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Le Capharnaüm Éclairé
12 janvier 2020

"Sauf que c'étaient des enfants" de Gabrielle Tuloup

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L’histoire : Un matin, la police entre dans un collège de Stains. Huit élèves, huit garçons, sont suspectés de viol en réunion sur une fille de la cité voisine, Fatima. Leur interpellation fait exploser le quotidien de chacun des adultes qui entourent les enfants. En quoi sont-ils, eux aussi, responsables ?

Il y a les parents, le principal, les surveillants, et une professeure de français, Emma, dont la réaction extrêmement vive surprend tout le monde. Tandis que l'événement ravive en elle des souvenirs douloureux, Emma s'interroge : face à ce qu'a subi Fatima, a-t-elle seulement le droit de se sentir victime ? Car il est des zones grises où la violence ne dit pas toujours son nom...

La critique de Mr K : Décidément les lectures de début 2020 dépotent et sont de grande qualité, attention petite bombe livresque en approche! Sauf que c’étaient des enfants de Gabrielle Tuloup, sorti au tout début de l’année est de ces livres qui marquent à la fois par le sujet, la manière de l‘aborder et la langue employée pour mener à bien le récit. Cet ouvrage gagne sur tous les tableaux, tour à tour, il émeut, interroge et procure un plaisir de lecture durable.

À travers le regard d’une multitude de personnages, Gabrielle Tuloup nous invite à réfléchir sur la place de l’abus sexuel dans notre société et plus particulièrement ici dans une cité difficile et au collège où sont scolarisés les bourreaux. Car oui, les violeurs (et leurs complices) sont ici très jeunes, tout le monde pensaient les connaître à commencer par leurs parents et leurs professeurs. Quand la jeune Fatima porte plainte auprès de la Police suite au viol en réunion qu’elle a subi, le placement en garde à vue des accusés avec arrestation au collège, c’est le choc et l’incompréhension. Chacun a son niveau doit accepter et intégrer cette information. Mais face à la réalité sordide, c’est l’heure des remises en question, des questionnements. Comment en est-on arrivé là ? Quelles sont les logiques cachées derrière de tels actes ? Quelle résilience possible pour les principaux protagonistes ? Quels échos et répercussions un tel traumatisme peut-il provoquer sur les proches et moins proches de la victime? Autant de questionnements profonds traités ici avec justesse et mesure. Et ça fait du bien dans ce monde qui ne tourne pas rond, régit par l’immédiateté, le buzz et la sacralisation du Moi égoïste !

La caractérisation des personnages est un modèle du genre, on est bien loin des clichés véhiculés par les médias. On sent bien d’ailleurs que l’auteur est professeur car pour une fois j’ai trouvé très bien rendu le fonctionnement interne d’un établissement scolaire, les rapports hiérarchiques, les règles du Droit scolaire mais aussi les réactions des uns et des autres face à un événement épouvantable. Pour en avoir vécu un du même genre lors de mes premières années en Seine Saint Denis, j’ai trouvé ce livre très justement écrit, avec pudeur sans pour autant écarter ou masquer l’horreur. Du crime, on ne saura pas grand chose, Gabrielle Tuloup s’attarde sur les conséquences psychologiques et factuelles : arrestations, messages internes, enquête policière, retour de garde à vue pour certains, le quotidien des personnages principaux... Comme on change régulièrement de focalisation, pas d’ennui ou de redondance, plutôt une série de pièces de puzzle qui s’assemblent les unes les autres pour mieux explorer l’impact d’un tel acte.

On croise donc nombre de personnages qui chacun réagissent à sa manière : un proviseur passionné qui se pose des questions sur son avenir et l’image de son établissement, une jeune professeur idéaliste qui prend une grande claque et craque, des surveillants incrédules qui peuvent flirter avec les limites morales, certains jeunes solidaires des bourreaux au nom de l’omerta et de la loi du silence, la mère d’un accusé totalement abasourdie et dépassée... autant de destins individuels ou collectifs qui nous permettent d’appréhender une réalité sociale compliquée et un déphasage bien nette avec la réalité et la notion du bien et du mal chez certains. Autant vous dire que bien qu’addictive, cette lecture est rude, prend vraiment à la gorge et écœure même parfois (voire énerve). Je ne peux d’ailleurs m’empêcher de comparer cette expérience au magistral Dans l’enfer des tournantes de Samira Bellil qui m’avait marqué fortement lors de sa lecture (style totalement différent par contre).

Au 2/3 de l’ouvrage, un virage s’opère et complète la trame. Un des personnage revient sur son propre passé et l’on comprend alors mieux ses réactions précédentes. Le lien peu à peu se fait entre les événements et c’est l’occasion de mieux comprendre certains processus psychologiques. Dans cette partie, qui peut surprendre au préalable, le rythme est plus lent, le contenu encore plus intimiste et cette petite touche complète admirablement bien ce qui a précédé. Quand la boucle est bouclée et que l’on a lu l’intégralité, on se rend compte du talent narratif caché derrière ce livre. C’est malin, drôlement bien tourné et surtout sans concessions.

En terme de style, c’est un vrai régal. Simple mais exigeant, des chapitres courts qui s’égrainent rapidement, des émotions qui perlent de toutes les phrases sont autant d’outils au service d’un plaisir de lecture incroyable et une réflexion d’une grande profondeur sur nos vies et notre société bien malade. Une sacrée expérience que je vous conseille très fortement de tenter tout en sachant qu’il faut avoir le cœur bien accroché !

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Commentaires
R
Je viens de le lire aussi. Pour moi, c'est un beau livre. Je note aussi les insertions artistiques que la professeur agrégée de lettres a pris le soin de mettre en exergue. Une belle manière de conjurer la noirceur des faits et de panser le monde.
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E
je n'arrive pas à lire ce genre de récit - chacun ses limites !
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