Egalement lus et chroniqués au Capharnaüm éclairé du même auteur :
- "Le Syndrome du scaphandrier"
- "Bunker"
- "Les Emmurés"
- "Avis de tempête"
- "La Main froide"
- "Pélerin des ténèbres"
- "La Fille de la nuit"
- "La Mélancolie des sirènes par trente mètres de fond"
- "Le Livre du grand secret"
- "Trajets et itinéraires de l'oubli"
- "Le Nuisible"
- "Le Murmure des loups"
"La Nuit, la mer n'est qu'un bruit" d'Andrew Miller
L’histoire : Tout oppose Maud et Tim. Fille unique de parents modestes, Maud est une scientifique brillante. Issu d’une famille nombreuse, aisée et fantasque, Tim passe ses journées à jouer et composer de la musique. Elle est secrète, réticente à la vie. Il est exubérant et exprime ouvertement ses sentiments. Réunis par leur passion commune, la voile, ils finissent pourtant par former un couple puis une famille. Lorsqu’une terrible tragédie les frappe, chacun réagit à sa manière. Il se réfugie chez ses parents, incapable de surmonter sa douleur. Elle décide de mettre le cap à l’Ouest pour traverser l’océan en solitaire.
La critique de Mr K : Voici pour aujourd’hui, un livre terrible et subtil. Le genre de lecture dont on ne ressort pas indemne et dont il est difficile de se dépêtrer quand on l’a débuté. Au cœur de l’indicible et des sentiments les plus intimes, l’auteur trace son sillon, emporte le lecteur avec lui et au final laisse le lecteur pantois devant tant de maestria déployée.
Au centre du récit de La Nuit, la mer n'est qu'un bruit, il y a Maud. Jeune femme effacée, froide et décalée de la réalité. Diplômée en science et passionnée de voile ; elle semble traverser son existence sans vraiment crocher dedans. Pourtant, au détour d’un accident de chantier, elle va rencontrer Tim, son futur époux. Autant, elle est distante et quasi muette ; autant le jeune homme est dynamique, volubile et empli d’espoirs. Malgré leur différence, le charme va agir et le couple va s’installer ensemble puis avoir une fille. On suit leur quotidien tranquillement, à un rythme lent et mesuré, construisant un cocon familial et des habitudes dans l’esprit du lecteur. Lorsque le malheur s’abat, tout va changer. Les rapports instaurés deviennent biaisés et c’est la lente dégringolade avec son lot d’expériences traumatisantes, de non-dits et de ressentiments larvés qui ressortent au grand jour.
La comédie humaine est ici bien cruelle et l’on se rend compte de l’intérêt pour Andrew Miller d’avoir bien développé ce qui précède. Liens familiaux, vie professionnelle, vie intimes s’entrechoquent et l’on comprend mieux la psyché des personnages même si Maud reste en permanence un mystère nébuleux. La souffrance est ici sourde, envahissante mais jamais frontale. Face à l’indicible, difficile de savoir vers qui se tourner et comment exprimer ce que l’on ressent vraiment. L’auteur pourtant y parvient avec beaucoup de pudeur, de tact mais sans rien omettre des conséquences graves qu’engendrent la perte d’un être cher avec une véritable dissection du processus de deuil pour plusieurs personnages. Les tensions familiales notamment sont très très bien rendues. Maud est différente, parfois agaçante, très intrigante en tout cas et son départ pour le grand large plonge l'ouvrage dans une autre dimension.
En effet, la chronique familiale et personnelle de Maud vire au voyage initiatique et au roman d’aventure. Seul à bord du voilier du couple, elle part outre-manche en quête de réponses et de vérités sur elle-même. L’écriture se détache alors de la psyché pour se concentrer sur la navigation, la routine de la traversée et les multiples observations que l’héroïne peut faire. Bluffant de réaliste, j’ai aussi aimé cette partie avec un passage en pleine tempête incroyable de réalisme, on sentirait presque le goût des embruns entre les pages ! Le voyage va finalement aboutir à un dénouement que l’on ne voit pas venir, qui fait la part belle à l’introspection et à la prise de conscience dans un milieu peu ordinaire et lourd de signification pour la jeune femme. Une sacrée idée pour un récit qui se termine en beauté toujours dans le sens de la finesse et de la richesse des émotions.
Malgré une certaine dichotomie dans l’ouvrage, les passages s’assemblent parfaitement, donnent une cohérence et une richesse au personnage de Maud qui pourtant par moment pourrait en agacer plus d‘un. L’univers de la voile, de l’océan rajoute une dimension supplémentaire à ce mille-feuille littéraire dense mais très digeste. L’écriture d’Andrew Miller est une merveille de concision, de dynamisme et de précision. Chaque scène, chaque sentiment exprimé semble ciselé par un orfèvre qui conjugue beauté de la langue et sens de la narration. Les pages se tournent toutes seules, le plaisir se renouvelle à chaque chapitre et même si au fond, il ne se passe pas grand-chose, on se plaît à errer dans le sillage de Maud, à échafauder des hypothèses pour les vérifier ensuite. On referme La Nuit, la mer n'est qu'un bruit touché en plein cœur. Une sacrée expérience que je ne peux que vous recommander.
"Underground Railroad" de Colson Whitehead
L'histoire : Cora, seize ans, est esclave sur une plantation de coton dans la Géorgie d'avant la guerre de Sécession. Abandonnée par sa mère lorsqu'elle était enfant, elle survit tant bien que mal à la violence de sa condition. Lorsque Caesar, un esclave récemment arrivé de Virginie, lui propose de s'enfuir, elle accepte et tente, au péril de sa vie, de gagner avec lui les Etats libres du Nord.
De la Caroline du Sud à l'Indiana en passant par le Tennessee, Cora va vivre une incroyable odyssée. Traquée comme une bête par un impitoyable chasseur d'esclaves qui l'oblige à fuir, sans cesse, le "misérable coeur palpitant" des villes, elle fera tout pour conquérir sa liberté.
La critique Nelfesque : Excellente découverte en cette Rentrée Littéraire ! Prix Pulitzer 2017, cette récompense est plus que méritée.
"Underground Railroad" s'attaque à un sujet difficile : l'esclavage. Colson Whitehead, avec une écriture puissante, nous présente Cora, jeune esclave qui va un jour s'enfuir et vivre un véritable chemin de croix en quête de liberté.
