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Le Capharnaüm Éclairé
1 mars 2019

"Les Mal-aimés" de Jean-Christophe Tixier

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L'histoire : 1884, aux confins des Cévennes. Une maison d'éducation surveillée ferme ses portes et des adolescents décharnés quittent le lieu sous le regard des paysans qui furent leurs geôliers.

Quand, dix-sept ans plus tard, sur cette terre reculée et oubliée de tous, une succession d'événements étranges se produit, chacun se met d'abord à soupçonner son voisin. On s'accuse mutuellement du troupeau de chèvres décimé par la maladie, des meules de foin en feu, des morts qui bientôt s'égrènent... Jusqu'à cette rumeur, qui se répand comme une traînée de poudre : "ce sont les enfants qui reviennent." Comme si le bâtiment tant redouté continuait de hanter les mémoires.

La critique de Mr K : Cette lecture est ma toute première de Jean-Christophe Tixier plutôt connu pour ses œuvres destinées à la jeunesse. Le moins que l'on puisse dire, c'est que Les Mal-aimés n'est pas destiné à eux tant on pénètre ici dans l'horreur à l'état pur avec l'évocation des bagnes pour enfant au XIXème siècle / début du XXème siècle et surtout, le portrait saisissant de la misère humaine au sein d'une communauté qui, faute d'affronter ses pêchés, les cache et les tait quitte à ce que la culpabilité finisse par déborder. Attention, lecture coup de poing qui laisse des traces !

Chaque chapitre débute par un constat glaçant, l'auteur ayant initié chacun d'eux avec un extrait du registre d'écrou de la maison d'éducation surveillée de Vailhauquès dans l'Hérault. On y trouve le nom d'un enfant ayant été condamné à la "correction" souvent jusqu'à sa majorité, qu'il n'atteint jamais d'ailleurs, car chacun se transforme en victime et une date donnant le jour et l'année de leur mort. Jeunes, trop jeunes pour mourir, ils vivaient dans des conditions déplorables, exploités, abusés et sans réel espoir de liberté. Le village où se déroule cette histoire a eu un bagne pour enfant sur son territoire mais à l'heure du démarrage du récit, il a été fermé suite à une enquête administrative mettant au jour les pratiques dégradantes et inavouables qui s'y déroulaient.

De chapitre en chapitre, on alterne les points de vue. Adultes et enfants se livrent, portent tous un poids immense sur les épaules et nous racontent la vie quotidienne dans cette communauté où les secrets sont bien gardés. Il y a cette jeune fille régulièrement violée par son oncle (qui a une emprise totale sur elle) et qui se rappelle de ces garçons amaigris quittant le bagne qui vient de fermer. Le jeune Étienne qui garde les chèvres de son maître et rêve en secret de partir loin avec la jeune fille. Il y a la lingère, ancienne tortionnaire du bagne qui élève en batterie des enfants en bas âge qui lui sont confiés par l’État contre une pension et qu'elle maltraite. C'est aussi le médecin qui a précipité la fermeture de la maison de correction, qui boit plus que de raison car quelque chose le taraude dans ses tripes et lui rappelle sans cesse qu'il n'est que le descendant de bouseux, lui l'urbain qui déteste la campagne et ses origines. Il y a Ernest et Léon deux paysans au passé trouble qui vivent de plus en plus mal avec leur culpabilité qui leur ronge le sang et les conduit aux pulsions les plus terribles. Il y a aussi d'autres personnages qui essaiment plus brièvement ce roman dont le curé, l'instituteur, les femmes de paysans... et donnent une identité profonde à cette communauté rurale qui survit comme elle peut dans la négation de ses crimes passés et présents.

Il flotte tout au long des 324 pages de ce roman une ambiance pesante et glauque qui prend à la gorge. On est tour à tour écœuré, agacé, pris au tripes par la veulerie et le manque d'humanité des personnes que l'on rencontre. Au centre de tout, il y a l'enfance avilie : celle des petits que l'on a enterré à l'écart dans un petit cimetière sauvage près de leur ancienne prison, il y a ces enfants que l'on exploite encore et toujours en se disant que c'est pour les former, les endurcir, les mener à l'âge d'homme. On prend des coups violents dans cette lecture car l'auteur, tout en gardant une certaine retenue, évoque avec justesse le sort qui leur est réservé. Au détour de certaines conversations ou pensées intimes, on en apprend plus sur la vie des jeunes criminels enfermés. Finalement, le plus atroce est la mentalité qui a découlé de cette fermeture et les pratiques toujours en cours. Rapacité, cupidité et surtout absence de toute barrière morale sont exposées au grand jour dans ce monde paysan si rude et où Dieu est sensé veiller sur tous même s'il est curieusement absent quand le besoin s'en fait vraiment sentir. Banalité du mal, absence d'empathie et vie frustre ont raison de tous les repères que nous pouvons avoir, nous menant dans un voyage livresque éprouvant.

Au plus proche des personnages, l'auteur nous convie à découvrir un monde crépusculaire où les habitudes ont la vie dure, les superstitions aussi. Quand des faits étranges se succèdent comme des troupeaux malades, des morts inexpliquées ou des meules sont incendiées, on se dit au village qu'une malédiction flotte. Il n'en faut pas plus pour que tout le monde s'emballe et que la folie guette. Quand celle-ci finit par exploser tout le monde ou presque est touché. Ce récit est donc cruel, sans filtre et donne à voir une humanité perdue, sans solution où l'existence n'est qu'un cercle vicieux qui se reproduit encore et encore n'épargnant personne. Certes, il y a quelques moments plus légers, les rêveries d'Étienne, les espérances de Jeanne mais la tension ne redescend jamais vraiment et le lecteur captivé contre son gré ne peut que continuer son chemin qui l'enfonce de plus en plus dans un enfer bien humain.

Roman noir à l'écriture implacable, au sens du récit maîtrisé et remarquable, accrocheur dès le premier chapitre, Les Mal-aimés est de ces lectures que l'on n'oublie pas et qui marquent durablement. Rude dans ses thématiques, peuplés de personnages repoussoirs que l'on n'aimerait vraiment pas croiser, il est aussi le roman de l'innocence bafouée à laquelle l'auteur rend un vibrant hommage et un ouvrage qui explore une partie sombre de l'histoire judiciaire française. Une très très bonne lecture à entreprendre si vous avez le cœur accroché.

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