lundi 16 novembre 2020

"La Femme qui a mangé les lèvres de mon père" de Tudor Ganea

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L’histoire : En 1995, un vagabond, Litsoï, est retrouvé mort sur la terrasse d'un bunker de Constanta construit par les Nazis, dans le delta du Danube. Dix ans plus tard, trois ouvriers disparaissent en explorant ce bâtiment. L'enquête mène sur la voie d'une famille de maquereaux ensorceleurs, d'un mystérieux village de Lipovènes perdu dans les bras du delta, et d'une malédiction qui rend les hommes impuissants.

La critique de Mr K: Aujourd’hui, je vais vous présenter un livre bien étrange, déroutant entre tous. La Femme qui a mangé les lèvres de mon père de l’auteur roumain Tudor Ganea est un véritable OLNI (Objet Livresque Non Identifié), un ouvrage qui ne ressemble à rien d’autre et qui par là même partagera ses lecteurs. Pour ma part, j’ai apprécié cette balade à travers le temps dans une petite communauté repliée sur elle-même qui doit faire face à des phénomènes étranges dans un ouvrage qui mêle réalisme et onirisme de manière très fine et déstabilisante.

Dans ce petit village perdu près du Danube, un jeune homme a trouvé la mort 10 ans auparavant. Les habitants n’ont jamais eu d’informations précises sur ce décès qui reste inexpliqué et lié à une casemate, bâtiment bétonné fortifié construit par l’occupant nazi il y a déjà bien longtemps. Les rumeurs les plus folles courent sur ce bâtiment et cela ne s’arrange pas quand une décennie plus tard trois ouvriers disparaissent sur le chantier de construction de barres d’immeuble qui a lieu au même endroit. La police envoie sur place un jeune inspecteur qui tente de démêler le vrai du faux des témoignages pour le moins truculents des pêcheurs-poivrots du coin. Tout va changer irrémédiablement quand lui-même va devenir témoin d’événements et de phénomènes pour le moins étranges mettant à mal la réalité qu’il pensait jusque là avérée...

Difficile de vous éclairer davantage sur un contenu tout à fait ésotérique. Autant vous prévenir de suite, pour apprécier au mieux ce roman hors-norme, il va vous falloir accepter l’idée de sortir des sentiers balisés, de ne pas tout comprendre et de vous laisser porter. Je dois avouer qu’on y comprend pas grand-chose pendant une bonne part de notre lecture, il est difficile de faire du lien entre les différents éléments et de définir ce qui est de l’ordre du fantasme et ce qui est de l’ordre de la réalité. Mais au final, l’intérêt n’est pas là (même si une explication finit tout de même par arriver), ce récit est une expérience à part se situant aux confins du roman policier, du conte initiatique et du pamphlet écologique et social.

Derrière l’enquête sur ces disparitions qui devient peu à peu secondaire, il est question du lien entre les hommes et les femmes, de frustration sexuelle, de désir, de paternité aussi. Derrière les échanges bien bourrus et les allusions salaces, on sent la misère sociale et sexuelle qui règne sur les lieux, quelque chose lié à un événement fondateur à l’origine d’une malédiction terrible qui fait que les hommes du cru ne peuvent engendrer de descendants. Et pourtant, il y a des enfants, tous ont les yeux verts et semblent venir d’ailleurs... Il y a aussi le bunker auprès duquel des personnes disparaissent ou d’autres semblent trouver des passages qui n’existent pas... On note aussi une opposition forte entre l’urbanisation massive et la Nature qui perd du terrain mais pourrait bien revenir prendre ses droits tôt ou tard. Vous trouverez donc nombre de situations improbables, de passages délirants (j’ai adoré celui sur le fonctionnement du bordel flottant évoqué en quatrième de couverture avec un instrument de musique plus que particulier) et des retournements de situation impossibles à prédire.

On alterne donc durant cette lecture, rêve éveillé quasi subliminal par moment et plongée dans les eaux troubles des personnages qui hantent un ouvrage à la langue unique. Imagée, souple, dense et brute à la fois, vous ne lirez pas deux livres comme celui-ci. Une fois accepté le fait de se laisser bringuebaler en tout sens, les pages se tournent avec un plaisir infini, un régal qui se perpétue encore et encore et amène le lecteur vers une fin complètement perchée et hautement symbolique. Entre crépuscule et aube nouvelle, voila un récit qui m’a séduit au plus haut point et m’a permis en plus de découvrir une nouvelle maison d’édition qui semble aimer le risque. À découvrir pour tous les amateurs de littérature différente et surprenante.