Immersif à souhait, ce roman nous plonge dans l'Amérique du XIXème siècle. Epoque où l'esclavage est encore monnaie courante de l'autre côté de l'Atlantique, où des bateaux traversent encore l'océan en provenance d'Afrique avec à leur bord des centaines d'esclaves. Ces personnes noires ne sont pas des hommes, ne sont pas même des bêtes pour certains, ils travaillent jour et nuit, s'usant la santé et subissant les foudres de leurs maîtres. Malgré la peur, Cora décide un jour de quitter sa condition et s'enfuit. Comme l'a fait en son temps sa propre mère, la seule à n'avoir jamais été retrouvée. Un chasseur d'esclaves, le prenant comme un affront personnel, va mettre tout en oeuvre pour la retrouver. Commence alors un voyage semé d'épreuves et d'horreurs pour l'une, une chasse sanglante pour l'autre, dans un pays où les mentalités font froid dans le dos.
Ames sensibles s'abstenir. Ici les événements sont violents et les rêves brisés. L'auteur ne cache rien, n'essaye pas d'édulcorer les choses ou enjoliver le passé. Cora va vivre des moments effroyables, se cacher, assister à des scènes d'horreur brut. Quand l'homme est chassé, frappé, abattu, torturé parce qu'il a eu la malchance de ne pas être né libre. Cela est difficile à imaginer aujourd'hui et pourtant l'Histoire des Etats-Unis est jonchée de cadavres et de désespoir.
Les personnages sont marquants. Le lecteur s'attache beaucoup à Cora et à ses amis grâce, et avec qui, elle va prendre la fuite. Nous découvrons le réseau mis en place pour permettre à des hommes, des femmes et des enfants esclaves de s'évader. Un réseau composé de personnes risquant eux-même leur vie pour en sauver d'autres. Un réseau qui redonne foi en l'humanité tant le reste est sombre et dépourvu de bienveillance.
Le lecteur est saisi par la cruauté présente entre ces pages, ému par les personnages, soufflé par la beauté de l'écriture de Colson Whitehead. Aucun moment de répit ici, sans cesse en alerte, on se prend à espérer pour Cora que tout cela ait une fin heureuse, que tous les obstacles qu'elle ait dû traverser, trop pour une seule femme, ne le soient pas en vain. On mesure également l'étendue du fléau esclavagiste et du racisme de l'époque. Du Sud au Nord des Etats-Unis, Cora va devoir se cacher et emprunter les chemins de fer souterrains (symbole ici du chemin de la liberté). A chaque passage par la terre ferme, au grand air, l'effroi est omniprésent.
"Underground Railroad" est un roman ambitieux et essentiel. Un superbe récit qui prend à la gorge et tient en haleine. Le sujet est difficile, les personnages attachants et l'ensemble est servi par une écriture fluide et poétique. Un futur classique à lire absolument !
"Les Sables de l'Amargosa" de Claire Vaye Watkins
L'histoire : Une terrible sécheresse a fait de la Californie un paysage d’apocalypse. Fuyant Central Valley devenue stérile, les habitants ont déserté les lieux. Seuls quelques résistants marginaux sont restés, prisonniers de frontières désormais fermées, menacés par l’avancée d’une immense dune de sable mouvante qui broie tout sur son passage.
La critique de Mr K : Retour dans la galaxie Terres d'Amérique avec cette sortie de la rentrée littéraire placée sous le sceau de l'anticipation et de l'étude des sociétés humaines en temps de crise. Jamais déçu par cette collection de chez Albin Michel, ce titre s'est révélé être une grosse claque, le genre de lecture qui vous scotche littéralement à l'ouvrage sans que l'on puisse s'en détacher, un souffle d'aventure, de mysticisme et de cynisme parfois bienvenu sur le genre humain qui emporte tout sur son passage et m'a définitivement envoûté et conquis.
Luz et Ray vivent ensemble dans une villa désertée par sa starlette de propriétaire fuyant un réchauffement climatique apocalyptique. La Californie est devenue un véritable désert, l'eau manque, le règne végétal recule avec en parallèle la lente disparition de l'être humain dans cette région devenue une véritable mer de sable. Pour pallier cette situation de fait, les humains restés sur les lieux doivent redoubler d'ingéniosité pour survivre et notamment s'hydrater car l'eau est devenue une denrée rare, très précieuse. Lors d'une cérémonie géante de danse de la pluie (les vieilles croyances ressurgissent quand la science est incapable de résoudre une crise), la petite Ig va entrer dans la vie de ce drôle de couple qui survit bon gré mal gré. L'ancienne mannequin et le surfeur déserteur vont à travers elle se donner les moyens de renouveler leur existence et de se trouver un but commun. Malheureusement, le destin est facétieux, long et périlleux est le chemin vers le bonheur. Les héros de ce roman saisissant l'apprendront à leur dépens...
L'ambiance et le climax de ce roman sont incroyables, les références faites à Steinbeck et McCarthy en quatrième de couverture sont complètement justifiés. Ambiance noire, ultra-réaliste (malgré un fond d'anticipation tout de même), avec Les Sables de l'Armagosa, on colle au plus près des personnages et l'on part avec eux sur les routes d'une Amérique fragilisée, en proie à une crise incontrôlable qui révèle au grand jour les fêlures d'une Amérique bien trop sûre d'elle-même. Noir c'est noir, les temps sont durs, la paupérisation extrême a gagné l'État le plus riche de la fédération et certains passages sont de terribles tableaux d'une réalité qui a dépassé tout le monde. Les autorités n'existent plus, les communautés humaines se sont réorganisées autrement. Loin de tomber dans un univers à la Mad Max avec son cortège de grands conflits inter-tribu, on est ici plus en contact avec des individus esseulés qui doivent se débrouiller par leurs propres moyens jusqu'à l'immersion dans la deuxième partie du livre dans la mystérieuse colonie évoquée dans le résumé du livre. Réaliste, parfois crû, solaire par le rayonnement de ces personnages, ce roman prend littéralement à la gorge.
Les personnages en effet ont chacun à leur manière un charisme de fou. Ray malgré son passé louche fait tout pour apporter soin et sécurité à Luz, une jeune fille paumée qui se révèle très vite agaçante. Et pourtant, elle a son intérêt, son personnage évolue grandement pendant le roman même si son parcours s'apparente davantage au lent et régulier va et vient d'une vague sur l'étier. L'espoir est mince pour ces deux là, une menace sourde plane sur ce couple et malgré l'irruption de la volcanique sauvageonne de deux ans qui va un temps illuminer leur vie, on se dit que la partie est mal engagée. La suite réserve bien des surprises avec une séparation douloureuse, une expérience traumatisante dans des cachots souterrains pour l'un et la découverte d'une communauté archaïque et étrange pour l'autre. Les révélations s’enchaînent, les tensions s'accumulent avec les coups du sort et en background les dunes continuent d'avancer inexorablement, sans relâche, faisant fuir devant elle des humains désemparés.
