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Le Capharnaüm Éclairé
12 janvier 2016

"Les Bébés de la consigne automatique" de Ryû Murakami

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L'histoire : Au Japon, les nouveau-nés abandonnés dans les consignes des gares sont voués à une mort certaine. Deux d'entre eux pourtant, Hashi et Kiku, vont vivre. La vie de ces deux enfants est une plaie béante qui ne se cicatrise pas, un cri qui ne se tait pas. Le cauchemar les hante, leur univers s'est réduit aux parois d'une consigne, un monde sans espoir où l'on cherche une échappatoire tout en sachant qu'elle n'existe pas. Autour d'eux, un brouillard épais et pesant s'est formé, un ciel plombé, où seule la survie reste possible. Et cependant, des éclaircies parfois apparaissent, un chant qui surgit de la gorge de Hashi comme une accalmie au milieu d'une tempête, un saut de Kiku comme une envolée vers un ciel plus bleu, des moments d'émotion suspendus. Mais la douleur est plus forte, aucune libération n'est possible et, ne pouvant supprimer la souffrance, c'est en l'infligeant aux autres qu'ils tenteront de l'oublier.

La critique de Mr K : Deuxième incursion dans l'univers si particulier de Ryû Murakami, à ne pas confondre avec Haruki Murakami, un de mes chouchous! J'avais lu et apprécié Love and pop qui avait fait son petit effet et montrait sans faux fuyant la réalité de la prostitution chez les jeunes filles japonaises. Ryû n'est pas Haruki, le Japon décrit ici est bien plus sombre, tortueux et sans attrait romantique comme dans les livres d'Haruki. Les Bébés de la consigne automatique a eu un certain retentissement lors de sa sortie, c'est donc bien après la sortie du phénomène que je dégotais cet ouvrage lors d'un chinage de plus, voici le compte-rendu de ma lecture.

Deux très jeunes enfants se retrouvent frères car adoptés par la même famille. Entre Hashi et Kiku, c'est à la vie et à la mort. Pourtant, ils sont très dissemblables tant en terme de physique que de caractère mais ils s'accrochent à la vie qui ne leur a pas fait de cadeaux. Nous suivons leur histoire depuis leur toute petite enfance, jusqu'à l'adoption puis la découverte du monde adulte. L'un est artiste dans l'âme, l'autre plutôt sportif. Mais ces deux tremplins sont trompeurs, les blessures du passé ne cicatrisent pas, la colère monte et va finir par exploser à la face d'un monde qui décidément n'a jamais été tendre avec eux.

Le gros point fort du roman réside dans la caractérisation des personnages. Rien ne nous est épargné en la matière, nous savons quasiment tout d'eux dans tous les domaines. Nous assistons à leur abandon à la gare, leur passage par l'orphelinat avec les premières confrontations conscientes avec la vie réelle, le départ pour une île de Kyushu où ils vont devoir apprendre à composer avec leur famille d'adoption. Parcours classique d'une enfance difficile se conjugue avec une psychologie poussée à son paroxysme, nous faisant pénétrer dans leurs pensées les plus intimes, leurs pulsions et leurs espérances. C'est très fin, très proche de ce que l'on peut observer quand on travaille avec des ados. Un coup, c'est tout feu tout flamme, un coup la langueur envahit les corps et les esprits.

Puis Hashi disparaît sans prévenir personne. C'est l'élément déclencheur qui va faire dévisser les deux personnages principaux. C'est le début de la chute pour l'un comme l'autre avec des expériences traumatisantes et avilissantes pour l'un (la prostitution, la découverte du milieu sordide de la musique) et une perte de repère et une souffrance larvée pour l'autre. Ce moment clef de la disparition d'Hashi va donc nous entraîner très loin dans un Japon interlope où tout à chacun peut réussir certes mais aussi se faire broyer. Les deux "frères" vont en faire l'amère expérience. Rappelons qu'au contraire de son homonyme, Ryû Murakami n'est pas réputé pour sa joie de vivre et qu'il est vu comme un agitateur d'idée, rebelle au système et n'hésitant pas dénoncer les travers de son pays en filigrane dans l'ensemble de son œuvre.

Cet aspect du livre est très réussi. Fourmillant de détails culturels, géographiques et sociaux, chaque scène en plus de faire avancer l'intrigue est un prétexte à décorticage, explication et critique d'une société engoncée dans ses certitudes et ses assises culturelles ancestrales. Mais le modèle du Soleil levant a aussi son revers, aspect plus sombre et désespérant que Ryû Murakami se plaît à nous exposer sans concession. Ne vous attendez pas pour autant à de la violence crue, étalée et tétanisante. C'est plus l'ambiance, quelques micro-scènes aussi et surtout le vécu des personnages qui est éprouvant et donne à réfléchir sur la société japonaise mais aussi plus généralement sur l'être humain et ses désirs de bonheur. La prose est virevoltante, dense mais jamais indigeste notamment dans les descriptions qui transcendent l'histoire. Je me souviendrai longtemps du Tokyo des ruelles et des arrières-boutiques, des squatteurs et damnés de la terre associés, de la petite île tranquille où Kiku et Hashi ont grandi, de l'orphelinat lugubre et aussi de ce casier de consigne étroit et sombre d'où s'échappent des vagissements de bébé effrayé. C'est donc un regard unique et très noir sur la société japonaise contemporaine que porte l'auteur, en voici d'ailleurs un petit extrait pour vous faire une idée:

"Rien n'a changé depuis l'époque où on hurlait enfermés dans nos casiers de consigne, maintenant c'est une consigne de luxe, avec piscine, plantes vertes, animaux de compagnie, beautés nues, musique, et même musées, cinémas et hôpitaux psychiatriques, mais c'est toujours une boite même si elle est énorme, et on finit toujours par se heurter à un mur, même en écartant les obstacles et en suivant ses propres désirs, et si on essaie de grimper ce mur pour sauter de l'autre côté, il y a des types en train de ricaner tout en haut qui nous renvoient en bas à coups de pied."

Malgré cet aspect sombre, on s'accroche, on apprécie, on aime ce qu'on lit. On croise des personnages truculents à souhait, au premier rang d'entre eux Anémone qui élève un crocodile géant dans son salon transformé en marais tropical. Impossible de deviner le dénouement tant les pistes sont possibles et crédibles, l'addiction est quasi immédiate et les pages se tournent toutes seules. C'est un peu tremblant et conscient d'avoir lu une œuvre hors-norme qu'on referme l'ouvrage. Un must!

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Commentaires
F
Je l'ai lu moi aussi il y a super longtemps, une lecture marquante c'est clair !
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K
Bonjour,<br /> <br /> <br /> <br /> je te conseille du même auteur "Miso Soup" qui est aussi pas mal. C'est l'histoire d'un jeune japonais qui sert de guide à un touriste américain. On sort de la visite classique pour un tout autre dans les quartiers chauds Nippon. L'ambiance au fil des pages passe de troublante à pesante et on partage le questionnement et la peur de ce jeune guide.<br /> <br /> <br /> <br /> Je te laisse découvrir ^^
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