"Le Rêve de Ryôsuke" de Durian Sukegawa
L’histoire : Ryôsuke souffre de manque de confiance en lui, un mal-être qui trouve ses racines dans la mort de son père lorsqu’il était enfant. Après une tentative de suicide, il part sur les traces de ce père disparu, qui vivait sur une île réputée pour ses chèvres sauvages, et tente de réaliser le rêve paternel : fabriquer du fromage.
À travers les efforts du jeune homme pour mener à bien son entreprise dans un environnement hostile, Sukegawa dépeint la difficulté à trouver sa voie et à s’insérer dans la société, et souligne le prix de la vie, humaine comme animale.
La critique de Mr K : C’est avec une certaine impatience que j’entamai cette lecture juste avant de partir pour l’Angleterre avec mes loulous. Le précédent ouvrage de Durian Sukegawa, Les Délices de Tokyo, m’avait en effet laissé dans un état d’extase hautement prononcé entre poésie des mots et existentialisme à la nippone maîtrisé comme jamais, le tout saupoudré d’une dénonciation légère mais efficace des travers humains. En l’espace d’une petite heure, ce nouveau roman, Le Rêve de Ryôsuke, m’avait déjà conquis et envoûté par un récit une fois de plus immersif et diablement entraînant.
Ryôsuke et deux autres jeunes gens se retrouvent embauchés pour réaliser quelques travaux publics sur une étrange petite île où vit une communauté refermée sur elle-même, loin de la civilisation moderne et du mode de vie ultra speed de la capitale Tokyo. Eux-même s’exilent pour des raisons diverses et l’endroit est propice au lâcher prise et à l’introspection. Commence alors un étrange huis clos rythmé par les journées de travail harassantes (ils doivent notamment creuser un fossé long et profond pour restaurer une canalisation d’eau essentielle au confort des habitants de l’île), découverte de l’île par des promenades-randonnées, parties de pêche sur les rivages, rencontres avec les habitants pas toujours très aimables et leurs coutumes ancestrales, et révélations personnelles ricochant les unes aux autres et faisant irrémédiablement évoluer les personnages vers leurs rêves ou en dehors.
On retrouve dans cet ouvrage très différent cependant du précédent un esthétisme japonisant hypnotisant. La douceur des mots, le rythme lent englobe littéralement le lecteur et l’emmène très loin des sentiers battus. Les personnages nous sont amenés avec finesse, chacun réservant son lot de surprise avec des réactions et des révélations souvent surprenantes. On se laisse guider par ce magicien des mots qui instaure une ambiance très particulière entre naturalisme doucereux et violence des hommes entre eux et l’environnement. Le huis clos et l’isolement de l’île renforce cette tension sous-jacente qui se fait jour et malmène le lecteur, prisonnier avec Ryôsuke de cette île renfermée sur elle-même.
L’arrivée sur cette terre perdue dans la mer est une merveille du genre. Description succincte mais évocatrice à souhait, les réactions des personnages complètent la vision que l’on peut s’en faire : le village accroché à la côte, la forêt impénétrable, ces mystérieuses chèvres revenues à l’état sauvage, la mer indomptables et ses grottes côtières qui semblent refermer des secrets inavouables... Le mystère semble planer sur cette île et elle fait écho aux personnages torturés qui nous sont proposés ici bruts de décoffrages et sans fioritures : trois jeunes qui se cherchent et qui finalement vont se confronter à des villageois plutôt revêches.
A la nature sauvage qui les entoure, la communauté humaine de l’île impose des us et coutumes très anciens qui se heurtent aux velléités des trois jeunes. Certains en seront victimes, ne le supporteront pas et repartiront par la première navette vers l’archipel principal nippon. Ryôsuke lui marche sur les pas de son père et d’un secret de famille lourd à porter. Celui-ci va finalement éclater, lui permettre de prendre conscience de son identité et finalement de rebondir vers le rêve qu’il poursuit. Ses rencontres successives avec l’institutrice et surtout le vieil ami de son père défunt vont lui faire gravir les marches de l’existence et de la connaissance, l’amener à penser sa vie autrement et peut-être réaliser son rêve d’élevage et de production de fromage.
À travers cette aspiration simple d’apparence, l’auteur s’attarde sur la difficulté pour chacun d’entre nous de se réaliser avec par exemple les passages explicatifs sur la fabrication de fromage et les difficultés qui s’ensuivent (loin d’être fastidieux, ces passages à la manière du roman précédent sur les délices sont captivants), mais aussi les rapports qui s’enveniment entre Ryôsuke et les gens du crû qui ne comprennent pas son projet, lui préférant leurs coutumes de mise à mort des chèvres de l’île lors de cérémonie de passage ou autres festivités annuelles. Intervient alors l’autre dimension du livre qui traite de la souffrance animale, du respect de la vie au sens large et par moment, les yeux s’humidifient, les larmes pointent le bout de leur nez tant les tensions accumulées et la cruauté de certains personnages font mal au cœur. On bascule alors dans l’émotion la plus pure mais aussi la plus durable.
Je n’en dirai pas plus pour ne pas livrer de clefs de lecture essentielles mais Le Rêve de Ryôsuke est un roman électrisant qu’il est impossible de lâcher avant d’avoir le fin mot de l’histoire. À la beauté des mots s’ajoute un conte semi-initiatique qui pose beaucoup de questions sur l’homme et son rapport à la nature et à son existence. Un très bel ouvrage qui trouvera sa place dans toutes les bonnes bibliothèques !