En plus de ces scènes du quotidien millimétrées, très bien gérées et délicatement entrelacées les unes aux autres, apparaissent en filigrane des thématiques transversales très intéressantes qui éclairent une fois de plus le lecteur sur la marche du monde et le fonctionnement de l'humain : la lente déliquescence de notre planète à cause de l'évolution des sociétés humaines, le pouvoir et la domination des affiliés par la parole, la bêtise d'un groupe inféodé face à un être différent, le sort réservé à des réfugiés "climatiques", l'amour entre deux êtres (l'histoire de Ray et Luz est touchante au possible) mais aussi entre parents et enfants... autant de thèmes abordés avec pudeur par Claire Vaye Watkins mais sans emberlificotage, une sensibilité de tous les instants, un ensemble cohérent et prenant au possible.
Il faut dire que ce roman de l'errance est magnifiquement servie par une auteure à la grâce stylistique de tous les instants. C'est beau, gouleyant, imagé de manière originale et d'une tendresse palpable pour tous les personnages en présence, même les plus cruels et les plus fourbes. L'amour de l'auteure pour ces personnages (à la manière d'un Steinbeck justement) transpire des mots et des pages, donne un plaisir intense de lecture et crée une addiction quasi immédiate et durable. C'est bien simple, commencer cet ouvrage c'est un peu prendre le risque de devenir asocial et de se brouiller avec ses proches ! Sans rire, ce roman est une bombe, un bijou, un indispensable. Un bonheur de lecture, à lire absolument !
"L'Age d'or" de Michal Ajvaz
L’histoire : À travers un carnet d’exploration fictif, un voyageur revisite en imagination l’île peuplée d’excentriques où il vécut plusieurs années, faisant resurgir un univers de bruissements, d’odeurs et de lumières mouvantes, royaume de l’étrange et du beau dont le joyau le plus envoûtant est un livre labyrinthique que les indigènes complètent ou altèrent au gré de leurs humeurs...
La critique de Mr K : Il y a deux ans, je vous avais fait part d’une expérience hors norme en terme de lecture avec le nébuleux et foisonnant L’Autre ville de Michal Advaz. Mirobole editions réitère l’aventure avec la ressortie chez eux d’un ouvrage ancien de l’auteur, anciennement titré L’Autre île et rebaptisé pour cette réédition L’Age d’or. Autant le premier lorgnait sur le surréalisme, autant celui-ci bien qu’encore bien alambiqué se présente sur une forme plus fixe : le guide de voyage. Mais attention, pas n’importe lequel, un savant mélange de description, d’impression et de dérégulation de la réalité comme en a le secret cet artiste aux multiples facettes.
Le narrateur décide un jour d’écrire un guide concernant une étrange île où il a résidé durant quelques temps. Isolée du reste du monde malgré quelques liens conservés pour ne pas être en rupture totale (une cabine téléphonique, un port pour quelques échanges commerciaux), les êtres humains qui la peuplent n’ont pas du tout les mêmes mœurs que nous. En présentant leur langage, leur organisation politique, leur rapport avec leur milieu et l’étrange livre rédigé au fil du temps et de concert par les habitants de l’île ; le narrateur va bousculer ses certitudes et les schémas mentaux établis par nos sociétés occidentales.
Loin des schémas habituels, ce roman est plus qu’un récit car il n’y a pas vraiment de trame précise. Constitué de courts chapitres oscillants entre 2 et 6 pages, l’œuvre s’apparente à un gigantesque patchwork coloré qui de prime abord semble sans queue ni tête. Comme dans L’Autre ville, il faut accepter en tant que lecteur de lâcher prise, de ne pas tout comprendre et de se laisser guider par les multiples digressions qui peuplent ce roman quasi métaphysique tant il touche à la matière humaine pure, à l’existence en général. S’abandonner serait plutôt le terme exact, s’abandonner aux sensations différentes que procure la langue si poétique de cet auteur tchèque au talent incroyable et qui sème sur son passage de purs moments de grâce et d’étonnement.
Ode à la bizarrerie et à l’étrange, il n’en demeure pas moins que cet ouvrage nous parle aussi du monde avec notamment les relations complexes entre le peuple et les détenteurs du pouvoir, le rapport de l’homme avec la nature avec des îliens parfois en osmose avec leur environnement (les passages décrivant leurs habitats sont tout bonnement magiques), le rapport à la lecture, au conte et à la vérité avec un dernier tiers de livre consacré au fameux livre labyrinthique composé de multiples couches et poches où chacun donne son avis et réécrit l’histoire à l’envie. La mise en abyme avec la littérature et le langage est constante et donne à voir un monde étrange et dérangeant, à 10 000 lieux de nos modèles courants mais pas pour autant une utopie parfaite. D’ailleurs, le narrateur finit bien par partir de ce lieu hors norme et tenter de nous en expliquer le fonctionnement malgré des aspects abstraits impossibles à décrire précisément. Reste des empreintes, des sensations qui marquent le lecteur hypnotisé dans sa chair et son âme. J’en ai encore des frissons rien que d’y penser !
La lecture de L'Age d'or nécessite un temps d’adaptation surtout pour ceux qui n’ont jamais pratiqué cet auteur. Pour ma part, j’ai trouvé cet ouvrage plus accessible que ma précédente lecture. La langue reste toujours aussi affolante, laissant libre court à un imaginaire en roue libre où nulle limite ne semble admise à part celle de la grammaire. Les images foisonnent, les caractérisations étonnent et l’ensemble finalement détone. C’est un véritable voyage qui nous est proposé à travers cette île nébuleuse, impalpable et unique. Une fabuleuse lecture pour celui qui s'engage confiant et sans idées pré-conçues dans ce labyrinthe de mots au charme capiteux et déroutant. Une véritable claque !
