"Main courante et Autres lieux" de Didier Daeninckx
L’histoire : La main courante est ce registre sur lequel, dans les commissariats de police, on inscrit brièvement les incidents enregistrés heure par heure, comme une mémoire quotidienne de tragédies minuscules. Et les lieux, chargés d'histoires, deviennent les métaphores des drames qu'ils abritent parce que ceux-ci s'y ancrent au point d'en être indissociables. On passe du lieu au lieu commun du fait divers.
La critique de Mr K : Didier Daeninckx fait partie à mes yeux de ces auteurs incontournables qu’il faut avoir lu au moins une fois. À la fois orfèvre de l’écriture, redoutable tisseur de trames alambiquées et artiste engagé ; j’ai pris de sacrées claques en le lisant notamment avec Cannibale qui pour moi est son chef d’œuvre ou encore Meurtres pour mémoire, un classique du polar. Cet ouvrage regroupe deux séries de nouvelles : Main courante et Autres lieux. Pour la première fois, j’allais pouvoir expérimenter Daeninckx en version "courte" et, même si je connaissais déjà quelques unes de ces nouvelles pour les avoir vues et analysées avec mes mômes de LP, ce fut l’occasion d’aller plus loin dans l’exploration de son œuvre. Globalement satisfait, il me reste cependant un goût mitigé en bouche, la faute à une certaine hétérogénéité dans la teneur des textes ici proposés.
Ces 28 récits partent bien souvent de faits quotidiens banals qui basculent dans le drame au détour d’un coup de sang ou d’un aléa du destin. Meurtres, paupérisation, alcoolisme, passé qui ressurgit, jalousie, bêtise humaine, aliénation de l’individu par la broyeuse sociétale, société du spectacle, le règne de l’apparence, individualisme forcené et toute une grande variété de facteurs font que les vies ou fragments d’existences soumis au lecteur basculent un jour sans prévenir et sans espoir de retour en arrière. Ce mix très large conduit ces nouvelles en des terres bien souvent sombres où la chute est souvent fatale ou du moins bouleversante avec son lot de révélations fracassantes.
On retrouve bien souvent dans ce livre la maestria de Daeninckx à conduire un récit. La nouvelle a cela de difficile qu’il faut en un minimum de mots planter un décor, des personnages et proposer un scénario simple et à la fois exigeant. Le pari est réussi pour une bonne moitié des textes qui tour à tour interpellent, dérangent, amusent et donnent parfois à réfléchir. On connaît le goût de l’auteur pour l’Histoire qui rencontre les destins individuels (voir titres cités plus haut), on est gâté avec ce volume où l’on retrouve à certains moment des références nettes à la France-Afrique, Madagascar ou encore la Seconde Guerre mondiale qui sont évoqués à plusieurs reprises. Avec plus ou moins de bonheur d’ailleurs, certaines références servant plus de prétexte qu’autre chose et n’apportant finalement pas grand intérêt à certains récits. Clairement plusieurs m’ont déçu, voir ennuyé car finalement derrière l’ambition affichée se terraient des récits plutôt classiques et tombant à plat. J’ai donc été quelque peu déçu m’attendant à être épaté par chaque histoire...
Pour autant, le plaisir a été intense sur certaines nouvelles, la verve militante de Daeninckx fonctionnant à plein régime : antiraciste, anarchiste à ses heures perdues, militant du progrès et de la lutte contre les inégalités, beaucoup de textes critiquent de manière acerbe et très bien troussée notre société, et bien que la plupart des récits datent de plusieurs décennies, ils restent malheureusement d’actualité. Pas des plus optimistes me direz-vous mais clairement notre monde ne donne pas vraiment dans ce domaine ces derniers temps... L’humour noir est bien souvent de mise ici mettant en lumière les injustices de ce monde et le dénuement de l’individu face à des forces qui le dépassent (le pouvoir, les forces de l’ordre, la connerie humaine principalement). Certaines nouvelles sont réellement poignantes et vous marqueront dans votre chair si vous entreprenez ce voyage au cœur de l’humain et des sociétés qu’il a engendré.
Bien que ce ne soit pas le meilleur de Daeninckx car inégal à mes yeux, ce recueil vaut tout de même le détour par quelques fulgurances bien senties et des nouvelles qui entrent dans le panthéon du genre. Le style reste toujours aussi juste et incisif, mêlant cynisme et rythme maîtrisé. Et bien que certaines nouvelles usent d’effets de manche plutôt artificiels et sans réel effet sur moi, la majorité des textes vous prendra aux tripes et laissera un souvenir vivace dans l’esprit du lecteur. À tenter si vous le désirez même si je vous conseillerais plutôt, si vous débutez avec lui, ses œuvres plus longues où l’auteur démontre toute l’étendue de son talent.