cachette (cette danse est désormais interdite), la voila en prison et elle ne reviendra pas car c’est un lieu dont on ne sort pas et d’où on entend plus parler de vous. Au départ, on le sent quasiment indifférent au sort de sa compagne (une femme pleine de vie aux excès nombreux mais tellement "humaine"), il affiche un détachement troublant qui met mal à l’aise comme d’ailleurs les morceaux épars de background que l’auteur sème au fil des courts chapitres. Mais très vite, le masque tombe, les apparences cèdent la place aux sentiments réels , à cette histoire d’amour qui compte pour lui et une obsession qui se fait jour : que devient Roxane ?
En parallèle, il est question d’un certain Marconi qui vit seul dans son appartement et auquel tout le monde s’intéresse, une sorte de modèle de vie, de perfection issue de la société utopique que représente la Merveilleuse Nation. Le narrateur et sa compagne s’y intéressent beaucoup, voudraient savoir qui se cache derrière l’image de cet homme taciturne, adepte d’opéra passant de longues heures assis dans son fauteuil. La femme qui lui apporte ses courses tous les jours est intrigante elle aussi et c’est d’ailleurs par elle qu’il y a possibilité de se rapprocher de ce "mythe" Marconi. C’est le début d‘une enquête (en flaskback donc) qui s’intercale avec le présent où Roxane a été interpelé. On passe d’une époque à l’autre et se construit une trame plus générale avec une multitude de réflexions du narrateur sur le monde dans lequel il vit. Impossible de se détacher et de ne pas faire l’analogie avec notre propre monde contemporain qui part à vau l’eau...
Mélangeant avec habilité une relation très sensuelle et un monde froid, on est très vite happé par un contexte saisissant. Dans cette société uniformisée basée sur l’ordre, certains livres ont été mis à l’index, des pratiques sont interdites (focus sur la valse dans ce récit) et la répression est féroce. Le héros en sait quelque chose lui qui a été sévèrement interrogé dans la foulée de l’arrestation de Roxane. Des catégories de populations ont été supprimées, recyclées en fait dans d’autres métiers, il n’y a plus ni historiens, ni philosophes, ni psychologues... Ben oui, à quoi ça sert sinon embrouiller les esprits et révéler des vérités pas forcément bonnes à dire. On doit être productif ! Jamais frontalement mais par petites touches disséminées ici ou là, l’auteur plante un décor terrible, une vision d’un futur proche possible, réaliste et désespérant. Cet ouvrage est loin d'être un roman feel good et tant mieux !
À travers la quête de Bela, de Roxanne et des autres personnages (tous très bien croqués et caractérisés), Gilles Moraton nous interroge sur des notions comme la légitimité et la légalité, nous livre des clefs sur le fonctionnement et le déroulé d’une bonne manipulation de masse (plus c’est gros plus ça passe disait Goebbels) et au final propose une lecture prospective d’une singularité qui peut parfois désarçonner dans le croisement des trames qui se fait d’un paragraphe à l’autre sans prévenir. Ça surprend au départ mais une fois qu’on a pris le pli, la lecture devient jubilatoire et on lit Marconi en personne avec un plaisir incroyable même si son propos est sombre. Une très bonne lecture donc, à recommander à tous les amateurs de récits profonds d’anticipation, celui-ci sort du lot et vous ravira sans aucun doute.