"Au fond de l'eau" de Paula Hawkins
L'histoire : En froid avec sa soeur Nel depuis des années, Julia n'a pas voulu lui répondre lorsque celle-ci a tenté de la joindre. Une semaine plus tard, le corps de Nel est retrouvé dans la rivière qui traverse Beckford, la ville de leur enfance. Obligée d'y revenir, Julia est terrifiée. De quoi a-t-elle le plus peur ? D'affronter le prétendu suicide de sa soeur ? De s'occuper de Lena, sa nièce de quinze ans, qu'lle ne connaît pas ? Ou de faire face à un passé qu'elle a toujour fui ? Plus que tout encore, c'est peut-être la rivière qui la terrifie, ces eaux à la fois enchanteresses et mortelles, où, depuis toujours, les tragédies se succèdent.
La critique Nelfesque : Après un premier roman, "La Fille du train", ayant fait grand bruit, Paula Hawkins revient avec "Au fond de l'eau". Avec le succès du précédent, on l'attendait un peu au tournant. J'avais moi-même apprécié cette première lecture, un thriller psychologique addictif qui ne cassait pas des briques côté écriture mais que j'avais eu beaucoup de mal à lâcher. Qu'en est-t-il de ce roman-ci ? Essai transformé ?
On retrouve ici la dynamique de Paula Hawkins qui est capable d'hypnotiser son lecteur et le tenir en haleine. Et ce dès la première page. La tension monte doucement et tout est terriblement bien dosé.
Lena et Julia sont en froid depuis des années. Alors que l'une cherche à rester en contact et montre un besoin constant d'attention, l'autre souhaite tirer un trait sur le passé et sur un événement survenu à l'adolescence. L'auteure, par d'incessants aller-retour entre le passé et le présent et une abondance de points de vue et personnages, crée une émulsion dans le cerveau du lecteur qui ne cesse d'échaffauder des théories sans cesse remises en cause par l'histoire.
Thriller psychologique efficace, "Au fond de l'eau" prend le temps de s'installer et s'apprécie d'autant plus lorsqu'on a la possibilité de le lire rapidement, en quelques jours. Happé par l'intrigue, les pages se tournent toutes seules et, si j'osais une comparaison avec le premier ouvrage, celui-ci est beaucoup plus abouti. Il y a un petit côté "Broadchurch" (pour ceux qui connaissent) qui n'est pas pour déplaire à l'amatrice d'ambiances troubles que je suis. Fantômes du passé, non-dits, culpabilité se mêlent ici pour offrir un roman très prenant dont il est difficile de décrocher ! Attention toutefois, nous ne sommes pas en présence d'un page-turner au sens strict et il faut se laisser apprivoiser par le rythme et le climax mais si tel est le cas, bingo !
"Au fond de l'eau" est un roman dans lequel certains déploreront des longueurs (critique déjà mise en avant pour "La Fille du train"). Pour ma part, je trouve que l'auteure met à profit tous ces moments de descriptions et de digressions pour construire une toile d'araignée qui se justifie en fin d'ouvrage. Nul besoin d'aller droit au but si c'est pour perdre l'âme d'une histoire en cours de route, je préfère largement comme ici que l'auteur prenne tout le temps nécessaire pour construire quelque chose de qualité. D'autant plus que l'histoire est passionnante.
Nel a toujours habité la maison familiale sur la rivière. Avec le temps, elle a développé une fascination morbide pour cette eau sans cesse en mouvement et lui voue un respect sans bornes. C'est pour cette raison qu'elle décide un jour d'écrire un ouvrage sur elle et sur le "Bassin aux noyées", connu dans toute la région et à l'aura si particulière. En ces lieux, de nombreuses légendes circulent, des femmes attristées s'y seraient suicidées, des sorcières y auraient été noyées... Et c'est au même endroit que Nel trouvera la mort. Peu de temps après une jeune fille de 15 ans. Par désespoir ? Parce qu'elle a voulu réveiller de vieux démons ? Parce que personne à Beckford ne voulait remuer le passé ?
C'est dans ces conditions difficiles de deuil que Julia va revenir dans son village natal, rencontrer sa nièce, s'occuper d'elle et essayer de comprendre ce qui s'est réellement passé. Entre répulsion de revenir sur les lieux de son enfance, douleur de perdre sa soeur, souvenirs enfouis et révélations surprenantes, ce roman soulève bien des questions sur l'acceptation de soi, le pardon, la propension à se délester des moments pesants de nos vies pour avancer. Les personnages sont fins et justes, leur psychologie complexe, l'écriture est bien mieux maîtrisée ici et l'ensemble est plus que réussi.
Secrets de famille, deuil, fantômes du passé, culpabilité : voici quelques-uns des ingrédients du nouveau roman de Paula Hawkins. "Au fond de l'eau" est un ouvrage à déguster frappé et à consommer sans modération !
"Leçons de grec" de Han Kang
L’histoire : Au cœur du livre, une femme et un homme. Elle a perdu sa voix, lui perd peu à peu la vue. Les blessures de ces personnages s’enracinent dans leur jeunesse et les ont coupés du monde. À la faveur d'un incident, ils se rapprochent et, lentement, retrouvent le goût d'aller vers l'autre, le goût de communiquer.
La critique de Mr K : Retour en terres asiatiques aujourd’hui avec ce roman coréen tout juste sorti en ce mois d’août pour la rentrée littéraire. C’est ma première lecture de cette auteure qui a atteint une renommée internationale avec son précédent roman La Végétarienne (Prix 2016 du Man Booker International Prize). La lecture de la quatrième de couverture de Leçons de grec promettait beaucoup notamment une exploration en profondeur de deux êtres que la vie a cassés et qui vont essayer de rebondir. Promesse tenue largement pour un livre extrêmement lent dans son développement et envoûtant par sa forme.
Lui est professeur de grec ancien et il perd la vue. Il le sait depuis désormais un certain temps mais les prémices de la cécité totale commencent à se faire ressentir. Personnalité plutôt solitaire, c’est un intellectuel épris d’érudition et de linguistique. À travers ses cours, il veut apporter à ses élèves (inscriptions libres et non rattachée à un cursus particulier) sa technique, l’analyse fine de textes anciens et le goût des bons mots. En parallèle, c’est un homme terrifié à l’idée de se retrouver plongé dans des ténèbres perpétuelles, or il ne trouve personne à qui se confier, personne en tout cas qui réussisse à l’écouter et l’entendre.
Elle vient au cours de grec ancien. Studieuse et appliquée, elle ne parle plus depuis des années. Après une séparation difficile avec son mari, la perte de la garde de son enfant, elle aussi se retrouve seule et déboussolée. Elle s’interroge beaucoup sur les raisons de cette aphasie, elle tourne et retourne dans sa tête des scènes du quotidien, des souvenirs et flashback la mettant en scène en famille ou avec des amis. Une éclaircie apparaît dans cette brouille généralisée, les cours de grec qui la séduise par leur rigueur et leur portée philosophique.
Ces deux là étaient donc bien fait pour se rencontrer. Cela se fait très lentement et par étapes, Han Kang se plaisant pendant les 2/3 du livre à suivre chacun d’entre eux dans sa vie intime. Comme le peintre avec ses pinceaux, c’est par petites touches successives et pas forcément reliées les unes aux autres que l’on aborde ces deux personnages à la psyché torturée : souvenirs d’enfance traumatisants, échec d’un mariage, incompréhension face à certaine situation, peur du handicap et de l’inconnu, difficultés familiales mais aussi des moments fugaces de bonheur et de satisfaction. Peu à peu, nos deux personnages prennent de la hauteur, une densité certaine. On se prend d’affection pour eux, on compatit à leurs peines et leurs fêlures, l’empathie fonctionne à plein régime.
Puis vient le moment de réunification qui s’apparente clairement à un état de grâce où auteure mêle très habilement poésie en vers libre et narration plus classique. On change alors de registre, le récit décolle vraiment vers des ailleurs différents, moins balisés où les sensations et émotions ressenties subrepticement jaillissent du livre et prennent en otage le lecteur désarçonné. Tous les éléments précédemment abordés se font écho, l'auteure propose un dernier quart d’ouvrage vraiment bluffant, très profond en terme d’analyse des motivations de chacun et finalement, une histoire universelle sur la reconstruction de soi grâce à l’Autre. C’est puissant, émouvant et source de nombreuses réflexions que l’on peut se faire sur sa propre vie et les rapports que l’on entretient avec ses proches.
Leçons de grec est donc une très belle lecture, très enrichissante et très agréable même si je dois bien avouer qu’être amateur de littérature asiatique aide beaucoup. En effet, on retrouve ce mélange très subtile entre écriture légère et aérienne avec une lenteur de rythme et une exploration profonde des motivations humaines. On aime ou on n’aime pas, personnellement j’adhère totalement et je vous confirme que dans le domaine ce roman est une vraie réussite. Avis aux amateurs !
"Une Ombre chacun" de Carole Llewellyn
L'histoire : Rescapée d'un enlèvement quand elle était enfant, Clara, 30 ans, mène désormais à Paris une vie confortable avec son mari, Charles. Pourtant, lorsqu'il lui demande un enfant, elle décide de partir sans laisser de trace.
Homme d'affaires occupé, Charles loue les services de Seven Smith, un ancien Marine, afin de retrouver son épouse. Pour le soldat américain, que la fin de la guerre a laissé sans but, la quête de cette femme disparue est une occasion inespérée d'exister à nouveau.
À travers l'Europe, Clara et Seven vont partir à la recherche de vérités sur eux-mêmes qui altéreront pour toujours le sens de leurs vies.
La critique Nelfesque : "Une Ombre chacun" est le premier roman de Carole Llewellyn et pour le moins que l'on puisse dire, il ne m'a pas passionné... Le postulat de départ est intéressant, mais l'histoire traîne en longueur et l'intérêt s'émiette petit à petit.
Cette déception vient en premier lieu de la 4ème de couverture et de ce qu'elle laisse entrevoir. Clara, nous dit-t'on, décide de partir sans laisser de traces et son mari engage un ancien Marine pour la retrouver. Problème : ce départ n'intervient qu'à la moitié du roman et là où le lecteur s'attend à un ouvrage complet sur l'enquête et la recherche de soi des personnages principaux, il se demande au fil des pages quand cela va-t'il enfin commencer...
Pour autant, la préparation du départ de Clara est l'occasion pour l'auteure de dépeindre son personnage. Et accessoirement de nous la rendre insupportable ! On ne peut pas dire que ce roman n'est pas actuel car il l'est pleinement (trop même). Les problématiques ici soulevées sont dans l'air du temps et les technologies de notre époque. Pour ma part, j'ai du mal avec les ouvrages trop ancrés dans l'actualité du moment et laissant peu de place à l'imagination du lecteur. Ce qui ne devrait être qu'un support est ici un pivot bien trop frêle à mon goût. L'héroïne ici est obsédée par Instagram. Mais littéralement obsédée ! Elle ne pense qu'à cela. Comment photographier ceci, gommer cela pour que ses followers envient son quotidien. Lorsqu'elle vit quelque chose, elle n'en profite pas et l'événement est passé au crible de son écran de téléphone. La moindre image est capturée, même la plus anodine. Elle y rajoute ensuite des filtres, des hashtags, des légendes loin d'être spontanées. C'est peut-être parce que je déteste ce genre de procédés que j'ai eu du mal à m'attacher à Clara. Est-elle comme la majorité des personnes sur IG, superficielles, ou cela dénote-t'il d'un mal-être personnel, d'un sentiment d'infériorité qu'elle comble avec son application favorite mais qui finit par lui rendre la vie fade et morne ? J'ai ma petite idée sur la question (d'autant plus que je ne considère pas que la majorité des gens soient superficiels sur IG, il suffit de bien choisir qui l'on suit) mais mettre ainsi en avant un réseau social pour justifier le malaise de Clara me semble un peu trop facile pour être vraiment apprécié à sa juste valeur.
Vous l'aurez compris, j'ai eu du mal à rentrer dans ce roman, attendant un événement qui n'arrivait pas, étant complètement détachée de la superficialité des problèmes existentiels du personnage principal. Cette dernière est mariée à Charles, un homme d'affaire lui aussi très axé sur l'apparence et l'image qu'il renvoie. Sa vie est comme dans un magazine de mode. Il est beau, sa femme est belle, leur appart' est splendide et sa route semble toute tracée autant professionnellement que sentimentalement. Très centré sur lui-même et ce que peuvent penser les autres de lui, Charles est un con fini (oui, par moment, il faut appeler un chat "un chat" et ne pas tortiller 3 heures). Même lorsque sa femme disparaît, il ne montre pas une once de peine et gère son départ comme un dossier lambda. Pauvre petite fille riche qui ne supporte plus sa condition de jolie plante verte et qui, dans sa fuite, va laisser l'intégralité de ses cartes de crédit (pardon, des cartes de crédit de son mari) sur la table. Comment va-t-elle faire pour s'en sortir ainsi !? Désolée, mais personnellement, cela me laisse de marbre. Il y a des problèmes hautement plus graves dans la vie de certains et je manque cruellement d'empathie dans ce genre de situations (mea culpa). Peut-être suis-je trop âgée pour lire ce type de roman ? Peut-être ne suis-je pas assez fleur bleue pour prendre au sérieux sa souffrance ? Ou peut-être que tout simplement tout cela est bien trop superficiel et que ce monde m'ennuie, et m'exaspère même, à se regarder sans cesse le nombril !?
Les chapitres alternent entre Clara et Steven, l'ancien Marine recruté par Charles. C'est bien, ça permet de souffler. Steven est loin des canons de beauté et de perfection gravitant dans le cercle du couple. Un peu too much parfois, il n'hésite pas à mettre les pieds dans le plat et peut paraître à certains moments absolument détestable. De par son ancien métier, une partie de lui est restée à la guerre et l'Afghanistan le ronge. Il est aussi macho (vous savez, l'armée, tout ça...) et raciste sur les bords (vous savez, l'armée, tout ça...). Ah du coup, c'est sûr que ça dénote avec mademoiselle vie bien rangée qui n'existe que par le regard des autres ! D'ailleurs dans l'ensemble, on ne s'éloigne que trop peu à mon goût du manichéisme. Les filles sont des jolies poupées attachées à leur apparence et aux porte-feuilles de leur mari et les hommes, des êtres détestables menés par leur queue. Je cherche encore les nuances...
Tout cela était bien trop creux et vain pour me plaire et c'est avec plaisir que j'ai tourné la dernière page d'"Une Ombre chacun". Non pas pour le dénouement mais pour pouvoir passer à autre chose ! Je ne doute pas que cet ouvrage plaira à d'autres lecteurs, il n'est pas mauvais en soi. C'est un premier roman et l'auteure va au bout de son idée. Malheureusement, cela reste beaucoup trop en surface pour moi et pour que je vous conseille cet ouvrage qui restera dans mon esprit comme une lecture plus que moyenne...
"En Compagnie des hommes" de Véronique Tadjo
L’histoire : Un virus mortel et incurable a mis l’espèce humaine face au danger de l’extinction. Baobab, arbre premier, arbre éternel, arbre symbole de grande sagesse, prend la parole et réveille la mémoire de l’humanité. Sous son ombre fraîche, hommes, femmes, enfants pris dans la tourmente, combattants farouches pour la survie, vont confier leur lutte contre les ravages d’Ebola : le docteur en combinaison d’astronaute qui, jour après jour, soigne les malades sous une tente ; l’infirmière sage-femme dont les gestes et l’attention ramènent un peu d’humanité ; les creuseurs de tombes qui, face à l’hécatombe, enterrent les corps dans le sol rouge ; les villageois renonçant à leurs coutumes ancestrales afin de repousser Ebola...
La critique de Mr K : Je vous présente aujourd’hui une lecture choc, un coup de poing littéraire comme je les affectionne tout particulièrement. Écrivaine, poétesse mais aussi auteur pour les enfants, Véronique Tadjo nous propose avec son nouveau roman, En compagnie des hommes, une plongée en pleine crise sanitaire liée au virus Ebola entre 2014 et 2016 en Guinée, au Liberia et en Sierra Leone. Sujet grave entre tous, un peu à la manière documentaire, l’auteur nous fait partager l’action et les pensées de différents acteurs qu’ils soient humains ou non pour cerner le phénomène et ses répercussions sur les sociétés et le monde. Chaque chapitre ouvre donc le chemin à une nouvelle voix, l’ensemble construisant un roman polyphonique d’une rare puissance et efficacité.
Le virus Ebola est l’un des plus dangereux. Il tire son nom de la rivière Ebola qui s’écoule en République Démocratique du Congo et a un taux de mortalité qui atteint les 70% des infectés. Les symptômes débutent par une fièvre violente et soudaine, des douleurs musculaires, une faiblesse généralisée, des maux de tête et de gorge. Tout cela s’aggrave très vite, la maladie provoquant des éruptions cutanées, des diarrhées, des vomissements puis des hémorragies internes et externes. C’est un fléau épouvantable, récurrent (jamais autant qu’en 2014 tout de même) qui frappe implacablement ceux qui partagent le quotidien d’un malade. Ce virus est extrêmement transmissible et représente une grave menace.
Tour à tour, la parole est donc donnée à de nombreux personnages qui chacun à sa manière va éclairer le lecteur sur le virus, l’épidémie, les soignants, les autorités, les proches de victimes, les infectés mais aussi les réactions internationales et même supranaturelles. C’est ainsi que l’arbre à palabres prend la parole en premier et nous assène quelques vérités sur l’ordre naturel et sur les êtres humains. Lui répondront par la suite un jeune garçon qui a perdu toute sa famille, un docteur habillé en cosmonaute pour sa sécurité, une infirmière, une mère de famille éplorée, un volontaire d’une ONG occidentale, un fiancé confronté à la mort annoncée de sa promise, bien d’autres encore et vers la fin, l’auteur donne même la parole au virus lui-même, antithèse de la vie défendue par l’animisme africain (le fameux baobab griot du départ) et destructeur de toute vie, rappelons que le virus peut aussi toucher certaines espèces animales comme les antilopes ou les grands singes.
L’impact d’une épidémie est ici vue, transmise et expliquée à travers différentes échelles. On côtoie ainsi le quotidien des petites gens qui ont déjà une vie extrêmement difficile et qui se retrouvent confrontés à l’inconnu. Pour beaucoup, ce mal est une punition divine due aux pêchés que l’on a commis et ils s’en remettent aux marabouts et autres croyances magiques. Malheureusement, la maladie progresse et heurte les coutumes notamment en ce qui concerne le devenir des cadavres (le témoignage du jeune croque-mort est impressionnant). Dans certaines régions, chaque famille est touchée et les ravages sont terribles. On suit donc quelques courts récits traumatiques où la mort et la souffrance sont omniprésentes, laissant une population hagarde et déboussolée.
En parallèle, on a aussi le point de vue de professionnels de santé avec des médecins et infirmières courage qui s‘exposent dangereusement au fléau. La plupart, bien qu’habitués au terrain, sont épouvantés face à cette épidémie. Mais il faut tenir, assumer sa vocation et continuer encore et toujours, malgré les risques et le probable sacrifice de leur vie au nom de leur idéal. Ces passages sont très touchants, le regard distancié de ces personnes après avoir vécu de l’intérieur la crise sanitaire avec des victimes donne une densité et une profondeur incroyable à l’entreprise de Véronique Tadjo. Et puis, viennent aussi se mêler à tout cela, la dimension socio-politique qui finit par dégoûter le lecteur en entreprenant d’entrer dans les coulisses des pouvoirs locaux (avec son lot de corruption et de détournement des fonds humanitaires) et le traitement fait des événements par les médias occidentaux. Rapacité, bêtise humaine, peur de l’autre, réflexes d’autodéfense sont décortiqués et jetés à la face du lecteur qui n’en termine pas avec sa descente en enfer.
Au delà du fait sanitaire, avec les interventions du baobab et du virus, Véronique Tadjo invite profondément à la réflexion sur nous-même. Par les multiples récits compilés ici, on a un beau panorama de l’esprit humain, ses logiques de développement et sa nature profonde. Certes ce n’est pas rassurant, c’est parfois brut de décoffrage et difficile à admettre mais on passe vraiment un bon moment en lisant cet ouvrage avec de purs moments d’humanité dans ses travers mais aussi ce qu’elle a de plus beau (des passages émeuvent jusqu’aux larmes). Il faut dire que la langue de l’auteur y est pour beaucoup ! N’est pas poétesse et écrivaine de talent qui veut. On navigue entre poésie, roman intimiste et témoignage ; les pages se tournent toutes seules et sans effort.
À vocation universelle par les thématiques qu’il aborde, ce livre-griot, où chaque acteur devise sur la place de l’Homme, son rôle et ses responsabilités à l’égard du Monde dont il est le gardien, est un petit bijou qu’il vous faut absolument découvrir. Courez-y !
"Le Cycle des ouragans" de Serge Brussolo
L'histoire : Sur la planète Santäl souffle un ouragan permanent qui arrache les cheveux, scalpe les forêts et aspire les cercueils hors du sol... Un vent râpeux comme du papier de verre, qui n'hésite pas à fondre sur les hommes pour les écorcher vifs...
Santäl, la planète qui s'autodévore pour survivre, la planète des tornades dévastatrices... Souffle de Dieu ou souffle du démon? Personne ne sait, pas même les sectes fanatiques et meurtrières qui prolifèrent sur ce monde infernal, tentant d'imposer leurs croyances barbares...
La critique de Mr K : Tous les ans, j'aime lire un ou deux romans de Serge Brussolo, auteur polymorphe aux talents de conteur hors pair. Lors du traditionnel désherbage annuel de la médiathèque de Lorient, je tombai inopinément sur cette trilogie de SF forte engageante à la lecture de la quatrième de couverture. Ma curiosité fut de suite piquée car avant cette lecture, je n'avais jamais exploré la dimension SF de cet auteur. Le tort est désormais réparé.
Cette trilogie est composé de trois titres : Rempart des naufrageurs, La Petite fille et le dobermann et Naufrage sur une chaise électrique. Chacun se déroule sur le même monde venteux apocalyptique mais s'apparente à un type de SF/transfiction différente.
Tout commence avec un premier tome plutôt branché fantasy futuriste / voyage initiatique. Dans Rempart des naufrageurs, trois voyageurs aux motivations diverses abordent la planète Santäl : l'un vient y étudier la faisabilité d'un parc touristique basé sur le vent et les loisirs que l'on pourrait développer à partir de ces tempêtes tumultueuses, l'une vient pour y vendre des médicaments et l'autre y accomplir un pèlerinage qui révélerait son futur à travers de mystérieux tatouages qui ne deviennent visibles que sur cette planète à un endroit et un moment précis. Très vite, ils sont confrontés à la réalité, ce monde est extrêmement dangereux, les vents emportent tout sur leur passage et le périple sera long et difficile.
Dans La Petite fille et le dobermann, on retrouve deux personnages rencontrés au cours du précédent tome. Ces derniers s'étant échappés de leur lieu d'incarcération vont se retrouver dans la ville d'Almoha dirigée d'une main de fer par une église déviante avec la complicité d'un opéra d'un genre bien particulier. En se réfugiant dans un ancien musée, la jeune fille fera un peu plus la lumière sur la nature profonde de la planète et les mensonges inculqués aux masses pour mieux les dominer.
Enfin, dans Naufrage sur une chaise électrique, un groupe de jeunes orphelins poursuivis par des prêtres fanatiques (qui ont coutume de sacrifier les enfants pour se concilier les vents furieux) vont se réfugier en un lieu qui ferait reculer le plus acharné des tueurs. On se doute bien que ce ne sera pas facile, plus basé action, ce volume est le plus faible des trois. C'est une sorte de petite récréation ludique où de jeunes êtres innocents sont mis à mal par un monde cruel et sans pitié. Fun mais sans plus. Je n'en parlerai pas davantage car ce sont surtout les deux premiers volumes qui valent le détour.
La grande force de cette trilogie réside dans le monde proposé par Brussolo. On sort du créneau habituel en glissant dans un univers aux confins de la rétro-SF et de la fantasy. Cette planète venteuse est fascinante, à commencer par ce giga-volcan central qui semble respirer, aspirer tout ce qui se trouve à sa portée comme un acte de cannibalisme pour s'auto-sauver. Dur dur pour les êtres humains de survivre, certains choisissent de devenir obèse pour éviter de se faire emporter par les rafales, d'autres se réfugient dans des appartements ultra-sécurisés ou des convois lestés de fer et d'acier. Tout est organisé autour de ce danger ultime et cela donne une organisation radicale des sociétés et des déviances bien sauvages !
L'aspect barbare de ce monde saute aux yeux et prend à la gorge entre populations apeurées et lâches, sectes sanguinaires et hiérarchisation des individus. Des castes privilégiées règnent sans partage sur ce monde en perdition, pré-apocalyptique se mourant inexorablement malgré les tentatives désespérées et folles des autorités pour faire croire le contraire. Incapable de s'adapter, de partir, l'homme est en péril et laisse libre court à son imagination folle pour construire de toute pièce des croyances et mythologies pour embrigader et contrôler. Peu à peu, au détour des différents récits ici présentés, le voile se lève sur la nature réelle de cette planète et renvoie de manière crue les défauts et travers d'une humanité percluse de vieux réflexes destructeurs.
Le voyage est vraiment dépaysant, loin d'être fun vu les horreurs que l'on peut côtoyer. Les civilisations présentées sont ainsi novatrices et inquiétantes (les artistes-tueurs, les brigades volantes suspendues à des ballons, les prêtres rabatteurs et leur secte sanguinaire, les errants désemparés, les bandes de mioches orphelins, les creuseurs de tunnels réfugiés sous terre...), la faune bien souvent surprenante et en effervescence (les chevaux électrifiés, les tortues de voyage, les arbres rampants, les chiens revenus à l'état sauvage). L'ensemble est cohérent, intrigant et accroche irrémédiablement le lecteur captivé par ce monde vraiment foisonnant. Seul défaut dans la curasse comme dit précédemment, un troisième volume nettement en dessous qui poursuit le plaisir de l'exploration sans jamais vraiment le transcender. Les personnages, bien que parfois caricaturaux, tirent leur épingle du jeu par des retournements de situations parfois cruels, souvent inattendus faisant que le lecteur ne sait vraiment pas sur quel pied danser. On peut donc s'attendre à tout, ce qui est toujours un plus dans une lecture de ce type. Les codes sont renversés et ça fait du bien (surtout dans les deux premiers volumes).
Facile d'accès, dans une langue inventive et volubile comme à chacun de ses romans, Brussolo séduit et hypnotise. J'ai lu ces trois volumes en un jour et demi en pleine cagna périgourdine. Un bonheur de lecture, un plaisir renouvelé pour un univers à découvrir si le cœur vous en dit.
"Le Récif maudit" de Henry de Monfreid
L'histoire : Kassim aime la riche et belle Amina... Kassim, jugé de naissance trop humble pour prétendre l'épouser, est mis à l'épreuve par le père de sa bien-aimée, riche marchand de perles.
Chargé d'une mission dangereuse en mer Rouge, Kassim affrontera bien des dangers dans ces pays où l'on vit parfois encore à la manière des Mille et une nuits.
La critique de Mr K : Petite lecture imprévue aujourd'hui avec cet ouvrage dégoté par hasard dans une boîte à livre pétrocorienne en attendant le lancement d'un spectacle off du Festival Mimos qui se tient chaque année en juillet à Périgueux. Cet opus se détachait du reste et distillait un parfum de nostalgie, en effet j'ai lu plus jeune nombre de titres édités chez Castor poche et la quatrième de couverture a achevé de me convaincre avec cette histoire d'amour compliquée dans une ambiance à la Mille et une nuit.
Tout d'abord, avant d'amorcer la lecture en elle-même, on apprend bien des choses sur l'auteur qui a vécu une vraie vie d'aventurier dans la région de la mer rouge. Mix de capitaine de navire au long cours, d'explorateur, d'aventurier, de commerçant et même de courtisan ; c'est son ami Joseph Kessel qui lui conseilla de coucher par écrit ses souvenirs et expériences tant son existence s'apparentait à un roman. C'est ce qu'il fit avec toute une série d'ouvrage qu'il a "augmenté" pour romancer davantage et procurer du plaisir à ses futurs lecteurs. Alors ? Pari réussi ?
C'est une histoire vieille comme le monde qui nous est ici contée dans Le Récif maudit entre la fable et le récit de navigateur. Un jeune homme (Kassim) tombe éperdument amoureux d'Amina la fille adoptive d'un puissant notable. Bien qu'apprécié par ce dernier, le jeune homme va devoir réaliser une quête difficile afin de prouver sa valeur et mériter Amina qui, vous vous en doutez, est belle comme le jour et attise les convoitises. Commence alors un bon récit d'aventure avec son lot d'obstacles naturels, humains (que de complots en si peu de pages !) et de retournements de situations. Le narrateur, Henry de Monfreid lui-même, croise lui régulièrement le jeune Kassim et lui filera plus d'un coup de main pour pouvoir réaliser son rêve.
Prévu pour la lecture de jeunes de plus de onze ans, je pense que le classement serait peut-être un peu différent aujourd'hui. La faute à une écriture un peu surannée qui n'est pas sans rappeler celle d'un certain Jules Vernes, termes complexes et tournures de phrases parfois alambiquées risquent de perdre les jeunes pousses allergiques au dictionnaire (je dis ça car moi-même, j'ai du le consulter à de multiples reprises). Pour autant, il ne faut pas rejeter en bloc ce livre qui est une très belle réussite avec en premier lieu une très belle immersion dans le milieu de la navigation et de la mer. J'ai aimé ces longues digressions sur la faune et la flore marine qui nous apprend beaucoup sur l'ingéniosité de la nature et sa richesse (le passage sur la pêche à la perle est tout bonnement merveilleux dans son genre). J'ai aussi apprécié les passages concernant la navigation en elle-même avec les détails sur les navires, les fonctions de chacun des hommes d'équipage et les difficultés à affronter en mer ; ce côté vernien loin d'être rebutant donne à réfléchir sur les conditions de déplacement de l'époque et le côté aventure que prenait tout parcours de plusieurs jours sur des eaux éloignées de l'Europe.
L'histoire en elle-même ne casse pas des briques. Rien d'original vraiment avec des rouages narratifs sans réelle surprise et qui déroulent une trame classique mais efficace. On tremble pour ce beau couple menacé, on frémit de colère face à l'incurie des méchants qui ne reculent devant aucune bassesse pour parvenir à leurs fins, on savoure les passages d'action pure qui font la part belle à l'héroïsme et parfois au désespoir. Montagnes russes émotionnelles, cette histoire concentre en son sein toutes les figures et situations tutélaires du conte, éléments essentiels à la formation d'une jeune âme en quête d'aventure et de leçon de vie. C'est bien mené et on ne relâche le livre qu'à la toute fin de sa lecture, plutôt content d'avoir exploré la mer Rouge et ses alentours.
Bien que daté dans son évocation de la réalité de l'époque, notamment le point de vue colonialiste de l'auteur sur les populations et les us de l'époque, la lecture se fait avec plaisir et assez rapidement si l'on dépasse les difficultés langagières qui peuvent se présenter à nous. C'est distrayant et dépaysant, l'on retrouve des sensations oubliées comme ces premières lectures qui ont pu tant nous hypnotiser plus jeune. Pour moi, ce fut Vernes et Tolkien. Un roman à découvrir pour ceux que les thématiques intéressent et qui aiment se plonger dans une époque désormais révolue.